Chapitre XVII

Le hurlement du Libanais fit trembler les vitres. La porte du coffre-fort devait peser deux cents kilos. La main droite coincée entre les deux battants d’acier, le souffle coupé par la douleur, il tira de la main gauche avec précaution la lourde porte, dégageant son autre main. Son regard tomba sur les phalanges écrasées qui gonflaient déjà.

Karim Labaki tituba jusqu’au fauteuil de son bureau et s’y écroula. Le teint crayeux, il contempla sa main, eut une espèce de hoquet, son regard chavira et il se tassa sur son siège, la tête sur la poitrine.

Évanoui.

Bambé le contemplait, horrifiée. Les coups dans la porte du bureau redoublèrent. La voix du secrétaire cria à travers le battant :

— Salauds ! Qu’est-ce que vous lui faites ?

Karim Labaki gémit, se redressa un peu, poussa un cri de douleur, se tourna et vomit sur le Kirman bleu de dix millions de francs qui était sous ses pieds. Ses dents s’entrechoquaient. Il n’arrivait plus à articuler, les yeux pleins de larmes. L’Irlandais l’observait avec un sourire mauvais. Malko s’approcha de lui et il hurla :

— Ne me touchez pas !

Sa main écrasée tournait au violet, tous les vaisseaux rompus la transformaient en un énorme hématome. Son beau peignoir blanc était maculé de vomi et une aigre odeur flottait autour de lui.

— Mister Labaki, précisa Malko, je ne suis pas venu chercher de l’argent. Je veux les deux hommes que vous hébergez : Nabil Moussaui et Mansour Kadar. Tout de suite.

Karim Labaki parvint à essuyer les larmes de douleur avec sa main gauche et fixa Malko. Il avait repris sa dureté.

— Je ne sais pas de qui vous parlez, fit-il.

Ils s’affrontèrent du regard. Malko voyait les muscles de la mâchoire du Libanais trembler sous l’effort qu’il faisait pour se contrôler.

Les coups continuaient dans la porte, gardée par Bill Hodges. La situation ne pourrait pas s’éterniser. Il était déjà peut-être trop tard pour récupérer les deux terroristes. Comme le Libanais demeurait silencieux, Malko saisit de la main gauche le poignet de sa main blessée, l’appliquant sur le bureau. Karim Labaki émit un hurlement de porc qu’on égorge.

De la main droite, Malko prit un lourd presse-papier, une grenouille en malachite, et le brandit au-dessus des doigts noirâtres aux articulations brisées.

— Je vais vous écraser les os jusqu’à ce que vous parliez, annonça-t-il d’une voix glaciale.

Évidemment, ce n’était pas dans le code des samouraïs. Mais deux ou trois cents personnes qui sautent avec un avion, non plus.

Le Libanais s’accrocha à Malko de sa main valide, tentant de le repousser.

— Arrêtez ! Ils ne sont plus ici.

— Où sont-ils ?

— Partis.

— Où ? Quand ?

De nouveau, le Libanais demeura muet. Malko appuya légèrement la grenouille en malachite sur les doigts déjà affreusement enflés. Karim Labaki eut un cri déchirant de chiot écrasé.

— L’hélico… Tout à l’heure…

Un comble ! S’il avait su cela, une rafale de riot-gun dans l’appareil et le problème était réglé.

— Où allaient-ils ? demanda-t-il.

— Rejoindre un taxi-brousse, près de Longi.

— Et ensuite ? Ils quittent le pays clandestinement ?

— Je ne sais pas… Je ne crois pas.

Karim Labaki ignorait les aveux de Forugi, concernant le but des deux terroristes chiites. En trente-six heures, même par la piste, ils avaient largement le temps d’atteindre Abidjan. Le passage de la frontière ivoirienne se faisait plus facilement en brousse que dans un aéroport. Mais s’il pouvait en savoir plus…

La grenouille de malachite appuya sur les phalanges brisées, déclenchant de nouveaux hurlements du Libanais auxquels firent écho des imprécations en arabe de l’autre côté de la porte. Une voix hystérique glapit :

— Laissez Mr Labaki ! Salauds !

Celui-ci était blême, regardant sa main coincée sous le presse-papier de malachite. De la sueur coulait sur son visage livide. Malko se dit qu’il n’était plus en état de mentir. Il lui redemanda où ils allaient et le Libanais murmura :

— Je ne sais pas, je vous le jure, ils ne me l’ont pas dit… Je les ai seulement hébergés.

Malko n’avait pas le temps de vérifier. Retrouver deux terroristes au milieu de l’Afrique n’était pas évident, même si on connaissait leur destination finale, ce qui était le cas. Il fallait un peu plus.

— Ils ont des passeports sierra-leonais ?

— Oui, avoua le Libanais dans un souffle.

— À quels noms ?

Les muscles de la mâchoire inférieure de Karim Labaki saillirent sous la peau comme s’il s’empêchait de répondre. Sans hésiter, Malko pesa sur la grenouille de malachite. Cette information était vitale. Eddie Connolly était mort pour avoir tenté de se la procurer.

La bouche du Libanais s’ouvrit d’un coup sur un cri atroce qui se confondit avec une forte explosion venue de l’extérieur. La porte vola en éclats. Grâce à une petite charge explosive posée contre le battant de l’autre côté. Dans la fumée, Malko aperçut des uniformes et des Palestiniens. Bill Hodges s’était retourné à la vitesse d’un cobra… Le not-gun cracha ses huit cartouches à une vitesse hallucinante. Il y eut des cris, une bousculade et, à travers le battant éventré, Malko aperçut un corps ensanglanté couché en travers du hall de marbre.

Les autres s’étaient abrités.

Seulement la situation devenait intenable. Une voix cria avec un fort accent arabe :

— Jetez vos armes. Rendez-vous.

Fiévreusement, Wild Bill rechargeait son riot-gun. Il se rapprocha de Malko, le visage soucieux.

— Faut filer. Ces cons de Noirs, je les connais, ils vont se mettre à tirer dans le tas…

Malko regarda le visage livide du Libanais. En dépit de la douleur de sa main, il s’était un peu repris et il ne sortirait plus rien de lui. Maintenant, il fallait sauver sa peau.

— On s’en va, annonça-t-il à Labaki. Ne cherchez pas à vous enfuir ou je vous abats. Bill, donnez-moi le riot-gun et occupez-vous de lui.

Ils firent l’échange. Avec un sourire mauvais, Bill Hodges enfonça le canon du 45 dans le cou du Libanais, lui tordant son bras valide derrière le dos. Malko s’était approché de la porte. Collé au mur, il cria :

— Nous allons sortir avec Mr Labaki. Dégagez le hall. Au premier coup de feu, il prendra une balle dans la tête.

Pas de réponse. Il se retourna vers le Libanais.

— Confirmez-leur. En anglais et en arabe…

Le Libanais se gratta la gorge et lança un appel. Terminé par une version créole. Il tenait à sauver sa peau… Dans le hall, il y eut tout un remue ménage. Malko attendit quelques instants et s’y glissa le premier, riot-gun au poing. Personne, sauf un mort – un Palestinien – et des traînées de sang un peu partout.

Il traversa le hall en courant, arrivant à la porte donnant dans la cour. Abrité, il aperçut des têtes qui dépassaient de tous les coins. La grille était fermée et une Range Rover stationnée devant la bloquait… Il fit le tour des possibilités. La falaise était inaccessible. S’ils s’enfuyaient à pied dans le bois de Hill Station, ils seraient extrêmement vulnérables. Il regarda vers le garage, aperçut, devant les Mercedes, un camion tout neuf, un neuf tonnes Leyland.

Revenant à l’intérieur, il vit, debout dans une embrasure, le secrétaire libanais qui contemplait avec horreur son patron tenu en respect par Bill Hodges. Il avait le visage en sang, suite au coup de crosse de l’Irlandais.

— Je vous en prie, balbutia-t-il, ne faites pas de mal à Mr Labaki. C’est un homme si bon.

— Cela dépend de vous, fit Malko sautant sur l’occasion. Je veux que tous les soldats dégagent. S’il y a une bavure, il mourra le premier.

— Mais où allez-vous ? Vous ne pourrez jamais sortir…

— C’est mon problème, coupa Malko, faites ce que je vous dis.

Le secrétaire traversa le hall, rejoignit un officier du SSD[42] et commença à parlementer… Toute l’armée sierra léonaise était là…

Malko croisa le regard de Bambé. Ravie. À peine inquiète. Inconsciente du danger, la jeune Noire suivait calmement. Il se maudit de l’avoir entraînée dans cette galère…

Le secrétaire réapparut, essoufflé.

— Ça y est ! Vous pouvez sortir. Personne ne tirera.

Karim Labaki intervint brutalement en arabe. Le secrétaire ponctua ses réponses de aiwa[43]. Apparemment le Libanais n’avait qu’une confiance modérée dans les Noirs. Nouvel aller-retour. Cette fois, c’était bon. Malko sortit dans la cour, dans un silence impressionnant et se dirigea vers le camion.

Bill progressa dans le hall, prêt à sortir à son tour.

Malko ouvrit la portière du camion et s’installa au volant. La clef était sur le contact. Il mit en route, recula et vint se garer sous l’auvent. De sa cabine, il apercevait les soldats planqués un peu partout. Il y en avait même dans la piscine… dont seule la tête était visible. Pourvu que l’un d’entre eux ne veuille pas faire du zèle ! Ce serait le massacre. Dont ils ne réchapperaient pas… Se penchant, il ouvrit la portière du camion, apercevant Bill et son prisonnier dans l’ombre du hall.

— Bill ! Venez. Sans vous presser.

L’Irlandais sortit avec lenteur, précédé de Bambé et collé à Karim Labaki. Il lui fallut d’interminables secondes pour atteindre le camion où il fit grimper le Libanais. Ce dernier heurta sa main blessée et poussa un hurlement, vacillant sur ses jambes. Le cœur de Malko grimpa à 160 pulsations. Tout s’arrêta. Puis la tension redescendit. Karim Labaki se traîna dans la cabine. Il sentait mauvais. Bill grimpa à son tour et s’accroupit, invisible de l’extérieur. On ne voyait de lui que son bras gauche avec le Christ en croix prolongé par le gros pistolet, le canon planté dans la gorge du Libanais. Bambé se faisait toute petite entre Malko et Labaki.

— Accrochez-vous ! dit Malko.

Passant la première, il écrasa l’accélérateur. Le lourd véhicule bondit en avant. Son pare-chocs heurta d’abord l’arrière de la Range Rover. Une fraction de seconde plus tard, il faisait voler en éclats le portail. Malko allait si vite qu’il manqua basculer dans le ravin d’en face. Il freina, puis effectua une courte marche arrière. Par la vitre ouverte, il entendit le secrétaire qui s’égosillait.

Don’t shoot ! Don’t shoot !

Les soldats ne bronchèrent pas.

Malko se lança dans le chemin étroit menant à station Hill Road. Au passage, il aperçut des véhicules militaires, des soldats, deux Palestiniens avec un RPG 7. Ils épaulèrent mais ne tirèrent pas en voyant la tête de leur patron… Arrivé à la route principale, Malko hésita. À gauche ? À droite ?

Bill intervint :

— Prenez à droite, vers le village de l’OUA.

— Et ensuite ?

— Il faut s’éloigner de Freetown. La route de Lakka est une impasse. Nous devons essayer de suivre la Sierra Leone jusqu’au pont de Forodugu sur la rive sud et ensuite filer vers le nord, la Guinée.

— C’est loin ?

— Sept ou huit heures.

— Et le Liberia ?

— On ne passera jamais. Les pistes sont encore impraticables, à cause de la saison des pluies…

Bambé poussa tout à coup un cri.

— Des soldats !

Un barrage. Malko ralentit. Une douzaine de militaires. Heureusement, ils n’avaient ni herse, ni véhicules. Ils ne devaient pas rechercher un camion, car ils baissèrent leurs armes comme le véhicule s’approchait… Le Libanais murmura :

— Ne faites pas de conneries.

Malko vit un visage noir contre la glace et écrasa l’accélérateur. Les soldats disparurent. Il bouscula une jeep, entendit une pétarade de coups de feu. Ils vidaient tous leurs chargeurs. Pourvu que le réservoir ne soit pas touché… Ni les pneus. Les dents serrées, il maintenait le lourd véhicule en ligne. Encore quelques coups de feu. Un virage approchait. Ensuite, ils seraient à l’abri. Il s’engageait dedans quand il entendit Labaki pousser un cri.

Il crut l’avoir heurté et tourna la tête vers le Libanais. Il eut un choc. Un épais filet de sang coulait de sa bouche. Lentement, sa tête tomba sur l’épaule de Bambé qui poussa un hurlement d’horreur. Bill prit le Libanais à bras-le-corps, le faisant basculer en avant. Malko aperçut alors un trou dans son dos, où s’élargissait une tache de sang. La lunette arrière du camion était brisée. Probablement un tireur embusqué dans un arbre. Déjà, le Libanais ne respirait plus… Il avait reçu le projectile en pleine aorte et était mort sur le coup. Hill le regarda avec un dégoût non dissimulé.

— Quel dommage ! fit-il. J’aurais tellement aimé lui trancher la gorge. Arrêtez-vous, on ne va pas garder cette charogne avec nous.

Malko stoppa sur le bas-côté. L’Irlandais arracha le cadavre de Labaki de la cabine, le jeta dans le fossé, puis remonta, guilleret.

— Au moins, on a de la place, fit-il jovial.

La route s’était rétrécie, sinuant au-dessus des collines dominant Kissy, le quartier à l’est de Freetown. Au loin, on apercevait la rivière et le bras de mer. Les barrages ne devaient pas s’étendre aussi loin. L’armée manquait de véhicules et de transmissions. Mais ils avaient à parcourir des centaines de kilomètres, recherchés par toutes les autorités. C’était déjà un miracle qu’un seul projectile ait atteint la cabine.

— Par où allons-nous passer ? demanda-t-il.

— D’ici une vingtaine de kilomètres nous allons rejoindre la route qui longe la Sierra Leone, vers Occra Hills. Il n’y a qu’un seul pont à Forodugu. Après, c’est tout droit, plein nord vers la Guinée. On passera la frontière vers Kambia… Ensuite, c’est la belle vie.

Le camion s’était mis à cahoter horriblement. Bill continua :

— Restons sur les collines. Il y a peut-être des barrages à la sortie de la ville, jusqu’à Waterloo…

— Mais ce pont, dit Malko, il va être gardé.

— Il y a des chances. C’est le point de passage obligé pour Lungi Airport…

— Il n’y en a pas d’autre ?

— Non. On pourrait trouver un pêcheur, mais ensuite, il faut continuer à pied…

— Et en partant vers l’est ?

— On y sera encore dans trois mois. Les pistes sont pourries.

Les cahots firent taire la conversation. Malko broyait du noir. Leur équipée risquait de s’arrêter au pont de Forodugu… Une demi-heure plus tard, ils débouchèrent sur une route goudronnée avec à peine quelques trous. Un vrai miracle… Ils prirent à droite. Quarante kilomètres plus loin, c’était le pont… L’Irlandais demanda soudain :

— Vous sentez pas quelque chose de bizarre ?

Une odeur de caoutchouc brûlé.

Shit, nous avons crevé…

Malko stoppa progressivement. Ils mirent pied à terre. La roue avant gauche était à plat. Une balle ou un caillou. En Afrique, c’était courant… Bill fit le tour du camion, cherchant la roue de secours. Invisible. Il commença à jurer tout ce qu’il savait… La route était bordée de chaque côté de hautes herbes à éléphant qui cachaient le paysage plat. Un poda-poda les doubla, disparaissant sous des passagers accrochés à toutes les aspérités de la carrosserie.

Puis un cycliste, très digne, leur demanda s’ils avaient besoin d’aide. Ils le rassurèrent.

Bill Hodges s’était immobilisé à l’arrière du camion. La roue de secours était dessous. Toute neuve. Mais il fallait ouvrir les portes arrière pour défaire la barre qui l’empêchait de tomber à terre. Or, elles étaient fermées d’un énorme cadenas… Ils attendirent que le cycliste ait disparu. Malko remonta dans la cabine. Aussitôt, Bambé, les yeux brillants, lui montra un sac de toile.

— Regarde ce que j’ai emporté.

Dans le sac, il y avait des petits animaux en ivoire, un cendrier en cuivre repoussé absolument hideux et un brûle-parfum en argent ajouré dont n’aurait pas voulu une vente publique… Mais la Noire était ravie de ses petits larcins. Elle n’avait même pas pensé à vider le coffre. Du fond du sac, elle tira un gros flacon de parfum, piqué dans la salle de bains et le renifla avec amour.

— Pour toi, je vais me faire comme une Blanche, dit-elle.

Touchant.

La détonation sèche du Colt fit sursauter Malko. Il descendit. Les portes arrière du camion étaient ouvertes. Wild Bill Hodges contemplait l’intérieur avec une expression d’ahurissement total. Il fit le signe de croix, murmurant entre ses dents.

— Nom de Dieu de bordel de merde !

Ce qui pouvait passer pour une invocation au Seigneur. Malko le rejoignit. Intrigué et alarmé. Que pouvait contenir leur camion qui mette l’irlandais dans cet état ?

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