Chapitre XIV

Un hurlement atroce glaça le sang de Malko. Cela semblait venir de la plage, au-delà du jardin de Bill Hodges. Cette fois, sans écouter les hurlements de Bambé, il se rua dans le jardin et scruta le sable en contrebas. Sur sa droite, à une cinquantaine de mètres, il distingua la lueur d’une lampe électrique et fonça dans cette direction.

En approchant, il distingua un corps pendu à l’une des branches d’un gros fromager s’élevant en bordure du sable. Glacé d’horreur, il se dit que l’irlandais avait pendu Hussein Forugi !

Lorsqu’il parvint au pied de l’arbre, il réalisa alors que l’Iranien était simplement pendu par les poignets, la corde qui le soutenait passée sur une branche, l’autre extrémité tenue par l’irlandais. Ses cris de douleur, bien que moins intenses, continuaient de plus belle. Bill Hodges le contemplait, la tête levée. D’un coup d’œil, Malko vérifia que son poignard était toujours enfoncé dans sa santiag.

— Bill, qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il, outré, à l’Irlandais.

— Je vous ai dit, je l’amollis, répliqua paisiblement Wild Bill Hodges.

Prenant l’iranien par les pieds, il le tira vers lui, comme un pendule, le plus haut possible, puis le lâcha. Hussein Forugi partit en avant, son dos raclant au passage le tronc du fromager. Un nouveau cri horrible jaillit de sa gorge. Son mouvement de pendule le ramena vers l’Irlandais, et, de nouveau, en frôlant le tronc, il poussa un cri de porc qu’on égorge.

Malko observait la scène, perplexe. À première vue, ce jeu de balançoire semblait parfaitement innocent. Il approcha un peu plus et vit alors que la chemise de l’Iranien était déchirée dans le dos, en loques, les lambeaux imprégnés de sang. En examinant le tronc du fromager, il comprit l’abominable astuce de Bill Hodges. Le tronc de l’arbre était hérissé de protubérances triangulaires, comme une gigantesque râpe à fromage naturelle. À chaque passage, ces pointes arrachaient quelques lambeaux de la peau du conseiller culturel iranien.

Bill Hodges attrapa ses pieds et recommença à les amener vers lui.

— On repart pour un tour, fit-il jovialement.

— Arrêtez ! cria Malko.

Trop tard, l’irlandais lâcha brutalement la corde et de nouveau Hussein Forugi racla le tronc du fromager à l’aller et au retour, dans un concert de cris et de supplications abominables.

— Lâchez-le tout de suite ! ordonna Malko.

Bill Hodges s’exécuta et l’iranien tomba lourdement. Il roula sur lui-même pour se mettre à plat ventre. Son dos n’était plus qu’une plaie. Certaines des pointes du fromager étaient restées plantées dedans. Malko était révolté, mais l’Irlandais semblait parfaitement à son aise…

— C’est ce qu’ils font ici pour faire avouer les voleurs, expliqua-t-il. Une méthode saine et naturelle qui laisse des cicatrices. Comme ça, on les reconnaît par la suite.

Malko s’accroupit à côté d’Hussein Forugi qui gémissait.

— Qui sont les deux hommes ? demanda-t-il.

Apparemment, l’Iranien avait été convenablement « amolli ». Il murmura d’une voix mourante.

— Nabil Moussaoui et Mansour Kadar. Des Chiites de Beyrouth Sud.

— Pourquoi sont-ils ici ?

— Pour une mission.

— Laquelle ?

— Ils doivent s’emparer d’un avion et le détourner sur Beyrouth.

— Ici ?

— Non.

— Où ?

— À Abidjan.

— Quel avion ?

Silence, l’Irlandais qui écoutait la conversation tira un peu sur la corde.

— Laissez-moi remonter ce salaud.

Hussein Forugi poussa un gémissement.

— Non ! Non ! C’est le vol du samedi soir pour Paris.

C’est-à-dire quarante-huit heures plus tard.

— Pourquoi ce vol-là ?

— Parce qu’il y aura beaucoup d’Américains à bord…

— Comment le savez-vous ?

— Nos informateurs.

— Comment vos deux hommes vont-ils monter à bord avec des armes ?

Hussein Forugi se tut. Cette fois, même les menaces de Bill Hodges ne lui firent pas desserrer les lèvres.

Malko dit d’une voix glaciale.

— Rependez-le. Nous devons savoir.

En dépit de ses hurlements, Hussein Forugi fut suspendu de nouveau. Au moment où l’irlandais le prenait par les pieds pour recommencer son sinistre jeu de balançoire, un Noir arriva, courant comme un fou, les yeux hors de la tête.

— Boss ! Boss ! Il y a des Blancs dans le village qui ont demandé où se trouvait notre maison. On les a envoyés à la maison du Cap Hamilton, mais ils vont revenir…

— Shit ! Les Palestoches ! fit Bill Hodges.

Du coup, il avait lâché l’Iranien qui se racla une fois de plus le dos contre le fromager… Malko réalisa qu’il était trop risqué d’essayer d’en savoir plus. Il ignorait à combien d’hommes il allait avoir affaire. Avant tout, il fallait prévenir la CIA. Alerter Abidjan.

— Partons, dit-il, nous en savons assez.

Sans se préoccuper d’Hussein Forugi allongé à terre, ils coururent vers la maison. Bambé qui dormait sur un canapé se réveilla en sursaut. Bill Hodges rafla deux riot-guns, une carabine au râtelier d’armes et une besace de cartouches. Puis il se précipita vers le couloir.

— Yassira !

La Libanaise apparut en robe d’hôtesse, hiératique, un sourire un peu crispé sur son visage sensuel.

— On s’en va ! annonça Bill Hodges.

— Où ?

— Tu verras bien !

Bambé tremblait de tous ses membres. Elle s’accrocha à Malko.

— Ne me laissez pas !

Il l’entraîna vers la Range Rover. Après y avoir déposé les armes, il attendit impatiemment. Que faisait Bill ? Les minutes s’écoulaient. Il guettait anxieusement le sentier menant à la piste pour Freetown, seule voie d’accès à la maison de l’Irlandais. Intrigué par son absence prolongée, il retourna à la maison. Pour se heurter à une Yassira en larmes, les vêtements déchirés, les cheveux défaits, poussée par l’Irlandais, les taches de son visage plus rouges que jamais.

— Cette salope était en train de filer par la plage ! fit-il sobrement. Elle aime pas les voyages…

La Libanaise s’accrocha à Malko.

— Je vous en prie, laissez-moi ici, je ne veux pas partir avec lui, il est fou… Je veux retrouver mon mari. Il m’a enlevée.

Une énorme gifle la fit taire. Bill Hodges manquait décidément de galanterie. Il jeta Yassira à l’intérieur de la Range Rover comme un paquet, sous l’œil réprobateur de Malko.

— Pourquoi ne la laissez-vous pas partir ?

L’Irlandais éclata d’un rire joyeux en démarrant.

— Je vais la revendre, cette salope ! Il y a bien un Libanais qui me la reprendra.

Bambé lui glissa un coup d’œil admiratif. Enfin un Blanc qui savait parler aux femmes. En Afrique, il était courant de voir une femme se faire traîner par les cheveux en public par son mari ou son amant.

Malko sursauta :

— Bill, regardez !

Deux phares venaient droit sur eux. Un véhicule approchait à toute vitesse sur le sentier, seul itinéraire de fuite. De l’autre côté, c’était la plage…


* * *

Bloody shit !

Bill Hodges partit en marche arrière, arrachant la moitié de la clôture qui séparait le sentier de la plage, passa en première et accéléra.

— On va voir si c’est vraiment une tout-terrain ! fit-il. Accrochez-vous.

Malko se retourna. Le véhicule de leurs poursuivants n’était plus loin. Soudain, la Range Rover parut s’enfoncer dans le sable et ralentit brutalement.

Les mâchoires serrées, ses tatouages déformés par les muscles noués par l’effort, Bill Hodges fit rugir le moteur, jouant avec son crabot et ses vitesses.

— Saint-Patrick. Putain de bordel de Dieu ! gronda-t-il. Ne me laissez pas tomber.

Avec une lenteur exaspérante, la Range commença à glisser de côté, reprenant un peu de vitesse. Gagnant mètre par mètre. Mais cela ne suffisait pas. L’autre voiture n’était plus qu’à trente mètres.

Bill lança un des shot-guns à Malko.

— Retardez-les !

Malko prit l’arme, sauta à terre en faisant monter une cartouche dans la chambre. Il était temps. Une autre Range blanche les rattrapait. À son premier coup de feu, elle s’arrêta. Deux hommes bondirent à terre, lâchèrent plusieurs rafales, se dissimulant ensuite derrière les buissons. Malko vida les huit cartouches au jugé sans trop d’illusions. À cette distance la décharge d’un riot-gun pouvait tout juste briser le pare-brise.

La Range Rover rouge avait parcouru vingt mètres. Il la rejoignit en courant.

— Bravo, fit Bill Hodges.

Les roues avant mordirent dans un sol plus ferme et il tourna à droite, s’enfonçant dans un petit bois clairsemé, zigzaguant entre des troncs énormes.

— On est tiré d’affaire ! exulta Bill Hodges.

Il prit de la vitesse et les phares de l’autre Range disparurent derrière le rideau d’arbres.

Malko commençait à se détendre lorsque l’avant de la Range plongea brutalement dans un énorme éclaboussement. Bill Hodges jura, donna un violent coup de volant, mais ne put éviter la fondrière dissimulée par des feuilles de bananier pourries. Avec un « floc » sourd, la Range s’enfonça jusqu’aux moyeux et s’immobilisa, moteur calé.

Son of a bitch ! hurla Bill Hodges.

Il sauta à terre, inspectant les dégâts, aussitôt rejoint par Malko.

— On peut s’en sortir avec le treuil, fit l’Irlandais, mais ça va faire du bruit et attirer les autres.

— Attendons, suggéra Malko.

L’Irlandais éteignit les phares. Tapis dans l’ombre, ils entendirent l’autre Range faire hurler son moteur pour se dégager du sable, puis partir en longeant le bois où ils se trouvaient. Ses occupants devaient être persuadés qu’ils étaient déjà loin. Quand le silence fut retombé depuis un bon moment, Bill Hodges prit le câble enroulé sur le treuil de l’avant et commença à le tirer, pour l’accrocher à un arbre. Une demi-heure plus tard, ils n’avaient pas bougé d’un centimètre. À chaque traction, la Range s’enfonçait un peu plus…

— Il faut y aller avec des pelles, dit l’Irlandais. Creuser sous les roues et mettre des branches. Sinon, on sera encore là demain matin.


* * *

Karim Labaki n’avait plus la tête au jeu et cette distraction venait de lui coûter quatre mille dollars. Le ministre de l’intérieur qui, lui, avait gagné quatre ans de salaire sur un seul coup, se versa une large rasade de Gaston de Lagrange, et commença à réchauffer le verre ballon entre ses gros doigts.

— On continue ?

Karim Labaki n’eut pas le temps de répondre. Un des Palestiniens s’encadrait dans la porte du salon de jeu… lui adressant un signe discret. Aussitôt, le Libanais se leva et le rejoignit.

— Nous avons trouvé Forugi, annonça le Palestinien.

— Vivant ?

— Oui, mais abîmé.

— Où est-il ?

— Dans le garage.

Il le suivit. Les Palestiniens avaient allongé Hussein Forugi à même le ciment, sur le côté. Karim Labaki vit son dos déchiré et comprit ce qu’on lui avait fait… L’Iranien entrouvrit les yeux et gémit. Il paraissait vraiment mal en point. Labaki se retourna vers ses hommes.

— Laissez-nous. Gardez le garage.

Il se pencha vers le blessé.

— Que s’est-il passé ?

Par bribes, Hussein Forugi lui raconta son odyssée, en n’omettant rien. Le Libanais l’écoutait, impassible, contenant sa rage. Il donna une petite tape sur l’épaule d’Hussein Forugi.

— Ça va, on va te soigner.

À ta sortie du garage, il dit quelques mots au chef des Palestiniens. Celui-ci prit dans la Range blanche la corde qui avait servi à attacher l’iranien. Avec un autre de ses hommes, il la passa autour du cou d’Hussein Forugi. Puis ils se mirent à tirer chacun de leur côté, prenant appui sur les épaules de l’Iranien, l’étranglant brutalement.

Hussein Forugi ne lutta que quelques secondes. Trop faible pour glisser ses doigts entre la corde et son cou. Son visage noircit, il eut quelques hoquets et mourut en griffant le ciment de ses ongles.

Le Palestinien dénoua alors la corde et la remit dans la voiture.


* * *

— Des criminels se sont emparés de notre ami iranien Hussein Forugi, et l’ont torturé avant de l’assassiner, expliquait Karim Labaki au ministre de l’Intérieur. J’avais été alerté tout à l’heure. Mes hommes viennent de ramener le corps.

Furieux d’interrompre son poker, le ministre lança :

— Je vais prévenir Sheka Songu immédiatement. Vous avez des soupçons ?

Plus que des soupçons. Le corps a été retrouvé dans le jardin de Bill Hodges, le mercenaire… Venez le voir.

De mauvaise grâce, le ministre le suivit dans le garage. Il n’examina que quelques secondes le cadavre de Forugi.

— C’est absolument dégoûtant, dit-il. Je vais donner des ordres pour que le CID recherche immédiatement les coupables.

— Ils sont partis à bord de sa Range Rover rouge, précisa le Libanais, probablement avec un autre homme. Un Blanc, agent des Services américains, un mercenaire lui aussi…

Le mercenaire, c’était la bête noire de tous les Africains…

Le ministre regarda sa montre.

— Bon, mon cher ami, je m’en occupe sur-le-champ, mais nous finissons quand même le coup…

Il avait un full aux rois et il y avait un million de leones sur la table… Ils regagnèrent leurs places. Karim Labaki demanda deux cartes. Il avait gardé une paire d’as. Il toucha un troisième as et deux 10. Son premier geste fut de faire tapis.

Il se retint, voyant la sueur sur le front du ministre.

— Je passe, fit-il, en jetant ses cartes.

— Tapis, lança le ministre.

Il étala son jeu. Aucun des deux autres Libanais n’avait plus d’une paire. Avec un gros rire heureux, il ramassa la mise. D’un regard, Labaki glaça les autres Libanais qui voulaient continuer. Il se leva, donnant l’exemple.

— Il faut laisser le ministre faire son travail, fit-il.

Gravement, le ministre de l’intérieur approuva.

— Je vais faire établir des barrages partout, à l’aéroport, sur les routes, aux postes-frontières. Il faut arrêter ces mercenaires. C’est la plaie de l’Afrique.

Labaki le raccompagna jusqu’à sa Mercedes. Une voiture qu’il lui avait offerte, d’ailleurs, comme au président… Avec sa mallette pleine de leones, il allait avoir du cœur à l’ouvrage… Karim Labaki rentra chez lui, vérifiant au passage que ses Palestiniens veillaient aux points stratégiques. Il appela le chef.

— Fais attention, surtout cette nuit. Il est possible que nous soyons attaqués. N’hésitez pas à tirer.

Il se retira dans son bureau, mit une cassette vidéo dans son magnétoscope Samsung, s’installa dans un profond fauteuil et alluma un cigare.


* * *

Il avait fallu une heure et demie d’efforts pour dégager la Range embourbée ! Bill Hodges venait de jaillir du bois pour se lancer sur la piste de Freetown, moteur à fond, slalomant entre les trous énormes.

— Où allez-vous ? demanda Malko.

Bill Hodges ricana.

— Bonne question. Je n’en sais foutre rien.

— Je dois prévenir Jim Dexter, dit Malko. À cette heure-ci, il doit être chez lui.

— Alors, direction Signal Hill, conclut l’Irlandais. Ensuite, on pourra rendre une petite visite à Labaki. Récupérer vos deux gus.

— Je ne sais pas, fit Malko. Ce qui vient de se passer prouve qu’il est alerté. Les Iraniens n’agiraient pas directement. Donc, il est sur ses gardes. Le chauffeur de Forugi a dû se précipiter chez lui. Il vaut mieux faire d’abord le point avec Jim Dexter.


* * *

La Range Rover franchit le pont en fer enjambant Lumley Creek et s’engagea sur la route montant vers les collines du quartier résidentiel. Malko avait rechargé le shot-gun posé sur ses genoux, mais l’autre Range ne s’était pas montrée.

Yassira n’avait plus ouvert la bouche et Bambé, tassée sur son siège comme un animal, semblait dormir. Malko aperçut enfin le grand building perché au bord de la route où résidaient les Américains de l’ambassade et, juste derrière, la villa de Jim Dexter.

La Range Rover s’engagea dans le raidillon, contournant le building pour arriver par-derrière. Les phares éclairèrent le portail de la villa de Jim Dexter. Une voiture bleue était garée devant, portant le sigle SLP[40] peint en lettres blanches sur sa portière.

Bill Hodges jura et donna un brusque coup de volant.

— Shit ! Les flics !

Trente secondes plus tard, ils dévalaient Signal Hill. Malko était atterré. Que s’était-il passé pour que la police officielle surveille la maison du responsable de la CIA…

— Où on va ? demanda Bill Hodges.

Malko était en train de faire tourner son cerveau à 100 000 tours, examinant les diverses possibilités. L’ambassade était exclue, les diplomates n’aimaient déjà pas la CIA, mais quand ses agents étaient en difficulté, cela devenait de la haine… Rugi avait disparu. Le Mammy Yoko devait déjà être surveillé. Il ne restait pas grand-chose.


* * *

— Je connais peut-être un endroit, suggéra soudain Bambé d’une voix timide.

— Où ?

— Chez Kofi, le propriétaire du restaurant de la maison rouge dans Pademba Road. Une de ses femmes appartient à la même « Bondo Society » que moi… Et si vous pouvez lui donner un peu d’argent, il acceptera sûrement de nous aider.

— Allons-y !

Ils redescendirent vers le centre. Les rues de Freetown étaient désertes. Bill Hodges remonta Pademba Road à tombeau ouvert. Le portail de la cour attenante à la maison de bois abritant le restaurant était ouvert. Bill s’y engouffra et se gara dans la cour. Il referma ensuite les deux vantaux. La Range rouge était ainsi invisible de la rue…

— Venez avec moi, dit Bambé à Malko.

Il la suivit et ils furent accueillis par une fille longiligne et languissante qui portait un anneau d’or dans le nez. Conciliabule à voix basse entre les deux Noires. Celle à l’anneau disparut pour revenir avec un Noir très grand coiffé d’une sorte de chapeau-claque en tissu, vêtu à l’Africaine avec beaucoup de recherche. Il avait des traits délicats, une barbiche et des yeux pétillants d’intelligence. Il tendit à Malko une main fine, aux ongles très longs, comme ceux d’une femme.

— Bonsoir, je suis heureux de pouvoir vous venir en aide. Je n’aime ni les Libanais ni les Iraniens, ce sont des doctrinaires dangereux.

— Vous pouvez nous abriter cette nuit ?

— Certainement. J’ai une grande pièce au second étage que je réserve à mes amis de passage. Nous vivons tous dans cette maison, mes sept épouses et moi.

— Vous êtes musulman ?

Le Noir secoua la tête en souriant.

— Non. Pourquoi faudrait-il être musulman pour vivre avec plusieurs femmes ? J’ai parcouru le monde, de la Floride à la Tanzanie. J’ai rencontré des femmes un peu partout et je les ai gardées. Vous êtes les bienvenus.

— Et la voiture ?

— Je vais la dissimuler dans un garage. Vous avez dîné ?

— Non.

— Alors venez.

Il disparut. Bambé accrocha Malko par la manche.

— Il veut mille dollars, dit-elle.

Cela rendait l’accueil plus logique. Malko compta les billets de cent dollars, puis les déchira en deux.

— Tu lui donnes la moitié maintenant, fit-il. L’autre moitié quand nous partirons.

Bambé sourit. Voilà un Blanc qui ne se laissait pas faire… Il valait mieux éviter que Kofi ne soit tenté de gagner deux mille dollars en les trahissant.


* * *

On n’entendait que le bruit des cuillères contre la porcelaine des bols. Kofi et ses femmes regardaient les deux Blancs et leurs compagnes, tous assis sur des nattes, se restaurer d’un clam chowder très épicé où flottaient des morceaux de langouste. Peu d’éclairage, des lampes rouges et quelques bougies. Même Bill s’était détendu… Deux des femmes de Kofi étaient superbes, moulées dans des garas qui dessinaient des formes admirables.

L’Irlandais en avait les yeux hors de la tête. Yassira faisait la gueule devant toutes ces femelles… Kofi, qui présidait, ne la quittait pas des yeux.

— Venez, fit-il, quand ils eurent fini.

Il les mena à l’étage supérieur dans une grande pièce où se trouvaient une demi-douzaine de lits de camp. Les volets de bois étaient fermés et il régnait une chaleur accablante… Malko se laissa tomber sur un des lits et, aussitôt, Bambé prit le lit voisin. Bill se plaça près de la porte, Yassira mettant un lit entre elle et lui. Kofi leur adressa un petit signe amical.

— Bonne nuit.

Curieuse pension de famille.

Malko se mit à réfléchir. Fichue situation. Il était coincé, traqué par les tueurs du Libanais et par la police de Sierra Leone. Avant tout, il fallait prévenir la CIA. Puis, si possible, intervenir contre les deux Chiites hébergés par Karim Labaki.

Une opération à hauts risques qu’il était pourtant obligé de mener.

Peu à peu, les bruits de l’extérieur s’estompaient. Freetown dormait. Malko se dit que c’était le moment de tenter un contact avec Jim Dexter. Le lendemain, il serait peut-être trop tard… or, il restait moins de quarante-huit heures avant l’attentat projeté… Il se leva doucement, mais Bill veillait. L’irlandais se dressa devant lui.

— Où allez-vous ?

— Essayer de voir Jim Dexter.

— À pied ? Vous saurez retrouver Signal Hill ?

— Bien sûr.

Sa sacoche à la main, Malko descendit l’escalier qui craquait. Il se retourna Bambé le suivait.

— Je vais avec toi…

— Non.

— Si. J’ai peur sans toi.

Elle avait adopté le tutoiement africain. Sentant qu’il n’arriverait pas à la dissuader, il y renonça et ils se glissèrent dans Pademba Road déserte.

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