Le perruqué déblate avec emphase en s’aidant du geste et de la manche. Me faut un bout d’instant avant que d’entraver ce qu’il dégoise. Je le regarde avec avidité et son spectacle me chanstique le nerf optique depuis la rétine jusqu’à l’anus. Comment se peut-il ? Le lord-maire, grave et glabre, assis calmement en face de moi. L’intrusion des gladiateurs. Pan ! pan ! pan ! Trois balles, le lord-maire bascule. Crochet du droit à la mâchoire de l’illustre pomme San-Antoniaise. Un nuage passe ! Arrestation, petit jury, faux témoignages, guiliguiliguili. Et pour couronner le cauchemar, comme on plante le drapeau au faîte d’une charpente neuve, le clou of the numerous, mesdames-messieurs ! Le tour de poisse-poisse suprême ! Festival de la magie à l’Olympia ! Passez noix muscade ! V’là-t-il pas que le sévère juge qui conduit ce pré-procès au flan est la victime qu’on m’impute. Serais-je en état d’hypnose ? Probablement non ! Mais l’importance de la machination est telle que désormais la réalité marche avec des béquilles.
— Honorables membres du Jury, déclare le faux mort-maire ou le vrai lord-juge, je vous rappelle que l’arme du crime est de fabrication française, qu’en outre les empreintes de cet homme ont été relevées sur la crosse. Vous avez entendu la déposition de trois témoins dont l’honorabilité n’est pas à démontrer. Ce sont là des motifs suffisants pour que l’expertise impudemment réclamée par l’accusé sur la personne de Mister Hébull-Degohom ne soit pas pratiquée. Elle aurait quelque chose d’infâmant, non seulement pour ce gentleman, mais aussi pour la malheureuse Mistress Frottfor F.E. Relhuyr et son valet de chambre puisqu’elle sous-entendrait que le jury met en doute leurs témoignages. Honorables membres du jury, vous pouvez vous retirer afin de délibérer.
— Un instant ! claironné-je.
Tel un diable jaillissant out of his box (thank-you, mister Berlitz), je me précipite devant les stalles des jurés. Je leur parcours le groupe d’un œil ardent.
— Ladies et gentlemen, vous êtes comme moi victime d’une monstrueuse mise en scène, leur dis-je. Il n’y a pas eu d’assassinat hier, dans le cabinet de travail de votre lord-maire. Mais une parodie d’assassinat. Le rôle de la victime était tenu par celui-là même qui conduit ces débats, à savoir ce juge ! Je l’accuse en mon âme et conscience d’avoir participé à cette mascarade éhontée ! Tu m’entends, Béru ? ajouté-je en français. Ce vieil épagneul s’est fait révolvériser à blanc. Il y a à la base de ce bigntz une machination effroyable…
— Silence ! beugle le juge.
Le nujambiste moustachu se précipite pour me ceinturer. Je continue de parler au Béru.
— T’as prévenu le Vieux de la tournure prise par les événements, Gros ?
— Naturellement, répond l’organe du Mastar. Il a dit qu’il y pouvait rien et que t’avais qu’à te démerder.
Je ne peux plus en casser une biscotte les bourdilles m’ont vachement arrimé. Il est arrivé des renforts. On me recolle dans mon fauteuil. J’ai un bras noué autour du corgnolon. J’étouffe.
Enfin le calme se rétablit. Un vieux zig qui devait être rouquin avant d’être chauve se lève. Il cause au nom de ses collègues jurés. Il dit que le jury n’a pas besoin de délibérer, qu’à l’unanimité il me déclare coupable de l’assassinat du lord-maire et il demande qu’on procède sur bibi à un examen psychiatrique, vu que ces messieurs-dames doutent de mes facultés. Le juge répond qu’il félicite le jury pour sa clairvoyance et il ordonne qu’on m’embastille. Bétail humain misérable, je suis entraîné vers les geôles hostiles. Sur le passage se dresse le mammouth !
— Si je comprend bien le topo, avant t’étais suce-pet, et maintenant te v’là enculpet ? marmonne-t-il.
— Tout juste. Préviens d’urgence le chef inspector Dorénavan de Scotland-Yard, dis-lui qu’il vienne me voir, c’est un ami…
Une bourrade me force d’avancer. Plus de Béru. Je l’ai dans le prosibus, mes fillettes. Si je n’arrive pas à me tirer de cette fosse à purin, dans pas longtemps j’aurai droit à la cravetouze tressée ou au grand air de « Ma cabane au cabanon ».
Quelle perte pour l’humanité en détresse, non ?
Je sais bien je que ne suis que le Georgette Plana de la littérature et que mon œuvre me survivra au même titre que « Riquita », mais quand même, c’est dommage !
Il a pris un coup de vioque, Dorénavan, depuis notre dernière rencontre au congrès de la police. Il grisonne des tempes, il a le teint aussi plombé qu’un cercueil en croisière et sa mise n’a plus cette belle rigueur britannouille qui force secrètement l’admiration des Français. Il m’explique qu’il a perdu sa femme au cours d’une promenade en Écosse : non qu’elle se soit égarée, mais elle est tombée d’une falaise en voulant admirer le coucher de soleil sur l’océan. Depuis le chief inspecter traîne des jours lamentables. Il s’apprête à démissionner pour se retirer dans un monastère tibétain que lui a recommandé l’Agence Cook. Là-bas, il refera peut être sa vie avec un lama.
Tel est le personnage duquel j’espère aide et assistance.
Lorsqu’il m’a déballé ses misères, il allume sa pipe et me demande des éclaircissements à propos de « mon » meurtre. Il a vu Béru, mais les explications du Gros lui ont semblé par trop filandreuses. Alors je lui retrace toute l’histoire, en commençant par le double assassinat d’Embourbe-le-Petit et sans omettre la troublante affaire de dénatalité. À ma grande désillusion, je m’aperçois au bout de cinq minutes qu’il est d’abord incrédule, puis distrait. Je monte le ton pour mobiliser son intérêt peine perdue, Dorénavan m’écoute d’une oreille incertaine. M’est avis qu’il a eu raison de demander sa démission, le veuf. Si le Yard n’a plus que des limiers comme lui pour dénouer les affaires criminelles, chaque citoyen de la Grande Albion pourra se chouraver son train postal en toute quiétude. Il me laisse aller en tirant sur sa pipe. Je ponctue mon récit de « Vous me suivez ? » de plus en plus angoissés auxquels il répond par des « humpff humpff » de plus en plus évasifs. Il est devenu froid comme un nez de chien bien portant, ce locdu ! Rien de plus désastreux que de se trouver en face d’un homme privé de chaleur, surtout lorsque, comme moi, on a un sauna à la place du cœur.
J’achève mon récit en mettant le laxompem sur les intonations. Bossuet n’aurait pas mieux péroré.
Le gars Dorénavan fait grésiller sa bouffarde. Il exhale des petits pets de fumée odorante. Il combuste du Royal Yacht de chez Dunhill, le chief inspector. Son narghilé achève de l’envaper.
— Qu’en dites-vous, my dear ? brusqué-je.
Dorénavan hausse les épaules.
— I am sorry, San-Antonio, mais franchement votre scénario est par trop décousu pour que je puisse y attacher le moindre crédit.
Je bondis.
— Vous mettez ma parole en doute, Dorénavan ?
Il élude :
— Vous n’auriez pas eu une grosse contrariété, ces derniers temps, boy ? Ou bien je ne sais pas : un choc émotionnel ? Réellement, je pense qu’il faut vous faire tester par des médecins spécialisés…
— Alors vous me croyez siphonné ?
— Nul n’est à l’abri d’un ébranlement nerveux. Selon moi, vous avez agi en état second… Cette identification du juge avec votre victime le prouve !
« Ma victime ! » Ce qu’il ne faut pas entendre. J’enrage, comme aurait dit Pasteur à Magny-en-Vaccin. Ces endoffés vont m’enchrister dans une maison de dingues ; leur traitement et le temps aidant, je finirai par le-devenir, par me persuader qu’effectivement j’ai bien eu un coup de flou et trucidé le lord-maire de Swell-the-Children…
— Dorénavan, àbrûlepourpoins-je, soyez gentil : montrez-moi une photographie de « ma » soi-disante victime.
Il me détranche à travers ses petits cumulus artificiels.
— Quelle idée, mon ami ?
— Je vous en prie…
Il va à la lourde et parlemente avec le moustachu. Quelques minutes plus tard, l’unijambuche apporte un journal de la veille à la une duquel s’étale le portrait du père Pickwick aperçu sur l’estrade d’Embourbe-le-Petit.
— Je commence à comprendre, Dorénavan.
— À comprendre quoi ? pétouille le veuf au-delà de sa pipe.
Sa question est dépourvue de curiosité. À quoi bon essayer de le convaincre. Primo son siège est fait, deuxio il se fout de tout. Son âme est restée accrochée aux rocs de la falaise d’où chuta mistress Dorénavan.
— Je prouverai mon innocence, déclaré-je, plus pour me fortifier que pour le convaincre. Je ne vous demande qu’une seule chose, et cela vous n’avez pas le droit de me le refuser, quelle que soit votre opinion sur cette affaire. Je veux qu’on procède à l’examen des doigts du sieur Hébull Degohom. Un examen tout ce qu’il y a d’approfondi, car ce bougre doit se plonger les paluches dans de la lessive Saint-Marc depuis hier. Vous me promettez ?
Il secoue sa pipe contre le rebord de la cuvette chiotarde meublant ( !) ma chambre.
— À quel titre ordonnerais-je cette expertise, San-Antonio ? Je ne suis pas chargé de l’enquête…
— Réclamez-la à vos confrères du Comté !
— Je doute qu’ils acceptent. Ce Hébull-Degohom est couvert par les témoignages de la veuve et du valet de chambre. Il a parfaitement le droit de s’opposer à ce test. Non, croyez-moi, il faut vous laisser soigner. Au moment du grand procès, je me ferai citer comme témoin de moralité ce qui renforcera le diagnostic des psychiatres. Bye-bye San-Antonio.
Et le voilà parti.
Ô, pauvre San-A ; quel dénouement est le tien !
Je somnole… Le temps perd sa substance. Il devient incertain.
Fondu au noir !
Me semble qu’on crie mon blaze dans la Street. S’agit-il d’un songe, d’un rêve ou d’un cauchemar ? Je requiers toute mon attention, mobilise mes facultés auditives et finis par reconnaître la voix de Marie-Marie. Cette mignonne chante à tue-tête et à casse-tympan Sur le Pont d’Avignon mais avec des paroles de sa composition. Je les reproduis ici in-extenso car, vous le savez, je ne rechigne jamais à la tâche.
Mon p’tit San Antonio
Faut t’barrer (e), faut t’barrer (ee)
Mon p’tit San Antonio
Y faut t’barrer illico
T’as une bagnole au coin d’la rue
La clé d’contact est dessus
Ainsi que l’adresse où qu’on t’attend.
Grouille-toi, San-A, de fout’ le camp !
Vous le voyez, mes très chères, il s’agit d’un bijou de chansonnette[13] aux rimes plus fraîches qu’un matin de printemps. Elle provoque en moi une réaction salutaire. Le frêle organe de la gamine c’est comme un souffle d’air par une journée torride. Il est prometteur de félicités. Je me dis que c’est la voix de la raison qui monte de la rue. En me taillant de cette prison je briserai la coalition effarante qui fait de moi un homme accusé, de meurtre et passible de la potence ou de l’asile. Je dois songer à me disculper. Or qui donc, mieux que le fameux San-Antonio, est en mesure de prouver l’innocence du malheureux San-Antonio ? Hein ? répondez ! Bon ! je vois que vous êtes de mon avis.
Se barrer d’ici, croyez-moi, c’est un jeu d’enfant. Quand on a pour geôliers un vieil unijambouille et un crétin de village, faudrait avoir des trépidations dans le cervelet pour ne pas réussir cet exploit.
Ma décision étant prise, il ne me reste plus que d’attendre l’heure de la tortore. Cette dernière d’ailleurs suffirait à justifier une évasion. Les énormes petits pois bouillis accompagnés de débris de mouton coriace qu’on me sert sempiternellement commencent à me peser sur l’estomac et je donnerais dix ans de la vie de M. Richard Nixon pour pouvoir tortorer ne serait-ce que les fonds de plat des grillades Saint-Louis.
Une plombe s’égrène, que j’emploie à dresser mon plan de combat. Il est bath, le Béru. Pas si abruti qu’on voudrait le faire croire ! Il s’est bien rendu compte que mon aventure pied-nickeleuse tournait en eau de boudin et qu’il fallait empoigner le taureau par les cornes un peu avant qu’il soit trop tard. Béru, les cornes, ça le connaît, depuis des siècles qu’il brancarde avec la Berthe ! Il en porte une tellement belle paire qu’il ose plus aller dans les corridas, de crainte qu’on le drive d’office sur le toril. La voiture toute parée pour la courette, au coin de la rue, c’est de l’idée intelligente, ça, non ?
Je rétrospecte pour bien me remettre dans l’œil les dédales de la prison. Ça vous chiffonne que je crée le verbe rétrospecter ? Faut pas, mes pommes, faut pas ! Ce qui manque à notre langage ce sont par-dessus tout des verbes. Le verbe c’est le ferment de la phrase, son sang, son sens, sa démarche. À partir de noms ou d’adjectifs, il est aisé d’en confectionner de nouveaux. Je vous engage tous (c’est aux jeunes que je cause, pas aux vieux kroumirs plus moisis que leurs manuels scolaires) à fabriquer du verbe pour que s’épanouisse notre langue. Ne vous laissez pas arrêter par la crainte de passer pour des incultes. Ce qui n’est pas français au départ le devient rapidement. Notre langue n’est pas la propriété exclusive des ronchons chargés de la préserver ; elle nous appartient à tous, et si nous décidons de pisser sur l’évier du conformisme ou dans le bidet de la sclérose ça nous regarde ! Allons, les gars, verbaillons à qui mieux mieux et refoulons les purpuristes sur l’île déserte des langues mortes !
D’ailleurs ça vient tout doucettement, ma marotte du néologisme. Un peu partout, on assiste à des naissances. Dans les films, dans les bouquins. Oh, c’est encore timide, mais y’a que le premier verbe qui coûte. Bientôt, on ne pourra plus prétendre que le verbe s’est fait cher. Le jour viendra qu’au bac on fera passer une épreuve de néologie. Coefficient mille ! La San-Antoniologie écrasera la philo, ridiculisera les maths. À bas Pythagore ! Il l’aura dans l’hypoténuse. On lui déniera le théorème. On le contestera, on le mettra en doute avant de l’oublier. Et tout ce qui subsistera de Samos, son pays natal, ce sera une marque de fromage.
Où que j’en étais… Trop tard pour récapituler : on vient ! Les trois pieds de mes amphitryons clapotent sur les dalles du couloir. Smith, l’ahuri végétatoire, sifflote The bridge on the Kwaï river. Les pas s’arrêtent devant la cellule voisine de la mienne, laquelle est occupée par un vieux pionard qui profère des insanités à longueur de journée histoire de tromper sa solitude.
Il s’appelle Sam Gratt, le clodo. Dès qu’il aperçoit un gardien, un torrent de vociférations lui jaillit du clapoir, c’est magique.
— Vous pourriez pas m’apporter une pinte de bière, mes vaches ! fulmine-t-il. Laisser un homme de mon âge se dessécher comme de la morue salée dans son baril, faut être aussi dépourvu de cœur qu’une plaque d’égout pour oser ! Je voudrais vous voir crever en plein soleil, avec la gueule grande ouverte. Pour lors je vous ferais avaler des pleins seaux de sable chaud !
— Silence ! gronde le moustachu. Si vous continuez de la sorte, le jury vous salera à bloc, Sam, et ça n’arrangera pas votre pépie !
Sam Gratt répond ce qu’il lui fait au jury, et ça mettrait l’eau à la bouche à ceux de ses membres qui appartiendraient à la jaquette flottante.
Enfin, v’là mon tour. Glaouc, vrrramm, les deux verrous sont tirés (ils ne font pas le même bruit car y’en a un qu’est plus rouillé que l’autre).
Ruse classique, mille fois employés déjà, je me suis allongé sur le sol, face contre terre, en les entendant approcher.
Ces deux connards n’ont pas lu mes précédents bouquins[14] car ils s’exclament en chœur et se précipitent de même.
— Vous croyez qu’il est mort ? demande le crétin au nez en forme d’abat-jour.
— Il faut nous en assurer, Smith, rétorque le monojambiste, d’un ton réservé.
Ils me viennent, me saisissent, me retournent, me considèrent. Je bats faiblement des paupières.
— Vous êtes malade ? jette rudement le moustachu du Bengale, celui qui a mis un tigre sous son pif.
— C’est mon cœur, fais-je dans un souffle. Je suis cardiaque.
Le rouquin à pilon tortille sa bacchante entre le pouce, l’index et le médius.
— Smith, allez prévenir un docteur ! compatit-il.
L’autre pose sa gamelle de frichti sur mon bat-flanc et s’éclipse. Ils sont d’une candeur, ces truffes ! Travailler avec eux, c’est vraiment du butter !
Dès que Duconnaud s’est éloigné, je me dresse misérablement en m’agrippant après le gardien-chef. Au passage je lui secoue adroitement son pétard.
— Ouf, ça va beaucoup mieux, lui dis-je, je crois bien que je vais aller prendre l’air pour achever de me rétablir.
Ma voix claironnante autant que mon air radieux lui font piger l’étendue du désastre !
Il porte la main à sa poche, frénétiquement.
— N’engueulez pas Saint-Antoine de Padoue, rigolé-je, en lui montrant son joujou. C’est moi qui vous l’ai emprunté. Si vous voulez bien vous asseoir sur mon lit d’apparat en attendant votre assistant, je pense qu’il ne tardera pas.
D’une bourrade dépourvue de brutalité je l’oblige à faire sisite, ensuite de quoi, sans écouter ses imprécations, je sors et tire les verrous.
— Eh ben, qu’est-ce que vous fichez, mon gars ? m’interpelle la voix de Sam Gratt.
Le poivrot est collé à sa lourde. Il porte une barbe à la Ribouldingue, poivre et sel et de longs cheveux un peu plus blancs que la barbe. On dirait un balai O’ Cédar. Au milieu de tous ces poils, des yeux cernés de rouge clignotent.
— Je vais voir dehors si j’y suis, grand-père ! lui réponds-je.
Le vieux crache à travers la grille du judas.
— Par le sang du Christ, vous en-allez pas tout seul, mon gars !
Moi, vous me connaissez ? Charitable à ne plus en pouvoir !
J’actionne les verrous de la cellote voisine.
— Je veux bien vous délivrer, grand-père, mais à votre place je resterais. Rendez-vous compte que si vous ne profitez pas de la porte ouverte, le jury vous accordera son indulgence.
L’hirsute secoue son O’ Cédar.
— Des clous, fiston, j’ai trop soif ! Par les tripes du diable[15] j’échangerais les deux jambes qui me restent contre un verre de bière.
Je hausse les épaules. Après tout, chacun organise son destin, selon sa fantaisie, pas vrai ?
— Marchez pas si vite, fiston ! me crie Sam Gratt. Attendez-moi, par tous les démons de l’enfer[16] quand on s’évade à deux, on s’évade à deux !
Frappé par la pertinence de sa remarque, je lui prends le bras. Au détour du couloir, nous croisons Smith-le-demeuré.
— Le docteur va venir tout de suite, me dit-il.
— Merci, je réponds, c’est très aimable à vous.
Nous continuons notre marche et lui la sienne.
Seulement au bout de trois pas il se retourne.
— Hé ! lance-t-il, où vous allez, tous les deux ?
— Respirer l’air de la mer, mon petit Smith.
— Ah bon !
Il fait de nouveau deux pas avant de re-réagir.
— Hé ! Y’a pas la mer à Swell-the-Children ! objecte le mouche-cierge.
— C’est pourquoi on va probablement aller jusqu’à Douvres lui tac-au-tac-je.
— Je vois ! dit-il en s’offrant encore deux pas.
Mais il n’est de cervelle pâteuse qui ne finisse par trouver les chemins de la logique.
— Hé ! Vous êtes prisonniers, vous n’avez pas le droit de sortir !
— Le chef nous a donné la permission !
Pour le coup il se rapproche.
— Faites-voir un peu cette permission que je la voie !
— Montrez la permission à ce vaillant jeune homme, grand-père ! ordonné-je à Sam Gratt en ponctuant d’une œillade qui lui en apprend long comme la voie du transsibérien sur mes intentions.
— La v’là, fiston, la v’là ! répond le clodo, sans s’émouvoir. Il porte la main à sa poche qu’il feint de fouiller. Le benêt attend, les bras ballants. Mine de rien je passe derrière lui et lui porte une manchette congolaise[17] à la nuque. Il pousse un petit cri de clébard bousculé par une bagnole et s’écroule.
Calmement j’ouvre la porte du couloir à Sam.
— Si vous voulez bien vous donner la peine de passer, sir !
— Après vous, mylord !
— Je n’en ferai rien, vous êtes mon aîné !
— En ce cas…
Et nous v’là bientôt dehors.
Vous en avez déjà vu des évasions commak, vous ?
Moi, jamais !
Comme on dévale les trois marches du perron, une voiture noire, triste comme un discours à la chambre des pairs (laquelle n’a rien de commun avec la chambre des paires) s’arrête et un monsieur gravement vêtu en descend, une trousse à la main.
— Docteur Blen Horragy, dit-il, vous m’avez appelé ?
— En effet, docteur, le malade gît au fond du couloir à droite.
— Ah bon, à en juger aux bredouillements de mon correspondant, je craignais une farce de mauvais goût.
Il disparaît.
Nous de même. Et ce avec d’autant plus de facilité que la bagnole annoncée par Marie-Marie stationne effectivement à dix mètres de là. Il s’agit d’une fourgonnette verte sur la carrosserie de laquelle le gravos a écrit à la craie, afin d’éviter toute confusion : « Pour San-A. »
J’y prends place.
— Vous me déposerez bien quéquepart, fiston ? espère le clochard.
— Où allez-vous ? obligenté-je.
— Ailleurs, répond-il laconiquement.
— En ce cas je peux vous y conduire.
Pendant qu’il s’installe, je ligote le papelard accroché à la clé de contact. En voici la teneur.
« Cramponne la sortie nord de la ville. À deux kilomètres anglais, t’apercevras un chemin sur la gauche où que c’est marqué Smallbirouth. Tu le prends. Au bout d’un moment t’apercevras un village. Rentre-z’y pas, mais tourne dans le sentier qui s’en va à travers champs jusque vers une p’tite maison couverte de vigne plus ou moins vierge. C’est là que j’l’espère. Planque l’auto sous l’hangar en arrivant. J’te prie d’agréger une bonne poignée demain.
Voilà un Bérurier qui n’a pas perdu son temps et qui fait montre d’un sens parfait de l’organisation. Bravo, Alexandre-Benoît !
Sam Gratt n’en revient pas.
— Dites voir, fiston, murmure-t-il, elle m’a l’air savamment combinée, votre évasion !
— Oh, vous savez, modesté-je, le comte de Monte-Cristo a fait mieux.
— J’sus pas au courant, fiston : ça fait près d’un demi-siècle que je ne lis plus les journaux.
Une petite pluie fine vernit la campagne. Et pourtant il fait soleil à travers des déchirures de nuages.
Ça me remet en mémoire une comptine de ma jeunesse :
Il pleut il fait soleil,
La lune est à Marseille,
Le diable est à Paris,
Biribi ribi.
J’ai peut-être tort de chanter vu que la chasse à l’homme ne va pas tarder à s’organiser. Vous pensez que le shérif du comté de Pédock va mobiliser, le Yard, la troupe, l’armée du Salut ! On va diffuser mon signalement dans tout le royaume. Les ports, les aéroports seront surveillés.
Le fait d’être dans une île aggrave ma situation. Surtout que je n’ai pas l’esprit insulaire. Je suis avant tout un continental, et mon tempérament vagabond s’accommode tout juste de l’île Saint-Louis.
Il n’importe : quand on a sa conscience pour soi et Béru comme auxiliaire, on fait front aux situations les plus inextricables. Je roule donc peinardement en suivant les indications du Gros… La sortie nord… deux miles… la petite route, Smallbirouth, bordée de barrières blanches au-delà desquelles des moutons paissent et se repaissent… Un village en pierre grise, dans les lointains striés de pluie… le sentier… la maison drapée dans la vigne… Non, il a commis une erreur, Béru : il ne s’agit pas de vigne vierge mais de lierre. Peu importe, on peut être bon flic sans posséder les moindres rudiments d’horticulture. J’aperçois un hangar à droite de la demeure. Je m’y dirige et stoppe le bahut. C’est alors que je considère le camarade Sam.
J’ai sûrement fait une culterie en l’amenant ici. Quand il se fera repiquer, car il se fera repiquer très vite, le vieux Sam se mettra à table contre une chope de bière, le gueux ! Le plus simple est donc de le garder près de moi le plus longtemps possible afin de lui neutraliser la menteuse. Mais que lui arrive-t-il ? Aurait-il le mal de la voiture ? V’là qu’il est plus vert qu’un poireau gallois et transpire comme un cierge de premier communiant. Je lui prends la main » celle-ci est glacée.
— Hé, Sam ! l’appelé-je, qu’est-ce qui vous arrive, pépère, vous avez des vapes ?
Il geint.
À cet instant, un petit minois écarlate s’encadre dans la portière, celui de Marie-Marie.
— Sensas, San-Tonio ! exulte la gosseline, t’as pas traîné ! Tu me rappelles Paul Muni dans J’sus t’un névadé que j’ai vu l’aut’ soir à la téloche.
— Ton oncle est là ?
— Et même un peu là ! grondit la voix du Mastar. Il se pointe, radieux, le Dodu, en bras de chemise, la bretelle négligente, le chapeau en auréole. Je saute de la guinde : embrassades !
— Mais t’es pas seulabre à ce que je vois !
— J’ai joué la belle en compagnie d’un vieux clodo, mais il vient de tourner de l’œil.
— On va le réanimer, promet Béru. Aide-moi, qu’on l’extrayasse de la pompe.
On empare le vieux pouilladin et on l’achemine vers la maisonnette.
— Qu’est-ce que c’est que cette crèche, Gros ?
Béru se retourne (car il tient Sam Gratt par les pinceaux) et me virgule une œillade complice.
— La baraque d’Honnissoy, révèle-t-il, tu sais bien, la femme de chambre dont avec laquelle j’ai culbuté dans l’escadrin de l’hôtel, le jour de notre arrivée.
— Maintenant, c’est plus dans des escaliers qu’il la culbute, grince Marie-Marie.
— De quoi me mêlé-je, Moustique ! riposte Bérurier. Cours ouvrir la lourde au lieu de me vaporiser tes sargasses.
Puis, lorsque la gamine a décramponné le peloton, il m’affranchit.
— Fallait qu’on se fasse une alliée dans la place, non ? Je m’ai séduit miss Honnissoy en deux temps trois mouvements. C’est pas une pétroleuse surchoix, je reconnais, mais elle a de la bonne volonté, et chez une dame qu’avait jamais tâté de la bagatelle, crois-moi, c’t’énorme.
Nous pénétrons dans une vaste pièce pauvrement meublée où une très vieille personne parcheminée agonise depuis déjà une dizaine d’années dans un fauteuil d’osier.
— V’là la mère à Honnissoy, présente le Gros. Elle doit être un peu dans le sirop biscotte elle pige pas mon anglais. Bon, qu’est-ce qu’on en fait de ton Barbapoux ?
— On le dépose sur un plumard.
— Alors par ici. J’y prête notre chambrette d’amour… Nous allons déposer Gratt dans la pièce voisine.
Le pauvre homme a des contractions stomacales très violentes qui se terminent par des vomissements.
— Tâche à trouver du lait, Alexandre-Benoît, on va lui en faire boire.
Il connaît à bloc la rubrique médicale de « Rustica », Béru.
— On vous a fait becqueter des champignons veinés de nœuds, en taule ?
— Non, dis-je en examinant les déjections du patient : plutôt de l’arsenic.
Je capte le regard exorbité du père Sam.
— Dites, Vieux, vous aviez commencé votre repas, tout à l’heure, avant qu’on se débine ?
— Oui, fiston, soupire-t-il, j’ai idée que les pois étaient tournés car je leur ai trouvé un drôle de goût, par les tripes des juges !
— Essayez de vomir encore. Heureusement que vous n’avez pas eu le temps de tout bouffer !
Et je m’ajoute dans le fort intérieur :
« Heureusement aussi que je me suis trissé avant ce repas, sinon, finito San-Antonio ! Ces carnes avaient décidé de m’expédier au pâtre, comme dit le Mahousse.
Au bout d’une demi-plombe de soins assidus, Sam Gratt a surmonté son début d’empoisonnement et s’endort. Le moment est venu de tenir un méchant conseil de guerre, vous ne pensez pas ?