Chapitre XIII

La lueur dansante de la bougie donnait aux plaques rouges semant le visage de Wild Bill Hodges l’aspect d’un camouflage. L’Irlandais, affalé dans un fauteuil, fumait un énorme cigare dont l’odeur envahissait la petite pièce. Malko et lui s’était embusqués dans un des bureaux vides de la maison de Bambé.

Contre toute attente, celle-ci n’avait fait l’objet d’aucune intimidation, accueillant Malko comme prévu ; ce dernier lui ayant expliqué que Rugi avait dû quitter Freetown, la jeune Noire avait accepté d’être prise en charge par lui. Avec un plaisir non dissimulé… Il faisait nuit depuis longtemps et l’attente commençait à user les nerfs des deux hommes. Rien ne disait qu’Hussein Forugi tomberait dans le piège tendu par Malko.

Ce dernier regarda Bill Hodges. Le mercenaire était sanglé dans une chemise de toile dont les manches retroussées découvraient ses tatouages et un jean trop serré comprimant une panse qui semblait prête à faire exploser la grosse ceinture à boucle d’argent. Les santiags noires étaient cirées impeccablement et le manche d’un poignard dépassait de la droite.

L’Irlandais retira son cigare de sa bouche pour laisser tomber :

— On va attendre jusqu’à quelle heure cet enfoiré de Forugi ?

— Dix heures, fit Malko. Après, il ne viendra plus.

Bambé lui avait révélé que tous les Iraniens étaient tenus de rentrer très tôt à leur résidence. Donc, ils avaient encore environ deux heures d’attente. De l’autre côté de la maison, la jeune Noire devait trouver le temps long, elle aussi.

Des miaulements furieux éclatèrent sous leur fenêtre. Les chats sauvages qui se battaient. La pièce où ils étaient donnait seulement sur la mer et l’Iranien ne pourrait voir la lumière en arrivant dans le parc. Malko regarda par la fenêtre, suivant les feux d’une barque de pêche qui s’éloignait dans la baie de Freetown.

Malko priait pour que l’iranien se laisse tenter. Sinon, c’était l’impasse. Wild Bill avait certes proposé comme plan de secours l’attaque de la résidence de Karim Labaki, mais c’était peu réalisable.

L’Irlandais tira de sa santiag son poignard à la lame aiguisée comme un rasoir et s’amusa à couper une feuille de papier en deux. Ses petits yeux enfoncés bougeaient sans arrêt. Il laissa tomber de sa voix traînante :

— Elle est mignonne la petite Bambé et elle ne doit pas encore avoir le Sida.

Insatiable. À croire que sa pulpeuse Libanaise blonde ne lui suffisait plus… L’Afrique semblait décupler les pulsions sexuelles des uns et des autres.

Il bâilla et ferma les yeux. Tirant doucement sur son cigare. Sa Range Rover était garée dans une impasse, plus loin, sous la garde d’un de ses employés. Malko consulta sa Seiko-quartz.

Huit heures et quart. Dans deux heures au plus, ils seraient fixés.


* * *

Hussein Forugi, jus d’orange au poing, en compagnie de son ambassadeur, se tenait à l’écart de la foule des infidèles se pressant au cocktail donné par l’ambassade de Corée du Sud, dans un salon du Mammy Yoko. Une de ses rares sorties. Ils avaient ordre de ne pas se mêler à la vie diplomatique pour ne pas risquer la « pollution »… Leur orangeade en évidence, ils regardaient avec un mépris affecté la foule des invités s’empiffrer de canapés et d’alcools. Les diplomates des pays noirs, surtout, ne pouvaient pas résister…

L’ambassadeur se pencha à son oreille.

— Notre messager sera à Téhéran demain. Je lui ai dit que tout se passait selon nos vœux. J’espère que je ne me suis pas avancé.

Hussein Forugi caressa sa barbe avec satisfaction.

— Allah est grand et nos adversaires stupides, fit-il sentencieusement. Tout se produira comme l’imam l’a souhaité.

— Personne ne pourra nous mettre en cause ?

— Personne. Il n’y aura que des soupçons et seul Allah pourra dire qui a armé la main qui frappera nos ennemis…

— Parfait, approuva l’ambassadeur. Il ne faut à aucun prix commettre l’erreur des sionistes avec Eichman en Amérique latine. Ils se sont brouillés avec plusieurs pays pour avoir agi maladroitement…

— Ce n’est pas notre cas… assura Hussein Forugi.

Il termina son orangeade. Le mot plié au fond de sa poche lui brûlait les doigts. Depuis le matin, il était déchiré entre sa lubricité et la prudence.

Aller retrouver Bambé réclamait plusieurs conditions, la première étant que personne dans son entourage ne puisse le soupçonner. Sinon, c’était le retour immédiat sur Téhéran mais pas dans les conditions qu’il souhaitait. Ses fantaisies à la résidence se déroulant en terrain ami, elles étaient tolérées. Un scandale à Freetown, c’était une autre histoire. Ensuite, il fallait éviter un chantage. De ce côté, il était plus tranquille. Avec des Icones, on faisait facilement taire une Africaine. Une toute petite voix lui disait bien que l’appel de Bambé était illogique, mais il avait absolument besoin de s’enfoncer encore une fois dans sa bouche sensuelle…

Il posa son verre d’orangeade vide et dit à son ambassadeur :

— J’ai encore du travail. Il faut que je rencontre un contact important.

— Faites attention, recommanda le diplomate. Je reste encore quelques minutes.

Hussein Forugi ne dépendait pas de lui, mais du ministère de la Sécurité intérieure, organisme beaucoup plus puissant que le ministère des Affaires étrangères.

À peine Forugi eut-il disparu qu’il s’approcha du buffet et se fit servir discrètement un verre de cognac… L’alcool lui chauffa délicieusement le gosier et lui monta au cerveau. Il regardait la bouteille de Gaston de Lagrange, comme si c’était l’Imam, jetant des regards craintifs autour de lui un grand Noir en costume traditionnel lui adressa un clin d’œil dans la foule, et il se détourna, gêné.

Hussein Forugi retrouva sa voiture au parking, et se glissa à l’arrière. Son visage blafard était congestionné par la tension nerveuse et le désir.

— On va à Murray Town, dit-il à son chauffeur.

— Tu me déposeras et tu m’attendras. Il ne faut rien dire à personne. C’est un contact secret.

Baleh, baleh, murmura le chauffeur, blasé.


* * *

— Le voilà.

Le chuchotement de Bill Hodges fit sursauter Malko. Depuis un bon moment, l’Irlandais s’était embusqué à l’angle de la maison, surveillant le sentier traversant le jardin en friche. Cela, à l’initiative de Malko : rien ne disait que Forugi allait venir en voiture.

Malko sauta à son tour par la fenêtre et suivit silencieusement Bill Hodges, jusqu’à son poste d’observation.

Hussein Forugi avait disparu mais la porte de la maison était entrouverte. Malko fixa le battant, le pouls accéléré brutalement. Dans quelques minutes, tout allait basculer vers une situation irréversible. Il se sentait un peu comme un général sur le point de lancer une attaque. On peut avoir répété la théorie, lorsqu’on passe à l’action, on est étreint par le trac. À partir de maintenant, il était seul. Jim Dexter, en dépit de ses bonnes intentions, ne pourrait guère, si les choses tournaient mal, que lui assurer une place à Arlington, le cimetière des barbouzes particulièrement méritantes.

Les deux hommes demeurèrent immobiles d’interminables minutes. Afin d’éviter toute réaction intempestive, il valait mieux que Hussein Forugi soit engagé dans l’action avant d’intervenir…

Près d’un quart d’heure s’écoula. Malko sentait son pouls cogner dans ses tempes. L’estomac serré, il bougea enfin, atteignit le couloir obscur menant à la chambre de Bambé. Au moment où il y arrivait, un cri rauque rompit le silence. Par l’entrebâillement de la porte, il aperçut brièvement l’Iranien assis sur le lit, Bambé agenouillée devant lui. La bouche ouverte, les yeux fixes, une expression d’intense satisfaction sur le visage, Hussein Forugi venait visiblement de se répandre dans la bouche de la jeune Noire.

Ce fut sa dernière sensation agréable.

Son regard tomba sur Malko et Bill Hodges, au moment où il redescendait sur terre… Une stupéfaction sans bornes remplaça l’extase en une fraction de seconde. Avec un rugissement de rage, il repoussa violemment Bambé et se releva pour s’enfuir. Oubliant seulement que son pantalon entravait ses chevilles… Au premier pas qu’il ébaucha, il plongea en avant, s’écrasant sur le sol poussiéreux.

La poigne de Bill Hodges le saisit au collet au moment où il se redressait.

— Qui êtes-vous ? hurla l’iranien. Laissez-moi, je suis diplomate…

— Enculé, fit simplement l’Irlandais.

De toutes ses forces, il le frappa du poing gauche, à l’estomac. Malko eut l’impression que le Christ en croix entrait dans le ventre de Hussein Forugi. Ce dernier partit en arrière avec un couinement, retomba en vomissant, puis commença à gigoter pour remettre son pantalon en place…

Bambé contemplait la scène, médusée, de la terreur plein les yeux. Elle attrapa Malko par la manche.

— Vous n’allez pas lui faire de mal…

— Non, fit Bill Hodges, on veut juste bavarder avec lui…

— Au secours ! glapit Hussein Forugi. Au secours !

Cette fois, la manchette lui fendit la lèvre supérieure et il recula, les deux mains protégeant son visage.

Il ouvrait la bouche pour hurler encore, lorsque Bill Hodges se baissa d’un geste très naturel. Quand il se redressa, la lame brillante du poignard pris dans sa botte accrocha la lumière de la lampe à pétrole. La pointe appuyait déjà sur la pomme d’Adam de Forugi.

— Tu viens avec nous, ordonna l’irlandais. Tu ne dis plus rien et tout se passera très bien…

L’Iranien, dont le sang coulait sur le menton, cessa toute résistance. Il avait participé à assez d’horreurs pour sentir qu’un homme comme l’irlandais pouvait lui ouvrir la gorge sans la moindre émotion. Bill Hodges le tâta rapidement sans trouver aucune arme. Puis, il le poussa à l’extérieur.

Malko s’interposa :

— Vous êtes venu à pied ?

— Non.

— Où est votre voiture ?

— Loin.

— Votre chauffeur sait où vous allez ?

— Non, avoua faiblement l’Iranien.

Malko laissa Bill l’entraîner.

Bambé s’accrocha à lui.

— Et moi ?

— Vous venez avec nous, dit-il.

Docilement, Bambé éteignit la lumière et les suivit. Ils contournèrent la maison pour gagner, par les terrains vagues longeant le mur, l’impasse où se trouvait la Range-Rover de l’Irlandais. Celui-ci fit monter Forugi à l’arrière avec lui et confia le volant à Malko.

Bambé se blottit contre lui, absolument terrifiée.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Ne craignez rien, dit Malko. Avec nous, vous êtes en sûreté.

Tandis qu’ils cahotaient dans les rues défoncées de Murray Town, Hussein Forugi se pencha vers Malko. Il avait repris un peu de dignité.

— C’est un kidnapping ! lança-t-il. Je suis diplomate. Vous allez déclencher un incident très grave entre la République Islamique d’Iran et la Sierra Leone. Ah…

Il se tut. Bill Hodges venait de lui expédier une manchette dans la gorge.

— Tu parleras quand on te le dira, fit l’irlandais.

Malko avait quand même l’estomac serré il venait de se lancer dans une opération totalement illégale. À ce stade, même la Company ne pourrait pas le protéger.

Pendant tout le trajet, Bill Hodges fredonna des ballades irlandaises d’une voix de fausset. Hussein Forugi demeurait silencieux, ainsi que Bambé blottie à côté de Malko.

Les cahots les jetaient sans cesse les uns sur les autres et Malko dut ralentir. À cause de la présence du chauffeur d’Hussein Forugi, les Iraniens risquaient de s’apercevoir rapidement de la disparition du directeur de leur centre culturel. Cela leur donnait un sursis d’une heure ou deux. D’ici là, il fallait que tout soit réglé. Sinon, les ennuis sérieux commenceraient…


* * *

Hussein Forugi contempla l’ameublement luxueux du living-room de l’Irlandais, les yeux ronds. Ils avaient garé la Range Rover devant la maison et congédié le chauffeur. Yassira était consignée dans sa chambre. Bambé, pelotonnée dans un canapé, fixait la scène de ses grands yeux marron.

Bill Hodges alla au bar et se versa un grand verre de J & B. Il régnait un silence pesant dans la pièce. Forugi passa une langue pointue sur ses lèvres sèches… À peine entré dans la maison, l’irlandais lui avait lié les poignets avec une cordelette dont il tenait l’extrémité comme une longe. Hussein Forugi, avec son visage blafard et ses yeux de fouine, ne payait pas de mine.

Malko s’approcha de lui :

— Mister Forugi, nous savons qui vous êtes et ce que vous faites.

— Je suis diplomate.

— Non, dit Malko, vous faites partie des services spéciaux iraniens et vous obéissez directement à l’imam Khomeiny. Avant d’être en Sierra Leone, vous avez tenu un poste de tortionnaire à la prison d’Evin, et encore avant, vous étiez informateur pour la Savak dans le quartier de Chemiran, à Téhéran. Voulez-vous d’autres détails ? Comment vous avez fait exécuter toute la famille Lak grâce à une fausse dénonciation ? Comment vous avez crevé les yeux d’un ancien officier de la Garde Impériale…

Forugi s’était recroquevillé. Sa pomme d’Adam jouait au ludion et il était encore plus livide que d’habitude.

— C’est… c’est faux… balbutia-t-il. Qui êtes-vous ?

— Vous le savez aussi, dit Malko, vous avez essayé de me faire assassiner par un des hommes de main de Karim Labaki.

Bill Hodges, qui était demeuré silencieux, posa brusquement son verre sur le bar et se rua en avant comme un taureau. Les taches rouges avaient envahi tout son visage. Ses doigts se refermèrent sur la gorge de l’iranien et il se mit à lui cogner la tête contre le mur.

— Salaud ! C’est toi qui as fait tuer Seti.

Hussein Forugi hurlait, se débattait et finalement tomba à terre. Malko intervint.

— Bill, laissez-le pour l’instant. Mister Forugi je veux savoir qui sont les deux Chiites libanais que vous aviez cachés dans votre résidence de Hillcot Road et qui se trouvent maintenant chez votre ami, Karim Labaki. Et ce qu’ils s’apprêtent à faire.

Les yeux d’Hussein Forugi se rétrécirent. Visiblement, il ne s’attendait pas à autant de précisions… Il secoua la tête en balbutiant.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, je ne connais pas ces hommes. Je n’ai jamais hébergé personne à la Résidence. Je vous donne ma parole.

Malko se tourna vers Bambé.

— Bambé, vous m’avez bien dit que deux inconnus avaient séjourné en secret à la Résidence ?

Morte de peur, la Noire n’arriva pas à répondre. Son silence déclencha néanmoins l’hystérie de Hussein Forugi.

— Elle a menti ! hurla-t-il, c’est une chienne impure, une athée, un animal…

Il continua en persan, la couvrant d’injures ordurières… Les yeux hors de la tête. Malko le laissa se défouler. Bill Hodges fixait l’Iranien, brusquement calmé. Il dit :

— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Laissez-moi faire.

Malko répugnait à laisser le mercenaire prendre le relais. Mais d’un autre côté, il fallait se salir les mains. Il revit Seti agonisante et le cadavre mutilé d’Eddie Connolly, pensa au massacre d’Abidjan. Sans parler de ce que pouvaient déclencher les deux terroristes chiites.

— Mister Forugi, dit-il, je vous conseille de parler.

— Porc ! Vous n’êtes qu’un porc infidèle ! hurla l’Iranien. Allah vous écrasera, vous et vos alliés. Et bientôt, vous pleurerez d’humiliation, vous pleurerez vos morts…

Il se tut brutalement, continuant à marmonner des mots sans suite, encore plus pâle, conscient d’en avoir trop dit… Malko échangea un regard éloquent avec Bill Hodges… L’irlandais eut un sourire pas vraiment rassurant.

— Laissez-le-moi. Dans cinq minutes, il dira tout ce qu’il sait… Et je ne vais pas faire vraiment de dégâts.

Déjà, il entraînait l’iranien, le tirant par la corde reliée à ses poignets… Forugi essaya de s’accrocher aux meubles, renversa le gros lion en ébène, hurla, déchira un rideau et finit par se faire traîner par terre. Bambé eut un rire nerveux. Pour elle, c’était du plus haut comique… Malko intervint.

— Je viens avec vous.

— Ne craignez rien, lança le mercenaire. Je vais juste l’amollir un peu. C’est comme la viande, il faut un attendrisseur…

D’une secousse, il entraîna Forugi vers le jardin… Malko allait néanmoins le suivre, lorsque Bambé s’accrocha à lui.

— Ne me laissez pas ! Ne me laissez pas seule !

Totalement hystérique de trouille. Il réussit à la calmer, et se mit à chercher l’irlandais. Celui-ci avait disparu avec son prisonnier.

Malko appela :

— Bill ! Où êtes-vous ?

Seul, le bruit des vagues lui répondit. Il franchit la porte-fenêtre, scrutant l’obscurité, et aussitôt, Bambé s’accrocha à lui, toujours aussi terrifiée. Impossible de retrouver Bill Hodges dans ces conditions.

Malko en profita pour recharger les armes. Si seulement il y avait eu le téléphone. Impossible de prévenir Jim Dexter… Pourvu que le chauffeur de l’Iranien n’ait pas donné l’alerte tout de suite…


* * *

Karim Labaki jouait au poker avec quelques amis quand un de ses hommes vint se pencher à son oreille. Il fallait une raison grave pour qu’on le dérange lorsqu’il était occupé à jouer avec les hommes les plus puissants du pays, dont le ministre de l’intérieur… Abandonnant son brelan, il traversa l’énorme living-room au sol recouvert d’une sublime moquette haute laine créée spécialement pour lui par le bureau d’études de Claude Dalle. Un homme l’attendait sous le porche, à côté d’une Mercedes CD de l’ambassade d’Iran. Visiblement soucieux.

— C’est lui qui veut vous parler, annonça un des Palestiniens. Le chauffeur de Forugi.

— Pourquoi es-tu ici ? demanda brutalement le Libanais. Tu as un message ?

À cause des défaillances du téléphone, ils utilisaient fréquemment des messagers… Le chauffeur avala sa salive.

— Non. Mr Forugi a disparu.

— Disparu ? Où ?

Le chauffeur expliqua la soirée. Comment, au bout d’une heure, Hussein Forugi ne réapparaissant pas, il avait fini par retourner à la Résidence où l’iranien n’était pas non plus.

Labaki réfléchissait, flairant un coup tordu. Ce porc d’Hussein Forugi avait probablement été voir une pute. Il repensa soudain à l’information selon laquelle Forugi était l’amant de l’ex-standardiste de la Résidence iranienne. Cela sentait mauvais.

— Attends-moi, dit-il. Je viens avec toi.

Le temps de prévenir ses amis de continuer sans lui et de ramasser trois Palestiniens, il grimpait dans sa Mercedes 500, suivi du chauffeur de Forugi. Dix minutes plus tard, ils se trouvaient à Murray Town. À son tour, il parcourut la zone où l’Iranien avait disparu. De plus en plus intrigué. Ce porc de Forugi n’était quand même pas passé de l’autre côté… Avec les Iraniens, on ne savait jamais, c’étaient de tels voyous…

Le chauffeur du Libanais s’était mis à explorer la rue. Il revint en hâte.

— Boss, j’ai appris quelque chose… Venez.

Le Libanais le suivit jusqu’à une marchande de cigarettes, à deux leones la pièce, installée sur la véranda d’une maison croulante… Le chauffeur expliqua que la vendeuse avait vu une grosse voiture rouge non loin de la maison où l’iranien était entré, avec plusieurs personnes à bord… Dont la fille qui habitait là.

— Qui est-ce ? demanda Labaki.

— Bambé, l’ancienne standardiste de la Résidence, expliqua le chauffeur. Une fois, elle était malade, je l’ai emmenée ici. Une fille très jeune.

Le Libanais sentit une main de fer lui étreindre le cœur. Ce salaud de Forugi lui avait menti ! Il sautait cette fille. Or, Bambé connaissait Rugi, qui fréquentait l’agent de la CIA… Cela commençait à sentir vraiment mauvais. Il posa deux cents leones devant la marchande de cigarettes et demanda en créole :

You sabe oussa shi done go[38] ?

La fille étendit la main, montrant la direction opposée au centre de Freetown.

Shi gogo for ya[39].

Cette fois, c’était carrément suspect. La voiture rouge surtout l’intriguait… En tout cas, quelque chose de grave se tramait. Il se félicita que rien ne puisse plus lui être reproché. Ses « pensionnaires » étaient sur le point de prendre la route, munis de papiers en bonne et due forme. Seulement, Forugi risquait de parler et l’impliquer, lui Labaki… Il était urgent de le retrouver. Mort ou vif et, de préférence, mort.

— On rentre ! fit-il.

Les deux voitures repartirent à fond la caisse, éclaboussant de boue les rares passants. À peine rentré, Karim Labaki marcha droit sur le ministre de l’Intérieur :

— Tu connais beaucoup de grosses voitures rouges à Freetown ?

Le Noir réfléchit quelques instants.

— J’en vois trois, dit-il, je crois que ce sont les seules. La Mercedes du vice-président, la Pajero de Kofi, le Ghanéen qui tient le restaurant et la Range Rover de ce fou d’Irlandais, le protégé de Sheka Songu. Je ne sais même pas vraiment comment on laisse un homme pareil dans notre pays, après les crimes qu’il a commis au Mozambique. C’est un raciste, ça oui…

Le Libanais ne l’écoutait plus. C’était la CIA qui avait enlevé Forugi. Ce qui n’était pas vraiment bon signe. Pour que les Américains se soient livrés à ce genre d’action, il fallait qu’ils soient au courant de ce que les Iraniens préparaient. Avec son aide à lui, Labaki. Coûte que coûte, il fallait faire le ménage. Avant que cela n’arrive aux oreilles du Président Momoh. Certes, il avait du pouvoir en Sierra Leone, mais il n’était quand même pas aussi riche que les États-Unis et l’Arabie Saoudite réunis… Il attira le chef de ses Palestiniens dans un coin :

— Tu prends tes hommes et tu files à Lakka, chez Hodges, ordonna-t-il. Fais attention, il est toujours armé. Tu ramènes tout ceux que tu trouves là-bas. S’ils résistent, tu les tues. Sauf Yassira.

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