Chapitre VI

Malko refusa définitivement le barracuda que la grosse Noire balançait sous son nez et reporta son attention sur son suiveur. C’était bien celui aperçu plus tôt, appuyé à sa voiture. Un Noir de taille moyenne, les yeux protégés par des lunettes noires. L’arme qui était accrochée à sa ceinture, dans son dos, faisait une énorme protubérance sous sa saharienne. Son assurance, plus quelque chose d’indéfinissable, indiquaient qu’il était policier.

Il échangea quelques mots avec un Libanais sur le pas de sa boutique, puis s’éloigna. Malko le vit s’installer dans une Honda Civic, celle qui avait fait demi-tour derrière lui, mais il resta à son volant, impavide. Malko regagna sa 505 et remonta vers Siaka Stevens Road. Jim Dexter devait l’attendre au Mammy Yoko. La Civic démarra aussitôt derrière lui.


* * *

Jim Dexter, seul, sous un ventilateur du bar du Mammy Yoko, avait le visage soucieux. Il était déjà six heures et demie.

— Je commençais à être inquiet !

— Vous n’aviez pas tort, dit Malko.

Son suiveur l’avait accompagné jusque dans le parking de l’hôtel. Il mit l’Américain au courant. Ce dernier semblait plus perplexe qu’angoissé.

— Il est possible que la Special Branch vous surveille. Je le saurai demain matin par Sheka Songu. Je vais chercher votre permis de port d’arme. Mais cela m’étonne.

— Donc, ce type travaille aussi pour Karim Labaki, conclut Malko. C’est le seul qui puisse s’intéresser à moi à Freetown.

— Vous avez sûrement raison, approuva le chef de Station. Labaki veut vous intimider. À Freetown tout se sait, donc, il n’ignore pas la raison de votre présence ici. Est-ce que Rugi a pu vous aider ?

— Je la revois après-demain soir. Il faut demander à votre ami de la police s’il n’a rien sur ces deux Chiites.

— J’essaierai, mais je n’y crois pas. Il ne voudra jamais se mêler d’une affaire entre les Iraniens et nous. Venez, je vous emmène dîner chez moi.

La Honda Civic avait disparu. Jim Dexter prit la direction des collines du quartier résidentiel. En haut de Signal Hill, il s’arrêta devant une villa cachée derrière un building moderne dominant la baie de Freetown.

— Tous les gens de l’ambassade habitent là, expliqua-t-il à Malko. Nous avons notre citerne d’essence, notre camion d’eau et notre générateur…

Un Noir leur ouvrit le portail de sa villa et referma derrière eux.


Malko avait dormi comme une bête, vaincu par la chaleur humide, après que Jim Dexter l’ait raccompagné. De nouveau, il lui avait semblé apercevoir la Honda Civic embusquée à la station Texaco. Sans s’en préoccuper, il avait continué jusqu’à l’ambassade US. Le générateur réparé, le Marine de garde avait repris tout son tonus.

Jim Dexter, à peine Malko dans son bureau, lui tendit un lourd paquet et une enveloppe.

— Voilà votre permis et le Colt. Plus une boîte de cartouches.

— Vous avez appris quelque chose ?

— Pas grand-chose, j’ai vu Songu entre deux portes, il m’a juré que le CID ne s’occupait pas de vous.

— Donc, c’est Labaki.

— J’ai un contact pour vous, dit l’Américain. Mon meilleur informateur, Eddie Connolly, un journaliste sierra-leonais que je paie en essence…Il était au Liberia et vient de rentrer. Il vous attend au News-Room du ministère de l’Information. Dans le building « chinois », en face du stade Siaka Stevens.

— J’y vais, dit Malko qui connaissait maintenant Freetown par cœur.

Il retrouva sa voiture garée dans Lamy Sanko Street transformée en fournaise. Trente mètres plus loin pointait le museau de la Honda Civic… Il descendit vers Connaught Hospital, la surveillant dans son rétroviseur. Il y avait peu de circulation mais une foule compacte de piétons… Longeant King Jimmy Market, il attendit de voir la Honda engluée au milieu des piétons pour tourner dans Waterloo Street en sens unique. Remontant d’un trait, il frôla de justesse un camion, qui, furieux, bloqua la Honda lancée à sa poursuite… Lui continua jusqu’à Pademba Road pour redescendre ensuite Campbell Street jusqu’à Brookfield Road. Puis il gara sa voiture en face de la minuscule ambassade du Liberia et continua à pied. L’immeuble de douze étages où on avait regroupé la plupart des ministères avait fière allure. À cela près que les ascenseurs, privés de courant, ne fonctionnaient pas… Un Noir, à genoux sur le parking, faisait sa prière, face à la Mecque… Malko se lança à l’attaque des huit étages…

Sur chaque palier, une pancarte annonçait « Ne mettez pas vos doigts sales sur le mur propre. » D’après la couleur des murs, le conseil était rarement suivi… Le huitième étage était un dédale de couloirs et de bureaux, la plupart vides. Il finit par dénicher la News-Room. Une Noire vêtue à l’européenne, très maquillée, la poitrine provocante, tapait à la machine, ses escarpins à côté de son bureau. Elle les remit à l’arrivée de Malko.

— Je cherche Eddie Connolly, dit-il. Elle montra la porte voisine.

— Il vient de rentrer.


* * *

Eddie Connolly, noir comme du charbon, portait en dépit de la chaleur, une veste et une cravate. Une énorme verrue sur la pommette gauche semblait empêcher ses lunettes à verres épais de tomber. Il adressa un sourire poli à Malko.

Sir ?

— Je viens de la part de Jim Dexter, annonça Malko en s’asseyant.

Indeed, fit Eddie Connolly d’un ton très oxfordien. Mr Dexter m’a parlé de vous. En quoi puis-je vous aider ?

— Je cherche deux hommes, expliqua Malko. Des Chiites libanais. Je n’ai le nom et le signalement que de l’un d’entre eux.

Il expliqua l’affaire et sortit la photo du Libanais trouvée dans le passeport qu’avait rapporté Charlie. Eddie Connolly regarda longuement le document et demanda :

— Je peux le garder ?

— Bien sûr. Vous pensez pouvoir faire quelque chose ?

Le journaliste desserra un peu sa cravate et répondit, d’un ton légèrement sentencieux :

Indeed, si ces hommes sont entrés légalement en Sierra Leone, il devrait en rester des traces à l’Immigration Office. J’y ai quelques amis. Sinon, j’essaierai de faire une petite enquête, à Longi Airport et dans le milieu libanais. On connaît tous les nouveaux venus. Vous ne savez rien de plus ?

— Si, dit Malko, il n’est pas impossible que ces deux hommes se cachent dans la résidence de l’ambassadeur iranien ou chez Karim Labaki.

Le regard du journaliste s’éteignit brusquement.

Indeed, Mr Labaki est très puissant. Même le CID le protège. Je dois faire attention, c’est très délicat. Je ne sais pas si je pourrai arriver à un résultat…

— Je suis sûr que vous ferez de votre mieux, dit Malko.

Il ouvrit son attaché-case et en sortit deux « briques » de billets de vingt leones qu’il déposa sur la table. Goulûment, le journaliste les happa et les fit disparaître dans un tiroir. Juste au moment où la petite journaliste aux seins pointus et aux talons aiguille entrait dans le bureau. Elle glissa un regard allumé à Malko et annonça :

— Eddie, je vais au palais de Justice !

— Voilà Bernice, ma meilleure enquêtrice, dit Eddie Connolly. Un ami, Mr Linge.

Bernice ne devait pas seulement être sa meilleure enquêtrice… Elle lança à Malko :

— Vous n’allez pas en ville ?

— Mais si, fit-il.

— Déposez-moi, alors. Je n’ai pas de voiture.

Eddie Connolly faisait la gueule. Bernice l’embrassa avant de partir et précéda Malko. En bas, elle se cala avec délices dans la 505.

— J’ai une voiture, mais je n’ai pas le temps de faire la queue pour l’essence, fit-elle. Eddie se débrouille, lui.

Elle était vraiment piquante avec son corps nerveux et ce visage triangulaire aux yeux brillants soulignés de mauve. Une petite bombe sexuelle. Bernice descendit en face du grand cotton-tree et lui adressa un regard lourd de promesses.

— Si vous voulez des tuyaux, je suis là tous les jours.

Les soldats de garde devant le palais de Justice suivirent d’un air avide le balancement provocant de ses hanches. Paisibles et pacifiques, les Sierra Leonais ne pensaient qu’au sexe et à la musique.

Malko tourna autour du cotton-tree et remit le cap sur le Mammy Yoko. Ses hameçons étaient lancés, il ne restait plus qu’à tirer avec précaution sur les lignes…


* * *

Un Noir attendait dans le hall du Mammy Yoko. Il s’approcha de Malko et demanda timidement :

— Mister Linge ? J’ai un message de Mr Bill. Il vous demande d’aller le voir…

Évidemment, sans téléphone, les communications étaient aléatoires. Malko avait juste le temps de prendre une douche avant de se relancer sur la piste démoniaque de Lakka. Que voulait Wild Bill Hodges ?

Il mit le Colt 45 dans une sacoche de cuir avec une énorme liasse de leones. La piste lui parut encore plus dure que la première fois. Une horreur. Impossible même de penser. La poussière rouge pénétrait partout, brûlait les yeux, les cahots meurtrissaient le dos, les reins, les poignets, les muscles. Il aurait fallu un char ou une moto…

Déception, la Range Rover rouge de l’irlandais n’était pas devant la villa. Malko entra et tomba sur un domestique noir.

— Patron pas là, fit-il. Allé Freetown.

Le comble. Malko regarda la piscine avec une furieuse envie de se jeter dedans, vite calmée par le spectacle des divers batraciens qui s’y ébattaient.

And the lady ? insista-t-il.

— Partie aussi.

De mieux en mieux… Au moment où Malko allait repartir, le Noir montra la plage.

— Miss Seti nager là-bas…

Il se dirigea vers la plage, sa sacoche à la main. Personne. À droite, il voyait tout, mais à gauche, un mouvement de terrain lui cachait la vue. Il se mit en marche sur le sable dur et découvrit, après un amas de rochers, une plage encore plus belle avec les bungalows d’un club de vacances. Une silhouette était étendue sur le sable. Trop loin pour qu’il puisse voir de qui il s’agissait. Il reprit sa progression. L’endroit était idyllique avec les cocotiers, la mer et ce sable blanc…

La silhouette se révéla être une femme… Allongée sur le ventre, vêtue en tout et pour tout d’un slip rouge. La peau brune et les longs cheveux noirs, le corps élancé lui firent reconnaître Seti. La jeune femme tourna la tête et ôta ses lunettes noires en le voyant. Son regard se posa sur lui, interrogateur et ravi.

— Mais que faites-vous ici ?

— Je cherche Bill.

Elle rejeta ses cheveux en arrière et se redressa, découvrant ses seins pleins et fermes, sans aucune pudeur.

— Il est parti en ville il y a un bon moment avec Yassira.

— Il m’avait donné rendez-vous.

— Il lui arrive d’oublier. Attendez-le, il ne devrait pas tarder. Mettez-vous en maillot, la mer est très bonne.

— Je n’en ai pas.

Elle se leva.

— Je vais vous en prêter un, attendez-moi.

Elle disparut dans la cocoteraie qui dissimulait une douzaine de grands bungalows et revint avec deux maillots. Malko profita de l’abri d’un gros fromager pour se changer. Seti l’attendait en jouant dans l’eau. Les vagues étaient tièdes, c’était délicieux. Ils nagèrent un peu, puis restèrent au bord, de l’eau à mi-corps.

— Que faites-vous ici ? demanda Malko.

— J’ai décidé de m’installer dans un des bungalows de St-Michael Lodge, expliqua Seti. En ce moment, il y a de la place.

Une vague les jeta l’un contre l’autre. Machinalement, Malko referma son bras autour de la taille de Seti qui demeura contre lui, une cuisse entre les siennes, le regard soudain flou. Les pointes de ses seins appuyaient contre sa poitrine, ajoutant à son trouble. Une vague plus forte les sépara et elle s’ébroua.

— Venez, nous allons prendre une douche.

Il la suivit jusqu’au bungalow, spacieux avec un superbe toit de chaume. Une moustiquaire pendait au-dessus du lit. Seti fit glisser son maillot, révélant le triangle bien épilé de son ventre et ses fesses cambrées. Malko la rejoignit sous la douche. L’eau fraîche apaisa la brûlure du soleil et du sel. Il avait l’impression d’être en vacances.

Seti, avec un regard rieur, coupa la douche, s’accroupit soudain devant lui et le prit dans sa bouche avec douceur. On n’entendait plus que le froissement soyeux du grand ventilateur et, dans le lointain, le bruit des vagues… Les doigts et la bouche de Seti faisaient merveille. Malko sentait son membre emplir peu à peu la bouche de la jeune femme et ses reins commençaient à le picoter. De la main gauche, elle caressait le creux de son dos, descendant plus bas, l’agaçant avec audace. Puis, elle se redressa, le prit par la main et l’entraîna vers le lit.

Bras et jambes écartés elle attendit qu’il se rue en elle, avec un soupir de satisfaction.

Elle ondulait doucement, avec de petits soupirs, de brusques saccades, se frottant, avec la sensualité délicate d’une chatte amoureuse. Malko se dégagea, la mit sur le côté et revint en elle. Il commença, tout en remuant lentement au fond de son ventre, à jouer avec les pointes de ses seins. Seti se cambrait, se tordait dans ses bras ; elle gémit : « Arrête, arrête, tu vas encore me faire jouir »… Son corps était trempé de sueur, ses jambes se détendaient spasmodiquement. Il la prit aux hanches et se mit à la pilonner, heurtant chaque fois ses fesses rondes, lui arrachant cette fois des cris. Ils explosèrent ensemble et demeurèrent emboîtés l’un dans l’autre. Enroulés dans la moustiquaire qui s’était décrochée.

Un peu plus tard, Seti s’étira et murmura :

— J’aime faire l’amour avec toi. J’ai pourtant été très amoureuse de Bill. Peut-être parce qu’il était une brute. Avec lui, je baisais. Dès que son sexe énorme me touchait, j’étais dans tous mes états, je jouissais comme une folle. Mais il ne m’a jamais caressée et il semblait ignorer que j’avais des seins… Et puis, il a rencontré cette pétasse de Yassira…

— Tu ne la portes pas dans ton cœur…

— C’est une salope ! fit-elle avec une conviction profonde. Elle s’ennuyait avec son Libanais qui la baisait une fois par mois. Elle avait entendu dire que Bill était un coup superbe, elle a voulu l’essayer. Quand elle en aura assez, elle retournera dans sa grande maison de Station Hill, prendra une bonne trempe et Bill restera tout seul comme un con…

Quelle lucidité…

— Il ne s’en doute pas ?

— Je ne sais pas. Quand il a envie d’une femme, il est comme fou. En plus, il pense qu’il est toujours le plus fort, mais ici, les Libanais font la loi. Ils ont trop de complices. Il y laissera des plumes ou sa peau.

— Il reviendra avec toi.

— Je n’en veux plus. Attends ! Je vais reprendre une douche.

Au moment où elle émergeait de la moustiquaire, on frappa un coup à la porte. Seti fit un pas en avant, défit le loquet et entrouvrit. Une violente détonation fit trembler le bungalow. Horrifié, Malko vit Seti rejetée en arrière comme par un poing invisible, une énorme tache rouge au milieu de la poitrine.

La porte avait volé en éclats. Il aperçut le canon d’un shot-gun balayant la pièce à sa recherche.

Allongée sur le dos, Seti, les yeux vitreux, agonisait.

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