CHAPITRE XV BÉRU, IN EXTENSO

Je ne sais pas s’il a déjà vu des courses de lévriers, le Dodu, bien que la levrette n’ait pas de secrets for him. Toujours est-il que son plan d’action est délibérément inspiré des cynodromes.

Quand il est au bout de son rouleau de ruban, il commence à haler le mannequin. Le gus de cire décarre en souplesse sur ses roulettes de caoutchouc. J’espère que tout va bien haler, dirait Breffort. Illico des valdas commencent à plouf-ploufer dans le dos du camarade en imper. Je vois l’impact (de Varsovie) des balles sur la gabardine beige. La grande porcif de plomb, mes drôles. Un gus qui effacerait cette série pour de bon aurait les soufflets déguisés en arènes de Nîmes.

Les mecs en battue, leur premier réflexe c’est de défourailler. C’est seulement ensuite qu’ils commencent à courir. Lorsque la rafale cesse, c’est la méchante ruée vociférante. Une quinzaine de cinoqués me déferlent devant le pif. Je perçois du remue-ménage à l’autre extrémité du magasin. Le haut-parleur reprend ses exhortations.

« Emparez-vous d’eux vivants, si possible. » Je ne sais pas ce qu’il maquille, Béru, dans son secteur, mais j’ai idée qu’il a dû recommencer à bousculer les comptoirs. Un torrent de trucs ronds se répandent sur le parquet ciré. Bon, et si j’opérais à mon tour ? Chaque seconde compte car nous n’allons pas pouvoir soutenir ce siège longtemps encore.

Je quitte silencieusement ma taupinière… La voie est libre sur la droite. Je trottine comme un lapereau dans la rosée du morninge. Le monumental escadrin qui drive sur les étages est à deux pas, seulement le gravir équivaudrait à m’installer sur un piédestal pour envoyer des baisers à ces pommes. Aussi le contourné-je afin d’aller regarder ailleurs, non pas si j’y suis, mais s’il existe un moyen d’accès plus discret.

Gros chançard, je le repère. L’escalier roulant ! À cette heure nuiteuse il ne roule pas, mais je m’en tamponne. Il est étroit, et les deux parois qui le bordent constituent un abri sûr. Les défourailleurs ont repris leur canardage. Les bastos étouffées à leur déboulé me rappellent le bruit de la farine de lin en train de bouillir.

Quand j’étais chiare, M’man me drapait de cataplasmes étouffants à la première reniflade ou au premier toussotement. J’avais beau me gaffer, me démorver en douce ou déguiser ma toux en rire, elle repérait directo les symptômes, Félicie.

« Antoine, elle disait, soucieuse, tu me fais un rhume. Il faut le soigner avant que qu’il ne te tombe sur la poitrine. » En attendant c’était sa farine brûlante qui me tombait sur la cage à éponges. Ça piquait vachement. Je bramais comme un sauvage et cette substance mollasse que je sentais palpiter à travers le linge qui l’enveloppait me filait mal au cœur.

J’escalade l’escalator (et à travers). Ouf, me voici au first étage. Ici c’est le calme et le repos. L’endroit n’est éclairé que par les lumières d’une grande rue dans ses parties nord et ouest. C’est donc par là qu’il va falloir se manifester.

Je fonce vers les immenses glaces isoplanes. Derrière, c’est London, la nuit. Des taxis des noctambules, des poulagas déambulent d’une démarche nonchalante, une vitre me sépare d’eux, c’est-à-dire du salut. Mais quelle vitre, mes amis ! Pour la briser il faudrait un marteau-piqueur, et encore, je doute…

Je cherche du contondant autour de moi. Je suis au rayon des sports. J’avise une haltère. Elle n’est pas très lourde, mais elle doit tout de même peser une demi-stone, soit trois bons kilogrammes, comme on dit dans les pays civilisés.

Je l’assure dans mes mains. Je me place à trois mètres de la vitre et je l’y propulse de toutes mes forces. Que croyez-vous qu’il arrivât ? L’haltère me rebondit au pif. J’ai juste le temps de faire un saut de côté pour ne pas la déguster toute crue. Le choc a produit un grand baôum vibrant. Probable que les nazis d’en bas l’ont perçu. Me voilà marron. À moins que mon cerveau inventif ne trouve une solution.

M’efforçant au calme, je file des coups de périscope désespérés alentour, sondant la pénombre dans l’espoir d’y découvrir quelque chose susceptible de me tirer du merdier. Si au moins ils vendaient des mitrailleuses lourdes dans ce magasin ! Mon regard caressant tombe en arrêt sur une théorie de motocyclettes rangées comme à la parade gendarmière au rayon suivant. Les rosbifs, faut admettre, s’ils sont zéro question de la tortore, pour ce qui est du motocycle on n’a encore jamais trouvé leur pareil.

Ces motos sont de vrais petits monstres d’acier aux chromes étincelants, « Hélas, me dis-je, leurs réservoirs sont vides. » Mais au bout du rayon, se trouve une sorte de box capitonné de caoutchouc dans lequel une moto est remisée comme un canasson dans son van. Le bolide a le cul levé sur son trépied. Je comprends qu’il sert à la démonstration. On lui fait ronronner la tripe dans ce box, pour expliquer aux amateurs comment qu’ils tournent bien rond, les moteurs Triumph, et de quelle manière il se drive le coursier apocalyptique.

Une 500 culbutée ! Je vais essayer de la faire culbuter davantage !

Un piétinement nombreux dans l’escalier. V’là les archers d’Hitler qui la ramènent. Je saute sur la péteuse. D’un coup de hanche je l’extrapole de sa béquille. Contact ! Le coup de latte de lancement. Ô miracle ! ça explose docile. La pétarade emplit tout le magasin dès que je suis sorti du compartiment insonorisé. Un vacarme de tous les diables. Je fonce dans la travée où les nazis se rabattent. Ils me tirent dessus, mais d’une main mal assurée, parce que ça les trouble ce bolide en action dans le magasin ! Je leur arrive dessus sans avoir effacé de projectile. Ce carnage, mama-mia ! Je te les ramone en moins de rien. Bloqués par les comptoirs, ils ne peuvent que reculer, seulement je suis plus rapide que leur panique, vous pensez bien. Je les tamponne, les culbute, les écrase. Une volée de cris abominables me déchire les tympans au passage. À califourchon sur ma monture d’acier, je pique droit vers la vitre donnant sur la voie illuminée. Surtout rate pas ton coup, San-A., sinon tu ressembleras au hachis en quoi ces messieurs projetaient de te transformer. La distance diminue, la vitesse augmente. Combien ça peut peser une moto de ce calibre ? Pas loin d’une demi-tonne, non ? Une demi-tonne lancé à quatre-vingts à l’heure représente une force de percussion de…

Parole, mes chéries, je me dis tout ça en un éclair. Comme je n’ai pas le citron de Blaise Pascal, je trouve pas la solution du problo avant le vrraoum.

« Allons, saute, maintenant, San-A. ! Non, si ma cabriole déséquilibre l’engin, il risque de tomber avant de percuter la vitre et de s’enquiller dans un rayon. Au dernier moment ! Dur à évaluer un dernier moment. Combien de mectons roupillent au Père Lachaise pour avoir commis une infime erreur d’appréciation ? »

Tout s’opère au ralenti, malgré la fulgurance de l’action.

« T’es à quatre mètres de cette vacherie de vitre, Santonio, plonge, bon Dieu ! »

Je repère le rayon de sport… Des piles de survêtements…

« Plus que deux mètres. C’est la bonne distance. Hop ! »

Merde ! Ma godasse reste coincée sur le repose-latte. Celui-ci a dû être tordu pendant ma ruée dans le paquet de nazis. Je tombe à la renverse. Le pot d’échappement du monstre me file un coup de lampe à souder dans la poire. Je me sens entraîné. Et puis mon panard largue mon soulier. Une explosion terrifiante retenti. Vous ne pouvez savoir le bruit que ça fait quand ça éclate, une vitre de dix mètres sur six.

On vient de me renverser une charretée de verre pilé sur le râble. Je vais pouvoir me racheter des petits souliers, comme dans la chanson !

J’entends le fracas de la moto explosant à son tour dans la Street. Pourvu que personne ne l’ait morflée sur la hure !

Je demeure un instant immobile, à me demander si je vis encore réellement.

Un terrible silence succède au fracas. Celui-là même qui ponctue les cataclysmes. Il dure, il s’éternise, il pétrifie le monde. Enfin des cris retentissent ! Des bruits de pas. On s’exclame ! On se hèle ! Des voitures freinent ! Y a des coups de sifflet ; des galopades !

J’attends, rigoureusement immobile sous mon tas de verre. C’est bath le sécurit car ça tombe en poussière. Non loin de moi, mes blessés remuent. Ils n’ont plus d’idées homicides, simplement ils aspirent à être ailleurs le plus rapidement possible. Les moins touchés soutiennent les éclopés, les moins sonnés analysent la situation, déterminent des conséquences, font entrevoir du funeste.

« Filons coûte que coûte avant l’arrivée de la police ! Si on nous découvre ici en uniforme, c’est la fin de notre organisation ! »

« Vive notre führer bien aimé ! » lance un zig qui a dû déguster un gnon soigné sur la coupole.

« Ta gueule ! » répond un autre que le danger dénazifie. Ce petit monde effarouché s’esbigne précipitamment.

Bravo, San-Antonio. Tu les a eus !

Affalé sous mon tas de verre, je médite. Pas le moment, dites-vous ? Pauv’ cloches, va ! C’est toujours le moment de faire le point, de prendre les mesures de l’existence. Chaque fois que j’enregistre une victoire, mon imagination me distance pour aller mesurer les conséquences d’une défaite dans un futur maléfique puisqu’incertain.

Soudain tout mon être a un sursaut.

Et Béru !

Ingrat ! Je viens d’avoir quelques secondes d’oubli. La bouffée d’orgueil : tu les as eus, San-A. ! Et mon snob, hein ? Grâce à qui les as-tu eu ? sinon à Alexandre-Benoît, le seul, le vrai, l’unique. Le plus dévoué, le plus opportun, le plus téméraire des amis.

Béru ! Qu’est-il advenu de ce brave terre-neuve ?

Je m’arrache à ma verraille. Ça me picote de partout. Je dois en avoir jusque dans la raie culière. Votre commissaire idolâtré se met en marche, du pas enlisé et mécanique de Frankenstein. Le verre en poudre me dégouline des fringues.

En avant !

Au-dehors, déjà, glapissent des sirènes. La police, les pompelards, les ambulances ! Il en rabat de toute part.

Mon petit doigt me chuchote que le parti national-socialiste anglais va en prendre un sérieux coup dans l’aile !


J’ai beau errer entre les rayons du rez-de-chaussée, je ne trouve toujours pas de Bérurier. Serait-il parvenu à s’enfuir, ou bien les gestapistes lancés après lui sont-ils parvenus à le kidnapper ?

— Hep, vous ! Les mains en l’air, je vous prie !

C’est un bobby qui m’interpelle. Les poulets anglais se montrent polis en toute circonstance.

Je lève les mains.

— Mais par le Dieu tout-puissant je rêve ! lance une voix !

Qui vient d’apparaître derrière le flic en uniforme ? Le chef-inspector Dorénavan en personne.

— Sans charre, my friend, pouffé-je, c’est vous qui êtes de garde cette nuit, au Yard ?

— Non, je passais dans le quartier…

Est-ce que je me trompe, mais il est tout sourire, Dorénavan. Plus du tout le zig ravagé qui m’a rendu visite l’autre jour dans ma cellote. Je comprends l’origine de cette transformation en découvrant une chouette brunette accrochée à son bras. Parvenu aux limites de la neurasthénie, il a essayé la seule thérapeutique qui s’imposait, et il semble que cela lui ait réussi parfaitement.

Je lui relate alors, de manière circonstanciée, les événements de la nuit, en passant sous silence le rôle joué par Molly Rex. Entre nous, cette greluse, je me la réserve pour la bonne bouche. Une question me turlupine en dehors de la disparition de Béru ! le fameux grand secret qui met en transes tous ces déplafonnés de la croix gammée.

À la fin de mes explications, je pilote Dorénavan au quatrième. Mais déjà la police a investi l’étage et cerné les dignitaires nazis.

— Voici mon ex-juge, très cher, fais-je au chief-inspector, ainsi que la veuve Frottfor F-E Relhuyr, l’un et l’autre en grand uniforme. Me considérez-vous toujours comme un ramolli du bulbe promis aux psychiatres ?

Dorénavant me flatte l’épaule d’une main réchauffée par l’amour.

— Dix mille excuses, cher San-Antonio. Vous savez, je pensais beaucoup à vous ces derniers jours, et je me promettais de…

Je lui désigne la timide, mais ravissante personne qui continue de le suivre docilement.

— Espèce de sale menteur, avec un petit sujet comme celui-ci, vous ne deviez plus penser à grand-chose !

Il se marre comme une apple-pie entamée.

Je n’ai pas le cœur de l’imiter. Je voudrais Béru, moi ! Mon Béru !

Qu’en ont-ils fait, ces sagouins !

On a beau les questionner, leurs réponses sont unanimes : Béru leur a glissé des mains.

De guerre lasse, je quitte les grands magasins Masturb’s, car c’est d’eux qu’il s’agissait, et l’enquête devait démonter postérieurement que leur P.D.G., un certain Henry Eight dirigeait la section londonienne des nazis britanoches.

Le jour se lève sur la capitale anglaise, gris et poisseux. Les loupiotes des lampadaires pâlissent. La rue a presque repris sa physionomie normale. Il ne reste que deux employés de la voierie occupés à balayer les débris de verre sur la chaussée. Je longe la vaste bâtisse, ravagé par l’absence du Gros. Faut que je me dégauchisse un bahut. À cette heure ça représente une royale performance.

Mais que se passe-t-il ? Là-bas, devant l’entrée principale des grands magasins, à nouveau la foule. Elle se coagule, se triture. Cinquante personnes, puis soixante-trois, puis quatre-vingt-quatre et demie (il y a un cul-de-jatte matinal dans le Lot-et-Garonne) sont sur le point de se chicorner pour voir quelque chose.

Mon instinct me virgule un cigare allumé dans le prosibus. San-A. bondit, le cœur tortillé par un pressentiment.

Je me coule dans la mêlée, jouant des pieds et des coudes, malmenant tout un chacun pour pouvoir accéder au premier rang d’orchestre.

Et que découvré-je alors ?

Attendez : d’abord vous situer le décor. En ce moment, chez Masturb’s ils font une campagne publicitaire pour leur sanitaire. À l’intérieur de la grande porte tambour, la noye ils placent un petit complexe représentant une salle d’eau.

Assis, dos à nous, sur la cuvette des cagoinces, le futal tombé, la limouille haut-remontée, Béru souscrit à des exigences intestinales, sans se gaffer qu’il est en vitrine, le Gueux ! Isolé par les épaisses portes vitrées, il ne perçoit pas le grand murmure de la populace en délire. Nous le regardons, mourant de rire, se débloquer la boyasse, puis cueillir un paquet de faf-à-train plus épais que l’annuaire des téléphones pour se torchonner le baignouzoff, longuement, feuille après feuille.

L’opération accomplie, le Mastar veut actionner la chasse d’eau, mais, naturellement aucune trombe ne vient balayer ses détritus, vu que le sanitaire n’est là que pour la montre.

Irrité, il se retourne afin de filer des coups de poing déclencheurs de cataractes dans la chasse d’eau récalcitrante.

Ce n’est qu’à sa troisième tentative qu’il décèle un mouvement ondulatoire vers le fond de sa salle de bain illusoire. Lui qui avait pris, dans l’obscurité, la vitrine pour une glace, il demeure abruti de surprise, son gros bide poilu pointé dans notre direction.

Enfin il réalise l’incongru de sa position. Son premier réflexe n’est pas de pudeur, mais de rogne. Flamberge au ventre, il se rue dans notre direction, réussit un pas, culbute à cause de son bénard baissé et s’écroule dans une grande apothéose de faïence concassée.

Bravo, Béru !

C’est mieux que le cinéma muet. Décidément, tu te surpasses.

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