Chapitre XI

— L’ordre vient du Président lui-même, souligna le chef de Station. Il a signé un nouveau « finding ». Il semble que les interceptions radio transmises par le Mossad aient joué un grand rôle dans sa décision. Et le DDO a plaidé la cause de l’intervention. On ne peut pas se laisser allumer comme des sitting-ducks[34].

Malko regarda le télégramme juste déchiffré qui, en tant que chef d’une mission clandestine, lui donnait des pouvoirs extrêmement étendus. Jim Dexter lui jeta un regard incisif.

— Vous avez une idée de ce que vous allez faire ?

— Je crois, dit Malko. Mais ça risque de faire des vagues…

L’Améncain eut un geste fataliste.

— Le Président y a bien pensé en signant son « finding ». En cas de coup dur, ce ne sera pas un très gros problème de vous exfiltrer. Surtout avec Wild Bill.

L’Américain regarda par la fenêtre à travers laquelle on distinguait le toit plat de l’ambassade d’URSS, avec son antenne cerceau, où une Soviétique faisait du jogging.

— Avez-vous pu apprendre quelque chose sur l’emploi du temps d’Eya Karemba, dimanche ?

— Oui. Coup de pot. Dimanche, Karemba travaillait pour le CID. Il était de permanence à Longi Airport. Il est resté là toute la journée.

Donc, il n’était pas avec Karim Labaki. Malko essaya de deviner ce que le policier noir avait pu faire à l’aéroport.

— Il y a eu des vols internationaux, ce jour-là ? demanda-t-il.

— Oui, une arrivée, un DC 10, en provenance de Paris. L’appareil est reparti sur l’Europe. Comme toutes les semaines.

— Vous pouvez avoir la liste des passagers embarqués et débarqués ?

— Oui, je pense.

— C’est tout ?

— Oui. Peut-être un vol des Ghana Airlines s’il s’est posé. Ils sont très capricieux.

— Et les vols intérieurs sierra-leonais ?

L’Américain eut un sourire ironique.

— Il n’y en a plus. Les Sierra Leone Airlines n’avaient qu’un seul avion prêté par ALIA. Comme ils n’ont jamais rien payé, les Jordaniens ont repris l’avion. Depuis, si vous avez à vous rendre en brousse, il reste les poda-poda et les pirogues. Il n’y a aucun avion privé en Sierra Leone.

— Et les hélicos ?

— Les trois qui font la navette Lungi-Freetown. Plus les deux du président, mais un est accidenté.

Malko se leva. Jim Dexter lui expédia un coup d’œil, quand même inquiet.

— Vous me tenez au courant. Que j’aie le temps de me mettre à l’abri d’une réaction brutale des Libanais…

— Pour l’instant, je me renseigne, dit Malko.

— Combien est-ce que je peux offrir à Bill Hodges ?

— Le moins possible, fit Dexter, toujours aussi économe. Il est gourmand. Partez-moi un peu de votre plan.

— Pas encore, dit Malko. J’en saurai plus ce soir. D’ici là, vous vérifiez les listes de passagers.

— OK. Bonne chance, et bonne guerre, fit le chef de Station avec un sourire un peu crispé.


* * *

Les gardes esquissèrent un garde-à-vous approximatif devant la Mercedes 500 de Karim Labaki sortant de la résidence du président Joseph Momoh. Enfoncé dans ses coussins le Libanais ne les vit même pas. La rage l’étouffait. Depuis qu’il était en Sierra Leone, c’était la première fois qu’il s’était fait traiter comme un petit garçon. Le Président était furieux.

Il avait arpenté son bureau en marmonnant des menaces à l’égard de Labaki et des Iraniens en général. Tremblant de fureur. Tout cela pour un petit journaliste de merde… Seulement le Libanais ignorait que Joseph Momoh appartenait à la même société secrète qu’Eddie Connolly. L’assassinat de ce dernier l’avait profondément choqué.

Le chauffeur se retourna :

— On va à la maison ?

— Non, fit Karim Labaki. À Murray Town. À l’ambassade d’Iran.

Ses amis iraniens commençaient à lui casser les pieds. En plus, l’ambassadeur venait d’annoncer au Président que la nouvelle livraison de pétrole aurait beaucoup de retard. Or, Labaki l’avait déjà revendu, ce pétrole, avec dix dollars de profit par baril, pour racheter du brut nigérien. Et il était obligé de livrer… Plaisanterie qui risquait de lui coûter une dizaine de millions de dollars.

La sentinelle, ouvrit respectueusement la grille devant la Mercedes aux vitres noires. Le Libanais était un des rares à pouvoir être reçu par l’ambassadeur d’Iran sans rendez-vous.

Karim Labaki grimpa le perron, fila directement au premier étage, poussa la porte du directeur du Centre Culturel. Hussein Forugi était en train de se faire les ongles. Il posa sa lime et se leva avec un sourire servile.

Haroye doctor Labaki[35] ! Quelle bonne surprise.

— Faudrait arrêter vos conneries, gronda le Libanais en se laissant tomber dans un fauteuil.

L’Iranien ne se départit pas de son sourire huileux.

— Voulez-vous un ichai[36] ?

— Non, fit le Libanais, je veux mon pétrole.

— Il va venir… Il est en route, affirma l’iranien.

— Quand ?

Forugi eut un geste d’impuissance.

— Nous sommes en guerre avec un ennemi impitoyable, Haroye doctor Labaki. Les pétroliers ont souvent du retard.

— Cela fait deux mois qu’il devrait être là, jeta le Libanais… J’en ai ras le bol. En plus l’histoire du journaliste fait des vagues. Le Président m’en a parlé.

Hussein Forugi ouvrit les mains en un geste plein d’innocence.

— Mais c’est un de vos hommes qui s’est chargé de cette action…

Labaki faillit écraser le bureau. Le visage convulsé de fureur, il hurla :

— C’est vous qui m’avez demandé de liquider ce putain de nègre ! Parce qu’il commençait à devenir dangereux.

L’iranien battit en retraite.

— Oui, bien sûr, mais c’était dans l’intérêt de la Révolution islamique. L’imam vous en sera grandement reconnaissant.

— Je veux mon pétrole.

— Je vais tout de suite câbler à Téhéran, affirma Forugi.

Un peu calmé, Karil Labaki lui jeta un regard incisif.

— Vous connaissez une fille qui s’appelle Bambé ?

Le teint déjà pâle de l’iranien devint carrément livide. C’est d’une voix étranglée et mal assurée qu’il répondit :

— Oui. C’est… c’était une employée de la Résidence. Elle a été congédiée. Elle volait. Pourquoi ?

— Pour rien, fit le Libanais.

Certain que Forugi mentait. Ses informateurs lui avaient rapporté une rencontre qui ne lui plaisait pas du tout. Afin de verrouiller cette affaire, il allait être obligé de consentir encore un petit effort… Il se força à sourire.

— Cette fille avait de mauvaises fréquentations, expliqua-t-il, d’un ton rassurant. Du moment que vous l’avez virée, c’est OK.

Hussein Forugi fut soulagé de cette réponse. Il trempa avec volupté ses lèvres dans son thé brûlant et très sucré, le sixième de la journée, ignorant superbement la tyrannie de la sucrette chimique. Labaki ressassait ses sombres projets. Les Iraniens s’étaient arrangés pour que tout le sale boulot soit fait par ses hommes à lui… S’il y avait un problème, c’est lui qui porterait le chapeau.

Quelques meurtres ne le troublaient pas. Mais la colère du Président Momoh lui avait fait peur. Dès qu’il s’agissait de voler, les Sierra Leonais, plutôt nonchalants, devenaient d’une intelligence diabolique… C’était tentant de lui coller sur le dos une sale histoire pour le déposséder de ses biens. Ses informateurs lui répétaient sans cesse que les Américains et les Saoudiens faisaient une pression énorme sur le Président pour qu’il se débarrasse des Iraniens et de ceux qui les protégeaient.

Hussein Forugi le raccompagna jusqu’à sa Mercedes avec les plus grandes marques de respect.


* * *

Rugi avait menti elle était allée se changer. Un pantalon de soie blanche fluo moulait sa croupe callipyge et le léger pull de soie de même couleur collait à ses seins comme s’il avait été peint dessus. Une grosse ceinture soulignait la taille mince. Maquillée comme la Reine de Saba, elle pouvait rivaliser avec n’importe quelle cover-girl de New York, ou de Paris. Elle enveloppa d’un regard approbateur la chemise de voile et le pantalon d’alpaga noir de Malko. Ses yeux dorés semblaient la fasciner.

Elle le précéda au bar. Le balancement de ses hanches aurait fait bander un mort. Malko en avait la bouche sèche. Et une furieuse envie de la culbuter sur place.

— Un Cointreau, commanda-t-elle.

Le bar était presque vide, à part un bruyant équipage de la TAT arrivé de Guinée. Guignant la silhouette fluorescente de la jeune Africaine.

— Vous avez passé trois heures à vous maquiller… remarqua-t-il.

Elle fondit de joie.

— Pas du tout, je me suis juste donné un coup de crayon.

Rejetée en arrière, elle provoquait ouvertement Malko. Il avait scrupule à briser cette magie, mais, hélas, il ne se trouvait pas en Sierra Leone pour réaliser ses fantasmes.

— J’ai besoin de vous, annonça-t-il.

— Pour quoi faire ? interrogea Rugi, mi-figue, mi-raisin.

— Je voudrais revoir Bambé, avec vous.

Une lueur de furie brilla fugitivement dans les yeux de biche. C’est d’un ton glacial que Rugi lança :

— Pourquoi avez-vous besoin de moi ? Vous êtes assez grand…

Il posa la main sur les longs doigts terminés par des ongles vermillon.

— Rugi, il s’agit du business. Je veux lui demander un service. Si j’y vais tout seul, elle aura peur. Vous pouvez la convaincre. Je suis prêt à lui donner de l’argent…

— La convaincre de quoi ? demanda-t-elle, encore méfiante.

Malko lui expliqua son intention et elle l’écouta, plutôt sceptique.

— C’est bien compliqué ! conclut-elle. Elle ne va pas vouloir.

— On peut toujours essayer.

Elle ne répondit pas. Certainement décontenancée et furieuse. Regrettant visiblement de s’être parée pour le sacrifice. Il l’avait bien eue.

— OK, finit-elle par dire. Allons-y.

De nuit, les ruelles de Murray Town étaient encore plus sinistres que de jour. Une brusque averse les avait transformées en bourbier où zigzaguaient des piétons résignés, essayant de ne pas se faire écraser par les poda-poda lancés à toute allure. Rugi guidait Malko dans ce dédale obscur, encore boudeuse. Celui-ci était tendu et silencieux. Priant intérieurement pour que Bambé accepte sa proposition. Il arriva enfin devant le portail donnant sur le jardin en friche où se trouvait la maison de l’ex-standardiste.

À peine furent-ils hors de la voiture qu’une meute de chats errants s’éparpilla avec des miaulements effrayés… Il fallut tambouriner sur la porte de longues minutes pour que le battant s’entrouvre enfin.

Bambé, enroulée dans un gara, nu-pieds, accueillit Malko d’un sourire radieux qui s’effaça en partie lorsqu’elle aperçut Rugi derrière lui. Rugi lui adressa une longue phrase en créole, et elle les fit entrer dans une petite chambre en désordre.

Pas d’électricité. Une bougie éclairait mal les recoins. Bambé s’assit en tailleur sur le lit.

La présence de Rugi la mettait apparemment mal à l’aise. Elle ne cessait de lui lancer des regards interrogateurs. Rugi passa un bras autour de ses épaules et lui parla doucement. Les deux femmes semblaient plus qu’intimes et Malko se souvint qu’il y avait beaucoup de lesbiennes en Afrique. C’était peut-être cela le lien des sociétés secrètes…

Bambé finit par éclater de rire avec un regard en coin pour Malko et chuchota quelques mots à l’oreille de Rugi.

— Elle pensait que vous viendriez la voir, traduisit celle-ci. Elle a attendu tous les soirs.

— A-t-elle eu des nouvelles de Hussein Forugi ?

— Oui, il lui a envoyé des messagers à plusieurs reprises pour lui demander de revenir à la Résidence.

Malko eut l’impression de respirer une grande bouffée d’oxygène. Première hypothèse vérifiée.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle ne veut pas.

— C’est tout ?

— Non, il lui semble avoir vu sa voiture rôder par ici un soir, mais elle n’est pas sûre. Toutes les Mercedes se ressemblent…

Malko dissimulait sa satisfaction. Hussein Forugi devait avoir du mal à se priver de son jouet sexuel. Dans sa position, il ne pouvait pas aller courir les putes…

Malko sortit une liasse de dollars, en compta cinq cents et les posa sur le lit. Bambé ne broncha pas. Pour elle, c’était abstrait. Malko insista.

— Il y en a pour vingt mille leones. L’œil de Bambé brilla enfin. Ça, c’était du concret. Son cerveau se mit au travail, rêvant déjà du petit commerce qu’elle pourrait s’offrir. Un stand de vente de cigarettes pour commencer. Son corps s’alanguit à cette vision paradisiaque et son regard humide se posa sur Malko. S’ils avaient été seuls elle lui aurait probablement donné sur-le-champ ce qu’elle refusait au conseiller culturel iranien…

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? demanda-t-elle.

— Vous avez un moyen de joindre Forugi ? interrogea-t-il. Discrètement. Pas par téléphone.

— Oui, dit-elle. J’ai un cousin qui est le frère d’un gardien de la résidence.

C’est-à-dire qu’ils étaient tous du même village.

— Il peut porter un message à Hussein Forugi, de votre part ?

De nouveau, la frayeur revint dans les yeux de Bambé.

— Qu’est-que je lui dis ?

— De venir vous voir. Demain, dès qu’il fera nuit.

— Mais je ne veux pas. Il va…

— Il ne fera rien, promit Malko, je serai là, avec un autre ami. Vous ne craignez rien…

Bambé échangea un regard avec Rugi. C’était le moment critique.

— Accepte, conseilla Rugi. Après tu iras dans ton village quelques jours. Je t’emmènerai.

C’est ce que Malko avait prévu la mettre sous sa protection de Wild Bill Hodges le temps qu’il faudrait. Le sort d’Eddie Connolly était là pour rappeler les dangers d’une collaboration avec lui. Bambé semblait très intriguée par ce mic-mac auquel elle ne comprenait rien.

Mais qu’est-ce que vous voulez lui faire ? demanda-t-elle.

— Lui parler, fit Malko. :

— Vous ne pouvez pas aller à la Résidence ?

Rugi intervint.

— Non. Forugi ne le recevra pas. Il a peur qu’il lui jette un sort. Il faut le voir par surprise.

— Ah bon, fit la jeune Noire. Rassurée par cette précision. On était en pays de connaissance… Elle regarda les billets, puis Rugi, enfin Malko et laissa tomber d’une voix timide :

— Je ne sais pas écrire.

Problème non prévu.

— Je vais te faire le mot, proposa aussitôt Rugi.

Malko la regarda rédiger son piège. Les dés étaient jetés. Le premier acte de sa contre-offensive, destinée à contrer l’opération iranienne.

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