Chapitre XV

Malko arriva au bas du sentier défoncé menant à la villa de Jim Dexter. Vingt-cinq minutes de marche forcée. Bambé trottinant derrière lui, comme un chien fidèle. Elle l’avait fajt couper à travers les collines couvertes de jungle, évitant les grandes avenues. Le silence était absolu, à part quelques cris d’oiseaux de nuit. Dissimulé dans les fourrés, Malko observa la grille de la villa.

La voiture de police avait disparu mais un soldat, G3 à l’épaule, somnolait, appuyé à la grille. Pas question d’entrer sans être vu.

Bambé se pencha à l’oreille de Malko.

— Ne bouge pas. Laisse-moi faire.

Sans un bruit, elle s’enfonça dans le sous-bois, s’éloignant en direction du grand immeuble voisin où demeuraient les Américains de l’ambassade.

Quelques minutes plus tard, Malko vit Bambé surgir le long du building. De son poste, le soldat devait avoir l’impression qu’elle en sortait. Elle traversa la petite place ronde sans se presser, à une dizaine de mètres de la sentinelle.

Celle-ci s’ébroua, fit glisser son fusil de son épaule et héla la jeune Noire. Bambé s’approcha docilement de lui et ils engagèrent la conversation. Malko ne pouvait entendre ce qui se disait, mais le rire de Bambé le rassura. Le soldat avait remis son fusil d’assaut à l’épaule et tournait autour d’elle comme un chat autour d’un canari.

Bambé sautillait sur place pour esquiver ses avances de plus en plus audacieuses. Finalement, il posa son fusil d’assaut et parvint à enlacer Bambé. Elle se débattit mollement, le soldat essayait de l’embrasser, ils chahutaient en riant. Finalement, le soldat prit Bambé par la main et l’entraîna vers un bosquet, à l’opposé de l’endroit où se trouvait Malko.

Celui-ci attendit quelques secondes puis traversa le sentier en courant, escalada la grille, retomba dans le jardin et fonça à la porte d’entrée de la villa. Il écrasa la sonnette, le cœur battant. Pourvu que l’Américain soit là…

Quelques instants plus tard, une lumière s’alluma à l’intérieur et la voix de Jim Dexter demanda à travers le battant :

— Qui est là ?

— Malko !

La porte s’ouvrit instantanément sur le chef de Station de la CIA, en pantalon de pyjama, un Beretta automatique au poing, ébouriffé, les yeux gonflés. Il fixa Malko avec un mélange de stupéfaction et de soulagement.

My God ! Je vous croyais en prison.

— Que s’est-il passé ? demanda Malko. Pourquoi les Sierra Leonais vous surveillent-ils ?

— À cause de vous, répliqua l’Américain. Le ministre de l’intérieur est un copain de Labaki. Il vous a accusé d’être un mercenaire. C’est le flic venu ici qui me l’a dit.

Il l’emmena dans le living et Malko commença son récit. L’Américain se mit à prendre fébrilement des notes.

— Où sont ces deux Chiites ? demanda-t-il.

— Chez Karim Labaki, je pense.

— Vous n’avez toujours pas leur signalement ou le numéro de leurs passeports ?

— Non. L’un d’eux est l’homme de la photo, Nabil Moussaoui.

— Je vais transmettre toutes ces informations à Abidjan en priorité et à toutes les Stations. Mais il faudrait neutraliser ces terroristes avant leur départ.

— Cela va être difficile, dit Malko. Surtout si les Sierra Leonais s’en mêlent.

— On a perquisitionné dans votre chambre au Mammy Yoko, annonça l’Américain. Sheka Songu a refusé de me prendre au téléphone. C’est mauvais signe. Et puis la mort d’Hussein Forugi n’a rien arrangé.

Malko sursauta.

— Il est mort ! Qui l’a tué ?

Le chef de Station lui jeta un regard surpris.

— Apparemment Wild Bill. Je vous ai dit qu’il était difficile à contrôler.

— C’est un mensonge ! corrigea Malko, il était vivant quand nous avons quitté Lakka. Un peu abîmé, mais en parfaite santé. Ce sont les autres qui l’ont assassiné pour nous faire porter le chapeau…

L’Américain alluma une cigarette. Nerveux.

— Je vous crois et je le mettrai dans mon rapport. Mais c’est vous qui l’avez enlevé et vis-à-vis des Sierra Leonais, c’est vous qui l’avez tué. Maintenant, quel est votre plan ?

— Avant tout, il me faut une voiture. La Range rouge de Bill est trop repérable. Ensuite, je vais réfléchir à une façon astucieuse d’attaquer Labaki.

— Retrouvons-nous demain matin à dix heures au City Hotel, dans le centre, proposa Jim Dexter. Il n’y a jamais personne. À pied, vous risquez moins de vous faire repérer si vous ne venez pas rôder près de l’ambassade. Je vous apporterai une voiture et de l’argent. Comment allez-vous repartir maintenant ?

— Bonne question ! fit Malko. Je pensais filer par l’arrière de votre jardin.

La sentinelle devait être revenue à son poste.

— Je vous raccompagne, proposa l’Américain. Le soldat pensera que vous êtes un invité. Il ne vous a pas vu entrer…


* * *

La sentinelle avait effectivement repris sa faction.

Jim Dexter baissa sa glace et lui lança :

— Ça va chef ?

— Ça va ! fit le Noir.

Sans même jeter un coup d’œil à Malko. On lui avait demandé d’intercepter les gens qui entraient, pas ceux qui sortaient.

L’Américain lui glissa un billet de 20 leones dans la main.

— Bonne nuit.

Où était Bambé ? Ils descendirent le sentier menant à la route de Signal Hill et, cent mètres plus loin, l’aperçurent s’éloignant à pied. Jim Dexter stoppa juste le temps de la récupérer.

— Ça va bien ? demanda la jeune femme.

— Parfait, dit Malko. Tu as été formidable.

Cinq minutes plus tard, Jim Dexter les déposa à Pademba Road, repartant aussitôt. Bambé semblait ravie de s’être sacrifiée.

— Qu’est-ce que tu as dit au soldat pour qu’il ne se méfie pas ? demanda Malko.

— Que j’étais chez un Blanc. Alors il a voulu me faire fucky-fucky…

Ses yeux pétillaient d’une joie innocente… Elle se hâta de compléter :

— Il avait trop envie, et je me suis amusée avec son pricky, c’est tout. Mais il était content quand même…

Ravissante petite garce… Elle monta devant Malko les marches de bois de la vieille maison et s’arrêta soudain, un doigt sur les lèvres le pouls à 150, Malko sortit son Colt et avança à son tour. Deux silhouettes barraient le palier. Il entendit des souffles courts, des halètements, comme des gens qui se battent. Ses yeux s’habituèrent à la pénombre et il découvrit ce qui se passait. L’ampoule rouge du plafond éclairait un homme et une femme. Étroitement enlacés.

La femme était Yassira. Appuyée à la rampe branlante, une jambe posée sur une chaise, elle subissait l’assaut de Kofi le Ghanéen. Régulier comme un métronome, il entrait et sortait de son ventre, la tenant aux hanches. Malko devina dans la lumière rougeâtre ses dimensions exceptionnelles et comprit instantanément l’attrait qu’il exerçait sur ses sept épouses. La Libanaise semblait aux anges, la tête rejetée en arrière, la bouche ouverte, retroussée jusqu’aux hanches.

Kofi tourna la tête, aperçut Malko et lui adressa un sourire angélique et plein de douceur. Sans cesser de besogner sa partenaire…

Malko et Bambé se glissèrent derrière eux. Yassira ne sembla même pas s’apercevoir de leur présence… Bambé pouffait encore quand ils atteignirent leur dortoir. Un ronflement sonore les accueillit. L’ampoule rouge éclairait une bouteille de J & B vide, à côté de l’Irlandais étendu sur le dos comme un cadavre. Pourvu qu’il ne se réveille pas… Malko regagna son lit de camp et s’allongea.

Quelle soirée…

Quelques minutes plus tard, il entendit des gémissements étouffés venant du palier. Puis le silence retomba et Yassira se glissa dans la pièce pour s’allonger sagement, non loin de son amant officiel… Malko allait s’endormir quand Bambé se coula contre lui. Elle avait ôté son gara et sa peau était brûlante.

Sans un mot, elle commença à frotter doucement contre lui son corps inouï de fermeté. Malko caressa la courbure de sa croupe et elle se cambra aussitôt, comme une chatte. En atteignant son ventre, il découvrit que les ébats de Kofi et de Yassira ne l’avaient pas laissée indifférente. Sa respiration était saccadée et son bassin agité de petites secousses. Ses jambes s’écartèrent lentement et elle attira Malko sur elle, poussa un petit cri lorsqu’il la pénétra d’une poussée grandement facilitée par son état. Puis, s’accrochant des deux mains aux montants métalliques du lit, elle se mit à onduler sous lui, frottant ce qui restait de son clitoris partiellement amputé lors de son initiation de sa Bondo Society.

Jusqu’à ce qu’un spasme violent la secoue. Ses jambes se refermèrent dans le dos de Malko et elle l’attira encore plus, écrasant sa poitrine ferme sur Malko eut la sensation de transpercer Bambé jusqu’au cœur lorsqu’il la cloua d’un ultime coup de rein, en se déversant en elle…

C’est en redescendant sur terre que Malko aperçut Yassira qui les regardait fixement, une main enfouie entre ses jambes.

Bambé regagna son lit. La récréation était finie. Malko demeura dans le noir, le cœur battant la chamade, ivre de chaleur, le cerveau en ébullition. Les prochaines heures allaient être décisives. Les informations qu’il avait pu transmettre à la CIA étaient certes de première importance. Seulement, sa mission ne serait réussie que s’il interceptait les deux terroristes chiites… Et ça n’allait pas être une promenade de santé.


* * *

À chaque seconde, Malko s’attendait à voir surgir un policier. Dieu merci, dans le centre de Freetown, les Libanais pullulaient et il passait inaperçu… Par prudence, il avait laissé Bill Hodges et les deux femmes chez Kofi.

La sacoche contenant le Colt 45 à l’épaule, Malko s’arrêta au coin de Wilberforce Street et de Johnny Street, sous l’enseigne de la Société Commerciale de l’Ouest Africain, (SCOA), le plus ancien comptoir de cette compagnie en Afrique. Il examina les alentours. Aucun barrage de police, aucune activité inhabituelle. En face de lui se dressait un gros bâtiment blanc de deux étages entouré d’un jardin en friche où s’étalait un éventaire de bibelots africains. La peinture s’écaillait et les tôles ondulées du toit étaient rougies par la rouille. Tout ce qui restait du City Hotel, jadis le plus élégant de Freetown.

Malko traversa le jardin, monta le perron et pénétra dans le bar. Une pièce poussiéreuse avec quelques affiches vieilles de cinquante ans… Un vieux Blanc ratatiné officiait derrière le grand comptoir en demi-lune. Unique consommateur un autre Blanc qui semblait sortir tout droit d’un roman de Somerset Maugham avec son costume clair froissé et son panama jaunâtre. Malko s’installa au bar. Trente secondes plus tard, Jim Dexter y entrait à son tour. Il semblait nerveux et se retourna à plusieurs reprises.

— Il ne faut pas rester ici, lança-t-il. La Special Branch du CID vous recherche. Sheka Songu m’a dit que vous deviez quitter la ville. Une 505 blanche est garée en face de la station Esso, à droite en sortant. Prenez-la et tâchez de gagner le Liberia. La Station de Monrovia vous aidera.

— Et Karim Labaki ?

L’Américain eut un geste fataliste.

— Tant pis. On ne peut pas faire de miracle. Les risques sont trop élevés.

Il posa les clefs sur le bar, serra la main de Malko et sortit. Cela ressemblait à l’évacuation de Saïgon. Malko avait déjà remarqué que les Américains s’affolaient facilement… Il termina sa vodka pour se donner le temps de réfléchir. Il lui répugnait de partir ainsi en laissant deux terroristes dans la nature. Mais comment entrer chez le Libanais ?

Il n’avait pas encore répondu à cette question lorsqu’il quitta le bar. Au moment où il traversait Wilberforce Street, il aperçut deux hommes sortant d’une vieille voiture. L’un d’eux était Eya Karemba, l’autre le policier du CID à la saharienne…

Hâtant le pas, il se dirigea vers la 505 blanche garée dans Johnson Street. Il engageait la clef dans la serrure lorsque les deux hommes tournèrent le coin.

Eya Karemba marchait en tête. Apercevant Malko en train de monter dans la voiture, il se mit à courir, avec des enjambées immenses… Malko hésita. Il y avait trop de passants pour une bataille rangée… S’engouffrant dans la voiture, il tourna le contact. Le moteur ronfla aussitôt, mais il était obligé de faire une marche arrière pour se dégager.

Il heurta violemment la voiture qui se trouvait derrière lui. Dans le rétroviseur, il aperçut Eya Karemba qui s’arrêtait. Tirant un gros pistolet de sa ceinture, le policier noir tendit le bras, le visant soigneusement. Son compagnon arrivait à la rescousse, lui aussi une arme à la main… Malko se souvint de ce qu’avait dit Bill Hodges. C’était un tireur d’élite. D’un coup de volant, il arracha la 505, mais comprit qu’il n’aurait pas le temps de s’éloigner.

Une détonation claqua, la lunette arrière vola en éclats, imitée une fraction de seconde plus tard par le pare-brise qui explosa à l’extérieur sous l’impact du projectile. Le rétroviseur lui renvoya l’image du policier noir l’ajustant soigneusement et il se dit qu’il allait mourir.

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