Gérard de Villiers Aventure en Sierra Léone

Chapitre premier

Charlie’s Back.[1] Demande protection immédiate.

L’inscription était tapée sur une feuille jaune épinglée à la chaise de Stanley Parker. Ce dernier posa son attaché-case, la gorge brutalement nouée par l’angoisse. Il balaya du regard la grande pièce qui prenait tout le premier étage de la spacieuse villa servant de PC clandestin à la station de la CIA d’Abidjan. La salle était vide à l’exception d’un analyste barbu appliqué à gorger un ordinateur de données. Personne de la Division « Opérations », celle à laquelle appartenait Stanley.

— John, lança Parker en brandissant la feuille jaune, c’est toi qui as parlé à mon gars, Charlie ?

Nope, répliqua le barbu, j’étais pas là. C’est Van Heusen.

— Où est-il ?

— À Scope. Shopping. Il m’a demandé de te dire qu’il revenait dans un quart d’heure.

Shit ! Shit ! Shit ! fit Parker entre ses dents.

Hyper-angoissé. Charlie était le meilleur agent de son réseau de renseignements, lancé actuellement sur une piste, loin d’Abidjan. Il n’aurait pas dû réapparaître avant une dizaine de jours. Que signifiaient ce retour prématuré et cet appel au secours ?

Charlie habitait Marcory, une des banlieues les plus pourries d’Abidjan et n’avait pas le téléphone. Il fallait trouver Van Heusen coûte que coûte. Stanley Parker redégringola l’escalier extérieur de la villa et bondit au volant de sa 505. Scope était le grand supermarché de Cocody les Deux Plateaux, le quartier résidentiel où se nichait leur confortable villa blanche protégée par de hauts murs hérissés de tessons de bouteilles. À cinq cents mètres, dans la rue parallèle à la leur.

Il était si absorbé par ses craintes qu’il manqua écraser un couple émergeant du tennis situé en face de leur villa. Trois minutes plus tard, il se garait dans le parking de Scope. Il repéra aussitôt la Toyota blanche de Van Heusen, et dénicha celui-ci au rayon des aliments pour animaux, eu train d’hésiter longuement entre deux boîtes destinées à nourrir son pit-bull, quarante kilos de férocité brute, qui n’avait rien réussi à se mettre sous la dent, depuis son arrivée à Abidjan, sinon d’inoffensifs margouillats[2].

— Ah, te voilà ! fit Bob Van Heusen, un grand échalas plein de taches de rousseur, spécialiste de politique économique.

— Qu’est-ce que t’a dit Charlie ?

— Il est rentré ce matin. Il a des mecs au cul. Qui ne lui veulent pas de bien.

Tout en parlant, Bob Van Heusen commença à remplir son chariot de Fido. Stanley Parker le lui aurait volontiers fait bouffer. Il trépignait intérieurement.

— Il rappelle ? jeta-t-il presque hargneusement.

— T’affole pas, fit Van Heusen d’un ton conciliant, c’est probablement une arnaque pour te tirer un peu de blé. Ces Blacks sont tous pareils.

Bob Van Heusen, habitué à travailler avec des ordinateurs, n’avait que peu d’estime pour les humains en général et les Africains en particulier.

— Il me rappelle, oui ou merde ? répéta Stanley Parker d’un ton exaspéré.

— Non. Il me donne rendez-vous, ce soir à neuf heures, au Babiya, un restaurant de…

— Ça va, je connais. Il a dit si je pouvais le joindre d’ici là ?

— On peut pas, d’après lui.

Toujours aussi flegmatique Van Heusen transférait les boîtes des étagères à son caddy. Parker l’aurait tué.

— Tu lui as demandé un rendez-vous de secours, au moins ? aboya-t-il.

L’analyste resta le bras en l’air, puis tourna vers Parker ses yeux pleins de candeur :

Shit ! Non. J’ai oublié.

Totalement sincère. Dans un autre monde. Stanley Parker se sentait au bord de l’explosion.

— Putain de bordel de merde, marmonna-t-il.

— Je suis vraiment désolé, Stan, protesta Van Heusen. La prochaine fois, je te jure, j’y penserai.

Il s’éloigna aussitôt vers la caisse, penaud, avec de quoi nourrir son chien pour six mois.

Stanley Parker fila vers la sortie. Après la fraîcheur du supermarché, la chaleur le frappa comme une gifle humide et brûlante. Il s’assit dans la 505, mit la clim’ et réfléchit. Charlie était en danger, pas question d’attendre le soir. Il s’était fait une règle absolue de ne jamais se rendre chez lui, mais là, il y avait urgence.


* * *

C’était une sente boueuse, bordée de cahutes en argile au toit de tôle ondulée, au fond de Poto Poto, le coin le plus pourri de Marcory. Au loin, au-delà d’un terrain vague semé de carcasses de voitures, se dressait le bloc de béton de l’hôtel Ibis. Stanley Parker stoppa en face d’un bungalow dont la peinture rose n’était presque plus qu’un souvenir. Une grosse mama épluchait des ignames sur la véranda. Il descendit et s’approcha avec un sourire :

— Bonjour, je cherche Charlie. Est-ce qu’il est là ?

La Noire lui adressa d’abord un regard bovin, puis éclata de rire et lança d’une voix aigüe :

— Non, patron, tu arrives trop tard. Charlie, il est déjà parti. Toi aussi, il te doit de l’argent ?

Stanley Parker sentit son estomac se serrer.

— Non, pourquoi ?

— Parce qu’ils sont venus à trois, ce matin. Il y avait un Blanc qui n’était pas bien poli. Il cherchait Charlie. Il m’a dit qu’il lui devait de l’argent. Je lui ai dit que Charlie, je ne savais pas s’il avait couché là. J’ai été le prévenir, il dormait dans la chambre derrière. Il a filé par là-bas.

Elle montrait le terrain vague.

— Et après ?

— Ils n’étaient pas contents. Ils ont couru, mais Charlie, il courait plus vite. Après, le Blanc il a voulu me secouer, mais je me suis mise à crier, alors il a eu peur. Mais Charlie, il était déjà loin…

L’Américain était déjà loin, lui aussi. Il se laissa tomber dans sa 505, inondé de sueur, le cœur cognant contre ses côtes. 35° et 100 % d’humidité c’était dur pour un garçon élevé dans le Nord Dakota. La fuite de Charlie était-elle liée à leur affaire ou à une brumeuse arnaque à l’africaine ?

Seul, Charlie pourrait répondre. Stanley Parker regagna le boulevard Giscard d’Estaing, en proie à de sombres pensées. Cherchant à se remémorer les différents endroits où Charlie séjournait parfois.


* * *

Épuisé, mort de soif, Stanley Parker contournait le Plateau[3] pour regagner Cocody. Les découpures de la lagune baignant les différents quartiers d’Abidjan et la rareté des ponts transformaient chaque déplacement en expédition.

Découragé, il bifurqua vers l’hôtel Ivoire et fonça vers le bar.

La bière trop froide lui brûla le gosier. Il était vanné et avait fait chou blanc. On lui avait proposé de tout au cours de ses pérégrinations des putes, des lézards empaillés, de l’ivoire volé et un bébé cobra encore un peu vivant. Mais pas de Charlie. Il avait même perdu le rétroviseur de sa 505 à Treichville. Fauché presque sous son nez, par un gamin aux yeux innocents et au tournevis diabolique… Mais, comme disent les Africains « Voler Blanc, ce n’est pas voler. » Sa soif étanchée, il leva la tête, suivant des yeux la croupe callipyge d’une somptueuse Bambara moulée dans un pagne orange qui se balançait à quelques mètres de lui, avec une langueur toute tropicale. Ce qui ne calma pas son angoisse.

Encore quatre heures avant le rendez-vous de Treichville.

Qu’était-il arrivé à Charlie ?

Celui-ci était la cheville ouvrière d’une opération classée « top secret » dont le nom de code était RUFI. Déclenchée par le Deputy Director de la Division des Opérations, la branche clandestine de la CIA.

Des communications radio interceptées par la NSA[4] le mois précédent avait focalisé l’attention de la CIA sur la Sierra Leone, petit pays à 1 000 kilomètres au nord-ouest de la Côte d’ivoire, coincé entre la Guinée et le Liberia. Il semblait que les Services secrets iraniens soient en train de préparer une action terroriste contre les États-Unis, à partir de ce pays. La station CIA de Freetown, capitale de la Sierra Leone, n’ayant pas les moyens matériels d’enquêter sur une opération de ce type, c’est Abidjan qui avait été chargé du travail.

Stanley Parker avait décidé d’exploiter une possibilité découverte quelques semaines plus tôt, utilisant à cet effet Charlie.

L’Américain posa un billet de mille francs CFA sur la table et se leva. Il aurait bien voulu être plus vieux de quelques heures.


* * *

Stanley Parker arrêta sa 505 au coin de l’avenue 7 et de la rue 7 à neuf heures pile. Cette partie de Treichville était divisée en carrés de pauvres masures où s’entassait une humanité misérable venue des quatre coins de l’Afrique profiter de la relative prospérité de la Côte d’Ivoire.

La façade du Babiya était sombre et le trottoir dégagé devant sa porte, ce qui intrigua l’Américain. Habituellement il y avait toujours de l’animation devant le Babiya tenu par un Mauritanien filiforme et homosexuel qui accueillait ses clients dans une grande tente plantée dans la cour intérieure, au bout d’un couloir sordide. Stanley Parker sortit de sa 505 et aperçut un écriteau cloué en-dessous de l’enseigne délavée du Babiya :

« Fermé pour cause de vacances ».

God damn it !

Le Mauritanien devait être au trou ou mort du Sida. Parker regarda autour de lui le grouillement sur les trottoirs sans éclairage. Des lampes-tempête révélaient des marchands accroupis, des dormeurs allongés à même le bitume et des silhouettes plus inquiétantes. Trois jeunes Noirs assis sur le rebord du trottoir, immobiles et muets, fixaient la 505 comme un chat regarde un canari. Des voyous prêts à fondre sur la moindre proie isolée. Il observa les environs. Où était Charlie ? Pourvu qu’il ne soit pas arrivé en avance et n’ait pas filé en voyant le restaurant fermé. Stanley Parker remonta en voiture, tâtant machinalement le pistolet glissé sous sa chemise, en dépit du règlement local de la CIA. Sauf cas spécifique, les « case officers » ne devaient pas être armés… Mais il valait mieux être honteusement expulsé que rapatrié dans un cercueil en plomb… Il alluma ses phares. Les trois voyous noirs avaient disparu.

Neuf heures cinq. Charlie était peut-être déjà passé, il allait revenir. Après avoir verrouillé ses portières, il prit une cigarette et mit une cassette. Maudissant Bob Van Heusen. Sans sa légèreté, il ne serait pas en train de se ronger les sangs.


* * *

Neuf heures et demie.

Stanley Parker bouillait. Examinant les différentes hypothèses. La pire étant que ceux qui traquaient Charlie l’aient déjà retrouvé. Il avait pu aussi arriver en avance, ignorant la fermeture du restaurant et ne pas avoir voulu attendre seul dans ce coin mal famé. Dans ce cas, il allait repasser.

L’Américain repensa soudain aux trois Noirs aperçus plus tôt. Avaient-ils un lien avec ceux qui cherchaient Charlie ? Dans l’affirmative, ce dernier avait pu venir et s’esquiver en les apercevant.

Ou il était tout simplement en retard. Les Africains n’avaient aucune notion du temps. Mais, d’après Van Heusen, Charlie avait peur. Et savait que Stanley était sa meilleure protection. Peu de chances donc, pour qu’il ait traîné en route… L’Américain continua à tirer nerveusement sur sa cigarette, scrutant l’obscurité en vain. Les trois Noirs pouvaient se dissimuler dans les innombrables coins d’ombre et guetter, eux aussi.

À dix heures, ne tenant plus, il remit en route et démarra en direction du boulevard Delafosse. Roulant très doucement. Charlie connaissait sa voiture. S’il était planqué dans l’ombre, il allait se manifester… Il arriva au grand boulevard, sans avoir vu personne, ni Charlie ni les trois voyous noirs.

Les phares balayaient les murs de pisé, les ouvertures béantes coupées de néons verts ou jaunes et les minuscules lampes-tempête des marchands mauritaniens accroupis devant leur étal. Leur ténacité avait éliminé toute concurrence.

Où était Charlie, bon sang ?

Par acquit de conscience, il repassa devant le Babiya. Toujours personne. Moteur en route, phares éteints, il patienta encore un peu, puis se dit que Charlie l’attendait peut-être dans un des endroits où il avait l’habitude de lui donner rendez-vous.

À la réflexion, les trois Noirs qui attendaient devant le Babiya l’inquiétaient. Que faisaient-ils devant un restaurant fermé ?

Il remonta l’avenue de la Reine Pokou, bordée des deux côtés de boîtes à putes ghanéennes, togolaises, camerounaises, de « maquis[5] » et de dancings. Des nuées d’aboyeurs se pressaient sur le trottoir, essayant d’agripper les rares clients. Stanley Parker roulait très doucement, espérant que Charlie, s’il était dans le coin, repérerait sa voiture.

Devant la discothèque 2001, une grande Bambara au cul de rêve vint gigoter devant la voiture avec un sourire gourmand et intéressé.

— Tu viens, patron, ça n’est vraiment pas cher !

Sûrement une demoiselle d’honneur de Miss Sida 87.

La rue était baignée de musique vomie de toutes les boîtes Kassav, Touré Kunda, des rythmes si électrisants que même les putes ondulaient sur le trottoir. Brusquement, ce fut l’obscurité après un dernier marchand mauritanien. La rue des plaisirs était terminée. Des gens dormaient à même le trottoir, il faisait trop chaud dans les cases d’argile et de tôle ondulée. De loin, on aurait dit des cadavres.

Stanley Parker leva le pied, indécis. Où aller maintenant ? Il pensa soudain à une petite boîte près du marché de Treichville où Charlie traînait parfois…

Aucune enseigne là où il croyait trouver la discothèque. Il tourna dans les rues sombres, cherchant à s’orienter, aperçut un taxi qui venait de déposer un passager et s’arrêta à côté.

— Hé, chef ! Tu connais le Bounty ?

Le chauffeur ne répondit même pas. L’Américain descendit de sa 505, s’approcha du taxi. Celui-ci démarra aussitôt et Parker dut faire un saut de côté pour ne pas être écrasé !

L’autre avait dû le prendre pour un Libanais voulant lui faire un mauvais parti…

Le Bounty n’existait plus. Il repartit vers le boulevard Delafosse, à l’entrée de Treichville, et stoppa devant le restaurant La Créole. Un Noir de deux mètres de haut lui ouvrit la portière.

— Je gare la voiture, patron !

La tenancière du restaurant, une créole de cent vingt kilos, écrasa Stanley dans ses bras puissants et lui glissa à l’oreille dans une haleine de patchouli :

— J’ai une nouvelle petite serveuse béninoise. Tu vas voir ces seins…

Le restaurant était bondé, des Blancs et des Noirs dégustant une cuisine créole approximative au son d’un piano électronique et d’un chanteur à la voix cassée. Les murs disparaissaient sous des tableaux naïfs. Les serveuses au décolleté vertigineux évoluaient languissamment entre les tables, avec un sourire de commande.

— Tu as vu Charlie ce soir ? demanda Stanley Parker.

— Non. Tu veux dîner ?

— Non, plus tard. Si Charlie passe, tu lui dis de m’attendre, je reviens.

Elle cligna de l’œil, canaille.

— Coquin, va…

Stanley Parker avait déjà replongé dans la moiteur fétide de cette saison des pluies qui n’en finissait pas. L’estomac de plus en plus tordu par l’angoisse. Où aller ? Il poussa jusqu’à un bar voisin où Charlie s’arrêtait parfois.

Personne ! Il dut presque abandonner une manche de chemise à une pute togolaise qui insistait pour qu’on lui passe sur le corps. Il regarda sa montre. Dix heures. De plus en plus inquiétant. L’enseigne de La Canne à Sucre, le dancing « in » de Treichville, scintillait à côté. Il s’engagea dans l’escalier étroit, salué par un portier chauve et athlétique.

Charlie s’était peut-être réfugié là.


* * *

Un « groto[6] », en tenue mao marron, presque de la couleur de sa peau, boudiné comme une réclame Michelin, les yeux noyés dans la graisse, ondulait avec une sage lenteur en bordure de piste, ses gros doigts incrustés dans la croupe de sa partenaire filiforme, coiffée comme un spoutnik.

On pouvait à peine se parler. L’orchestre ghanéen était déchaîné. Deux chanteuses et un trompette qui crachait ses poumons avec enthousiasme, dans une débauche de musique africaine. Le meilleur orchestre d’Abidjan… Les murs en tremblaient et les danseurs en transe ne décollaient plus de la piste. Il y avait de tout : putes, étudiantes, petits Blancs, quelques Noirs, businessmen. Tassés sur des banquettes et des tabourets. Stanley Parker explora chaque recoin, terminant par le barman qui le connaissait bien.

— Tu n’as pas vu Charlie ?

Le barman secoua la tête.

— Non patron, pas ce soir. Un punch-qui-tue ?

— OK.

Une silhouette en boubou surgit dans l’ombre et se frotta hardiment contre le dos de l’Américain.

— Tu m’en offres un aussi ?

Le barman, bien dressé, en apportait déjà deux. La fille se hissa sur le tabouret voisin. Moulée dans un boubou vert pomme, elle avait des seins comme des obus et des fesses extraordinairement cambrées, un visage rond aux lèvres énormes. Une Bamileke à l’air faussement hautain. L’alcool dénoua un peu l’estomac de Stanley Parker.

L’orchestre entama une béguine lente et sensuelle et la Bamileke demanda :

— Tu me fais danser ?

Elle se colla à lui, les bras noués autour de son cou, balançant son bassin avec langueur.

Stanley Parker, l’esprit ailleurs, se creusait la tête, essayant de deviner où pouvait être Charlie. La fille s’appuyait à lui avec une insistance grandissante.

S’il lui offrait trois punchs, il la ramenait chez lui, et pour deux boubous, elle devenait l’amour de sa vie. La danse terminée, elle l’entraîna d’autorité sur une banquette du fond où la quasi obscurité était propice à l’éclosion d’amours éternelles.

La Canne à Sucre était un des endroits où Charlie savait pouvoir le trouver. Donc, cela valait la peine d’attendre un peu, et de surveiller la porte. Il se laissa faire. Le vacarme de l’orchestre était un peu moins fort au fond. Sournoisement, la fille au boubou vert profita de l’obscurité pour glisser une main entre les jambes de son voisin. L’expression toujours aussi hautaine, elle commença à remuer les doigts avec habileté et Stanley Parker ne put s’empêcher de réagir. Aussitôt, la Bamileke lui glissa un regard en coin.

— Je te plais ?

Sans le Sida, il se serait bien répandu dans cette croupe superbe.

— Oui, fit-il poliment, mais je n’ai pas le temps.

Posant deux billets de mille francs CFA sur la table, il se leva. La fille l’imita et le suivit dans l’escalier pour le rattraper à côté de sa voiture.

— Tu ne m’emmènes pas ?

Il se retourna, agacé, et elle en profita pour se coller à lui, se frottant carrément contre son sexe encore raidi. Avant que Stanley Parker puisse réagir, ses doigts habiles avaient défait son zip et se refermaient autour de lui, le secouant rapidement.

Deux Noirs qui passaient leur lancèrent des regards allumés.

Fou de rage, Stanley Parker la repoussa violemment.

— Je t’ai dit que j’avais pas le temps. Fous le camp.

— C’est toi qui m’as dit de venir, patron ! protesta la fille d’une voix véhémente.

Elle se tourna vers les deux Noirs et les prit à partie dans son dialecte. Ils s’approchèrent aussitôt, déjà menaçants. Stanley Parker jugea la situation en une fraction de seconde.

C’était un coup à se faire planter un couteau dans le ventre. Il sortit de sa poche un billet de mille francs CFA et le fourra dans la main de la fille.

— Allez, tire-toi.

— C’est tout ce que tu me donnes… gémit-t-elle.

Un couteau surgit dans la main d’un des hommes.

— Patron, il faut lui donner ce que tu dois… C’est une brave fille.

Calmement, l’Américain prit la main gauche du Noir et la posa sur sa chemise, à l’endroit de la crosse de son pistolet.

Il se jeta en arrière comme s’il avait été piqué par un scorpion, puis recula, les yeux ronds.

— Métal froid ! Métal froid !

Il se fondit dans l’obscurité avec son copain. À Treichville, on tuait facilement des deux côtés. Chaque matin, les éboueurs trouvaient des cadavres de voleurs tués à coups de bâton par des vigiles. Férocité des deux bords. La fille en vert, serrant ses mille francs, fila vers La Canne à Sucre. Stanley Parker jura entre ses dents.

Foutu pays, foutu métier !

Au moment où il allait monter dans la 505, une lueur bleue clignotant dans la petite rue d’en face attira son regard. Chez Zorba.

Zorba était une ordure de nationalité indéterminée qui importait des putes de tous les pays, de Colombie, même. Mais il savait tout ce qui se passait à Treich.

Parker traversa et poussa la porte du bar. On n’y voyait goutte.

Un couple évoluait sur place, soudé comme des chiens en chaleur et quelques épaves de toutes les couleurs s’accrochaient au bar. Des filles attendaient sur des banquettes. Le patron s’approcha et serra la main de Parker.

— Vous prenez un verre ?

— Ça dépend, fit l’Américain. Je cherche Charlie. Vous l’avez pas vu ?

Le visage de l’autre se modifia imperceptiblement.

— Non, pas ce soir.

Stanley Parker devina instantanément qu’il mentait. Son cœur remonta dans sa gorge. Tout cela sentait mauvais, très mauvais. Il battit en retraite et ressortit. Une des filles s’arracha de sa banquette et le rejoignit sur le trottoir.

— Chef Stan !

Il se retourna. C’était une des putes de Zorba, Ariette la Tchadienne, une belle Toubou à la peau claire et aux yeux de biche pleins de mélancolie. On disait qu’elle était séro-positive, mais ses clients l’ignoraient. L’Américain lui sourit.

— Je suis pressé, Ariette.

— C’est pas ça, fit-elle. J’ai un message pour toi. J’ai vu Charlie, ton copain.

Stanley Parker s’arrêta net.

— Où est-il ?

— Il est passé beaucoup plus tôt, fit-elle avec l’imprécision des Africains. Il avait l’air inquiet. Il te cherchait et il a dit qu’il repartait dans l’avenue de la Reine Pokou.

Ils jouaient à cache-cache…

— Pourquoi Zorba ne m’a rien dit ?

— Il y a des types qui sont venus, ils le cherchaient aussi.

— Quels types ? Combien ils étaient ? Des Blacks ?

— Trois Blacks, chef. Pas bons.

Il lui glissa un billet dans la main.

— Merci, Ariette. Si tu vois Charlie, dis-lui qu’il aille à La Créole et qu’il n’en bouge pas. Je vais essayer de le dénicher.

Il repartit en courant jusqu’à sa voiture, suant d’angoisse. Il devait retrouver Charlie le premier. Avant de démarrer, il sortit son Walter PPK de sous sa chemise, fit monter une balle dans le canon, mit le cran de sûreté et le coinça entre les deux sièges, invisible de l’extérieur. Son front dégoulinait de transpiration et ce n’était pas seulement dû à la chaleur moite de Treichville.


* * *

Charlie émergea du Tropical, une disco aux trois quarts vide et se retourna. Les trois Noirs devant qui il fuyait étaient en train d’explorer la boîte précédente. Toute la soirée, ils avaient joué à un terrifiant jeu de cache-cache. Devant Charlie, c’était l’obscurité. Le Tropical était le dernier dancing. Il se dit que ses poursuivants allaient peut-être faire demi-tour et fonça vers l’extrémité de l’avenue de la Reine Pokou. Il n’osait pas s’aventurer dans les rues désertes. La lumière et les gens étaient sa meilleure protection. Il maudissait sa malchance. Si le Babiya n’avait pas été fermé, il serait en sécurité.

Il s’arrêta soudain et s’accroupit derrière un marchand mauritanien qui semblait empaillé devant son lumigon, les yeux mi-clos, au coin de la rue 21. Ses pistaches n’attiraient personne. Il jeta un bref coup d’œil à Charlie mais ne broncha pas. Une odeur de pourriture montait du profond caniveau où pullulaient des rats énormes.

Des halètements venant de l’ombre derrière lui firent sursauter Charlie. Il distingua un couple appuyé à un mur en ruines. La fille avait remonté sa mini jusqu’aux hanches et caressait rapidement la hampe énorme de son client, debout en face d’elle. Un grand Blanc costaud, le pantalon sur les chevilles. Ils s’interrompirent pour un bref conciliabule. Puis l’homme la retourna brutalement. Après un bref tâtonnement, Charlie vit le membre disparaître d’un coup entre les fesses de la Noire. Celle-ci poussa une sorte de rugissement aussitôt étouffé. Son partenaire l’avait prise aux hanches et la pistonnait fébrilement comme s’il voulait l’enfoncer dans le mur.

Charlie, malgré sa situation, sentit son ventre le brûler devant cet érotisme primitif et violent. Près de lui, une petite fille, accroupie à côté du Mauritanien, regardait fixement le spectacle.

Le Blanc en voulait pour son argent. Il avait ralenti son rythme et violait les reins avec plus de lenteur.

Charlie tourna la tête, puis essuya ses mains moites à ses cuisses. Il n’en pouvait plus de cette traque. Heureusement qu’il avait repéré les trois types qui l’attendaient devant le Babiya. Il fallait absolument qu’il arrive à La Canne à Sucre ou à La Créole. Son « traitant » y passerait sûrement. Mais, pour cela, il devait s’aventurer dans le coupe-gorge des rues sombres ou trouver un taxi.

Il guetta les voitures. Pourvu qu’Ariette ait transmis son message. Sa gorge se noua. Les trois Noirs venaient d’émerger du Tropical. Ils hésitèrent, puis, au lieu de retourner sur leurs pas, avancèrent droit vers la zone où il se trouvait. Ils ne se pressaient pas… regardant autour d’eux soigneusement, enjambant les gens allongés sur le trottoir en les examinant au passage.

Le Mauritanien tourna légèrement la tête vers Charlie. Il avait vu les trois hommes et compris.

— Va-t-en, laissa-t-il tomber.

Il ne tenait pas à mourir pour un étranger. La terreur dans les yeux de Charlie le fit néanmoins fléchir. Il posa la main sur la tête de la fillette.

— Suis-la, elle va te conduire quelque part.

Il lui adressa quelques mots à voix basse, mais la fillette ne bougea pas. Toujours fascinée par le Blanc en train de défoncer la pute. D’interminables secondes s’écoulèrent et l’homme explosa enfin dans les fesses de sa partenaire avec un grognement sauvage.

La fillette se leva alors, se retourna vers Charlie :

— Tu viens ?

Charlie ne répondit pas. Muet de terreur. Les trois Noirs n’étaient plus qu’à quelques mètres. Il était paralysé comme un lapin devant un serpent cracheur. Dès qu’il se relèverait, ils le verraient.

Soudain, derrière eux, il distingua une 505 blanche qui s’approchait lentement.

Stanley !

D’un bond, il quitta l’abri du Mauritanien et courut vers la voiture.


* * *

— Hé, la belle mousso[7] !

Un Blanc ivre de vin de palme qui titubait sur le trottoir, en face du Tropical, s’était immobilisé, le regard allumé par la croupe ronde de Charlie le travesti moulée dans une mini de satinette noire.

L’informateur de Stanley Parker courait maladroitement sur ses hauts talons vers la 505, se dandinant d’une façon involontairement provocante. La lumière crue des néons soulignait le maquillage outrancier de son visage, ses faux cils et sa bouche violette. Sa poitrine, gonflée aux hormones, ballottait sous le T-shirt orange. Charlie arriva à la hauteur du conducteur de la 505. Ses traits se figèrent. Ce n’était pas Stanley Parker mais un petit Blanc à lunettes, les manches retroussées, le visage fermé, la gueule méchante. Il jeta un regard méprisant par la glace ouverte.

— Alors, la mousso, on drague ?

— Patron, dit Charlie d’une voix suppliante, laissez-moi monter avec vous.

Le Blanc haussa les épaules :

— Ça va pas non ? Tire-toi, j’ai pas envie d’aller à l’hôpital…

Il ne pouvait pas accélérer, à cause des gens au milieu de la rue. Charlie se retourna vers les trois silhouettes qui marchaient sur lui. De nouveau, il supplia :

— Patron, il faut juste que je parte d’ici, il y a des types qui veulent me faire du mal. Laissez-moi monter.

— Arrête tes salades, ricana le Blanc.

Désespéré, Charlie essaya d’ouvrir la portière arrière. Au moment où il mettait la main sur la poignée, il y eut un claquement sec à l’intérieur. Le Blanc venait de verrouiller les quatre portières. Il profita d’une trouée pour foncer, laissant Charlie planté au milieu de la chaussée, la petite fille à côté de lui. Les trois Noirs arrivaient, déployés. Des jeunes en jeans et T-shirt, le crâne rasé.

Charlie fonça vers le Tropical. Un des trois Noirs lança une interjection en bambara et aussitôt, le videur repoussa violemment Charlie.

La petite fille l’appela :

— Viens !

Charlie se mit à courir, perdant un de ses escarpins. Au moment où il rejoignait la petite fille, un des trois Noirs l’intercepta. Il le saisit par le poignet, le projetant contre un mur où il s’écrasa, le souffle coupé.

Le second Noir arriva droit sur lui, silencieux comme un fauve. De la main gauche, il lui rejeta la tête en arrière. De la droite, il l’égorgea d’un seul coup de poignet, lui ouvrant la gorge d’une carotide à l’autre. Deux jets de sang jaillirent à près d’un mètre. Le cri de Charlie dura une demi-seconde avant de se transformer en un horrible gargouillement étranglé, couvert par la musique du Tropical.

La petite fille, terrifiée, voulut s’enfuir et se heurta au tueur. Celui-ci l’écarta d’un geste brutal. Comme il tenait encore son rasoir, la lame s’enfonça profondément dans la gorge de la fillette. Elle essaya d’arrêter le sang avec ses doigts, avant de s’effondrer, agonisante.

Tandis que Charlie glissait le long du mur, encore secoué de spasmes, le troisième Noir, un petit trapu au crâne ovoïde, fourragea des deux mains sous la jupe de satinette. Dans sa main droite, il avait lui aussi un rasoir. Taillant dans le nylon et la chair, il trouva le sexe et les testicules, les emprisonna dans sa main gauche et les trancha net de la droite, jetant le tout sur le moribond.

Le double meurtre n’avait pas duré trente secondes.

Celui qui avait stoppé Charlie se pencha, tentant de lui arracher son sac. Mais le travesti, en tombant, s’était enroulé la bride autour du poignet et il était maintenant coincé sous son corps… Le Noir tirait comme un fou pour le saisir lorsqu’une voiture s’arrêta en face d’eux : un homme en jaillit.

— Attention ! cria le chef.

Abandonnant le cadavre, ils détalèrent dans le noir, zigzaguant au milieu des putes et des gens allongés sur le trottoir.


* * *

Stanley Parker faillit vomir devant le T-shirt et la jupe maculés de sang, la gorge tranchée et les choses innommables jetées sur le corps de Charlie. Le travesti ne respirait plus, vidé comme un porc. Quelques badauds commençaient à s’approcher prudemment, lorgnant sur les jambes découvertes avec fascination et dégoût.

— Mais c’est pas une vraie mousso ! s’exclama un passant.

Stanley Parker se pencha et réussit à dégager le sac de Charlie. Il battit en retraite avec, sans que personne n’intervienne. Le marchand mauritanien, agenouillé au milieu de la chaussée, tenait entre ses mains la tête de la fillette morte. Résigné.

Les flics viendraient dans une heure ou le lendemain…

Stanley Parker remonta dans sa voiture et démarra. Impossible de poursuivre les assassins et de toute façon, ce n’étaient que des hommes de main. Treichville en était plein !

Trois blocs plus loin, il s’arrêta au bord de la voie rapide pour examiner le contenu du sac de Charlie. Rien d’intéressant, sauf un passeport. Il l’ouvrit. C’était un document de la Sierra Leone, en blanc, avec les cachets officiels. Il ne restait plus qu’à le remplir… Dedans, il y avait une photo : un jeune homme moustachu de type moyen-oriental, un peu joufflu… L’Américain empocha ses trouvailles puis jeta le sac par la portière. Encore choqué, il mit le cap sur Cocody. Ivre de dégoût et de rage. Charlie avait été un excellent agent. Maintenant, il devait trouver qui était l’homme de la photo. C’est pour la ramener que Charlie était mort. Il fallait qu’elle ait une sacrée importance.


* * *

Stanley Parker fumait une cigarette en regardant distraitement les joueurs de tennis de l’autre côté de l’avenue. Une chaleur lourde écrasait Abidjan. Une heure plus tôt, alerté par les hurlements terrifiés de son boy, il avait tué d’un coup de sabre un serpent cracheur dans le fond de son jardin.

Pas une ligne dans le journal sur le mort de Treichville. La photo trouvée dans le passeport avait été transmise par téléfax à Washington et il attendait le feed-back de l’agence fédérale. Sans trop d’espoir… La sonnerie du télescripteur codé le fit sursauter. Il s’approcha et regarda les lignes qui s’imprimaient. « Attention Parker, attention Parker. Identification positive. Code RUFI. Sujet libanais chiite déjà identifié dans détournement Boeing TWA. Nom Nabil Moussaoui. Age 21 ans. Enrôlé dans la milice du Cheikh Fadlalah. Considéré comme extrêmement dangereux, et travaillant pour les Services iraniens. Prière transmettre urgence SNIR sur projet RUFI pour DDO Eyes only[8].

Stanley Parker arracha le papier de la machine. La mort de Charlie prenait une sacrée importance. Un Special National Intelligence Report signifiait que le Président des États-Unis avait été mis au courant de l’opération RUFI. Et qu’il allait devoir la continuer.

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