Chapitre XVIII

Malko crut d’abord que le camion dont ils s’étaient emparé transportait une cargaison de vieux papiers. Puis leur couleur lui fit réaliser la vérité c’étaient des billets de banque.

Des mètres cubes en liasses de billets de deux et de vingt leones, ficelés avec des élastiques, enveloppés dans du plastique. Même au cours de la monnaie sierra-leonaise, il y en avait pour une fortune… Malko échangea un regard avec l’Irlandais. Ce dernier éclata d’un rire nerveux.

— Ça, c’est le plus beau ! On est partis avec le coffre-fort de ce salaud de Libanais.

— Mais pourquoi dans un camion ?

— Il se préparait sûrement à une grande tournée en brousse pour acheter du diamant de contrebande. Ils veulent être payés en cash. Il y en a là-dedans plus que dans toutes les banques de Freetown. Voilà pourquoi on ne trouve plus de billets…

Malko contemplait la masse de billets, pensif. Il aurait préféré un hélicoptère… Dans cette brousse perdue, cette fortune ne servait à rien… Un camion les doubla avec un coup de klaxon joyeux. S’ils avaient connu la nature de la cargaison, les malheureux accrochés à ses ridelles les auraient pris d’assaut… Bill Hodges avait commencé à dégager la roue de secours. Malko examinait le chargement. C’est ce matelas qui avait arrêté les rafales tirées sur eux. On distinguait nettement les sillons creusés dans les liasses…

Bambé accourut à son tour et poussa un cri stupéfait :

— C’est de l’argent, tout ça !

Elle grimpa et se saisit d’un sac de plastique qui devait contenir quelques centaines de milliers de leones.

— Je peux le prendre ?

Malko ne put s’empêcher de rire. Elle le serrait déjà contre son cœur, avec un regard inquiet.

— Bien sûr, dit-il. Mais tu as le temps…

Inquiète quand même, elle emmena le sac de billets dans la cabine du Leyland.

Jim Hodges en train de se battre avec le cric adressa un coup d’œil ravi à Malko.

— Ça va peut-être nous aider à franchir le pont de Forodugu, dit-il.

Malko regarda les herbes hautes autour de la route. La chaleur était écrasante. Il se demanda si l’alerte donnée par Jim Dexter allait suffire à éviter le détournement.


* * *

— Ah, ça commence !

À la sortie du village de Mabora, il y avait un barrage. Trois soldats. Ils arrêtaient les véhicules dans les deux sens. Nonchalant et souriant, l’un d’eux s’approcha :

— Bonjour, vous allez où ?

— À Longi, répondit Bill Hodges. Et on est pressés.

L’autre hocha la tête.

— Ah bon. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

— Je ne sais pas, fit l’Irlandais. C’est le patron qui a fermé…

Il avait remis le cadenas avec des fils de fer… Sans attendre la réponse du Noir, il tendit une liasse de billets empruntée au sac « confisqué » par Bambé… L’autre salua et prit les billets.

— C’est bien. Vous pouvez aller.

Un autre soldat leva la barrière. Malko remarqua :

— Ça n’a pas l’air trop difficile.

L’Irlandais secoua la tête.

— Ici, oui. Mais ce sont des locaux. Ils n’ont pas de radio. Ceux du pont sauront qui nous sommes…

Ils repartirent, zigzaguant entre les trous du bitume, dans la poussière brûlante. Peu de circulation, à part quelques poda-poda. Malko avait l’impression d’être parti depuis des jours. Bambé ne quittait pas son tas de billets des yeux… Les herbes à éléphants disparurent et ils aperçurent sur leur gauche un marécage et une rivière aux eaux marron.

— Voilà la Sierra Leone, le pont est dans deux kilomètres, annonça Bill Hodges.

Il roula encore un peu et, juste avant une courbe, freina puis stoppa sur le bas-côté.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Malko.

— Je vais aller voir ce qui se passe au barrage. Si nous arrivons avec le camion, ils risquent de nous tuer pour en garder le contenu. Il va falloir négocier… Ça je sais faire.

— Et si cela se passe mal, qu’ils vous gardent ?

Bill Hodges eut un geste fataliste.

— Vous me laissez tomber. Vous revenez sur vos pas. Un peu plus loin, il y a un village de pêcheurs. Ils ont des barques et pour quelques leones, ils vous feront franchir la rivière. Ensuite, il faudra trouver des poda-poda jusqu’à la frontière de Guinée.

Un poda-poda croulant sous les passagers et les bagages s’approchait. Bill Hodges leva le bras et il s’arrêta. L’irlandais réussit à se caser sur une banquette déjà bondée et l’engin redémarra dans un nuage de fumée bleue.

Bambé couvait des yeux son sac de billets.

— C’est une grande ville, Conakry ? demanda-t-elle.

— Oui, dit Malko.

— Je voudrais acheter de jolies choses, fit-elle, des vêtements comme mettent les Blanches…

Malko regarda la courbe où avait disparu le poda-poda. Ils n’étaient pas encore à Conakry.


* * *

Vingt minutes déjà. Malko avait du mal à contenir son angoisse. Il régnait en plus une chaleur insoutenable dans la cabine du Leyland. Bambé somnolait. Il consulta sa Seiko-quartz. Si dans une demi-heure, Bill Hodges n’était pas revenu, il filerait. Avec comme perspective du stop dans la brousse et l’armée sierra-leonaise à ses trousses.

Une jeep surgit soudain du tournant. Malko, d’un coup d’œil, vérifia le riot-gun et lança le moteur du Leyland, prêt à tout. Puis il reporta son attention sur la jeep. Deux hommes se trouvaient à l’avant. Un militaire sierra-leonais et Bill Hodges. L’Irlandais, très détendu, adressa un signe joyeux à Malko. La voiture à peine arrêtée, il sauta à terre et vint vers lui, accompagné du Noir, un géant très martial dans sa tenue léopard.

— Je vous présente le capitaine Tikomko, annonça-t-il. Il dirige une unité d’élite chargée de lutter contre la contrebande du diamant…

Le capitaine écrasa les phalanges de Malko avec un sourire radieux…

Bill Hodges enchaîna aussitôt :

— Le capitaine et ses hommes n’ont pas reçu leur solde depuis le mois de juillet et ont beaucoup de mal à survivre. Aussi je lui ai proposé de lui consentir une avance que le gouvernement sierra-leonais me remboursera. Contre un reçu, bien entendu.

Le Noir approuva gravement de la tête.

— Cela me paraît normal, dit Malko.

— Il faut aider l’armée qui nous protège, continua sentencieusement l’irlandais. Pouvez-vous distraire cent mille Icones[44] de nos frais de route ? Nous nous arrangerons.

— Je crois que c’est possible, approuva Malko.

Il remonta dans la cabine du Leyland et prit le sac en plastique de Bambé qui lui adressa un regard lourd de reproches. Le capitaine Tikomko regardait l’argent avec une expression naïvement avide. Malko commença à compter les liasses. Heureusement, c’étaient des billets de vingt leones. Cent mille représentaient environ le tiers du contenu du sac. Bill Hodges prit les paquets de billets et les posa sur le capot de la jeep.

— Voilà, capitaine.

L’officier sierra-leonais ne bougea pas. Malko surprit une lueur agacée dans l’œil gris de Bill Hodges. Cela risquait de tourner au vinaigre… L’irlandais insista.

— Nous repartons.

— Il faudrait peut-être faire un geste pour nos camarades qui ne sont pas avec nous, dit le Noir.

— Ça, c’est vrai ! approuva Bill Hodges, sans même discuter.

Il reprit le sac en plastique et en sortit une nouvelle liasse qu’il tendit au capitaine Tikomko. Celui-ci la prit avec une moue.

— Ça, c’est vraiment un petit geste… remarqua. Les taches du visage de Bill Hodges foncèrent. Mais il ajouta deux nouvelles liasses. Cette fois, le capitaine Tikomko porta le tout dans la jeep, son sourire revenu :

— Vous me suivez ! lança-t-il.

La jeep fit demi-tour. L’Irlandais remonta à côté de Malko. Son premier soin fut de vérifier le riot-gun et de le placer sur ses genoux…

— J’espère que ce salaud ne va pas nous baiser, dit-il.

— Comment l’avez-vous contacté ? demanda Malko.

— J’ai été le voir directement. Il nous attendait, prévenu par radio. On a fait la palabre. Je lui ai expliqué que j’avais tué un Libanais qui m’avait pris ma femme… Ça lui a plu. Que j’avais un peu d’argent. Ça lui a plu aussi. C’est vrai qu’il n’a pas été payé depuis trois mois… Mais s’il se doutait de ce qu’il y a derrière nous…

— Comment fait-on ?

— Le capitaine passe le pont et nous le suivons. Normalement, ses hommes ne bougent pas. Sauf s’il m’a préparé une arnaque. Dans ce cas-là, on fonce. Seulement, ils pourront nous rattraper facilement et ils ont une mitrailleuse…

Ils se turent. Ils apercevaient maintenant la Sierra Leone à travers les arbres, coulant entre deux murailles de jungle. Le pont de Forodugu était un ouvrage métallique étroit. Un groupe de soldats occupait l’entrée de la rive sud, répartis entre une vieille tente et trois jeeps dont une portait une mitrailleuse de 50 et une antenne radio.

Le véhicule du capitaine Tikomko ralentit puis se gara sur le bas-côté. Deux soldats armés de fusils d’assaut G.3 s’avancèrent aussitôt sur la chaussée, barrant la route au Leyland.

— Qu’est-ce qui arrive ? gronda Bill Hodges entre ses dents.

Pour passer, il fallait les écraser… Malko s’arrêta et un des soldats s’approcha.

Aussitôt, Bill lui lança :

— Ça va ! On est pressés, le capitaine Tikomko nous a dit de passer.

Le soldat, un jeune aux yeux proéminents, ne se détendit pas.

— Qu’est-ce que vous transportez ?

— Rien, fit l’Irlandais, on va chercher une cargaison à Longi…

— Il faut ouvrir quand même, insista le Noir, c’est le règlement.

Une vraie borne… Malko scruta son visage sans expression. Impossible de savoir s’il agissait par devoir ou pour récolter un backchich. Il se força à sourire, voyant le doigt de Wild Bill ramper vers la détente du riot-gun.

— Mais puisqu’il n’y a rien, le règlement ne s’applique pas.

— Il faut arrêter le moteur et ouvrir l’arrière, fit le soldat.

Il avait reculé d’un pas, son ton était plus ferme et il s’apprêtait à faire glisser le G.3 de son épaule. Malko regarda devant lui la route étroite qui filait entre deux parois de jungle. Le premier virage se trouvait à un bon kilomètre… Le chargement de billets n’arrêterait pas des balles de mitrailleuse. L’index de Wild Bill Hodges s’était coulé dans le pontet du riot-gun. La chaleur humide parut tout à coup encore plus étouffante à Malko. Et soudain, Bambé qui avait vu le geste de l’irlandais se pencha par-dessus lui et lança une longue phrase en créole au soldat.

Celui-ci mit quelques secondes à réagir puis répliqua d’un ton assez distant. Bambé s’étira encore plus, lui mettant sous le nez ses seins moulés par le gara et continua à babiller en créole. D’abord, le soldat répondit par monosyllabes, puis finit par se détendre et engager une vraie conversation.

Bambé se retourna vers Malko :

— Il est marié, avec deux enfants et a du mal à les nourrir. Il n’a pas été payé depuis longtemps, parce que le capitaine garde l’argent du gouvernement pour lui.

Le capitaine Tikomko avait disparu dans sa tente pour planquer son nouveau butin. Malko plongea la main dans le sac en plastique et passa à Bambé une modeste liasse qu’elle tendit au soldat.

— Dis-lui que nous sommes contents de l’aider.

Le Noir saisit avidement les billets et remit aussitôt son G.3 à l’épaule pour les compter… Malko avait déjà enclenché la première et lança à Bambé :

— Dis-lui qu’on lui en redonnera autant quand nous repasserons.

Bambé transmit en créole. Le soldat hocha la tête, ravi, et disparut du champ visuel de Malko qui avait démarré. Dans le rétroviseur, il l’aperçut ramassant un billet tombé à terre.

Les roues du camion faisaient déjà trembler le pont. Malko avait envie de crier de joie. Le pont de Forodugu disparut après le virage. L’asphalte n’avait presque pas de trous. Ils avaient franchi l’obstacle le plus difficile. Bill Hodges doucha un peu sa joie.

— Il reste encore la frontière, fit-il. Avec les Guinéens pas de problème. Mais les autres, au poste sierra-leonais ils ont aussi la radio. Ils doivent nous attendre.

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