Chapitre VII

Les narines piquées par l’âcre odeur de la poudre, Malko roula sur lui-même, entraînant la moustiquaire, avec une seule idée éviter la prochaine décharge.

Il tomba sur le tapis de raphia au moment où un second coup de feu explosait. La charge de chevrotine déchiqueta les supports de la moustiquaire et creusa un trou énorme dans le mur. Fébrilement, Malko arracha le rabattant de la sacoche en cuir où se trouvait son arme.

Aucun bruit à l’extérieur. Le tueur devait recharger son shot-gun. Malko saisit le Colt 45, tira la culasse en arrière et, dans la foulée, visa la porte le bras tendu. Il lâcha trois cartouches, son index crispé sur la détente.

Profitant de l’abri du lit, il se déplaça ensuite le long du mur vers la porte toujours grande ouverte.

Aucune réaction. L’arme à bout de bras, il plongea à l’extérieur. L’air tiède lui frappa le visage.

Il aperçut, déjà au fond de la cocoteraie, un homme de haute taille qui s’enfuyait vers la route, un fusil à la main. Sans hésiter, Malko vida son chargeur, jusqu’à ce que la culasse reste ouverte. Mais la cible était trop loin. Le tueur disparut. Des Noirs accouraient du Club House de St-Michael Lodge, attirés par les coups de feu. Malko entendit un bruit de moteur dans le lointain. L’assassin s’enfuyait. Il rentra dans le bungalow et se pencha sur Seti.

La jeune femme, étendue sur le dos les yeux fixes, ne respirait plus. Une horrible blessure déchiquetait sa poitrine. La charge de chevrotine lui avait fait exploser le cœur. Il se redressa, des larmes dans les yeux. La mort était une chose abominable, irréversible. Il se retourna trois Noirs regardaient la scène, terrifiés. Il leur dit :

— Allez prévenir Bill Hodges.

Un des Noirs partit en courant. Malko prit le drap et en couvrit la dépouille de Seti. Victime innocente car c’est lui qui était visé, sans aucun doute. Or, il n’avait encore rien découvert sur les deux terroristes chiites. Sa présence seule représentait donc un danger. L’homme qu’il avait vu s’enfuir pouvait être Eya Karemba, le Noir gigantesque qui travaillait pour Karim Labaki. Il pensa soudain à Rugi. Elle aussi était en danger. Il fallait l’avertir.

Ses réflexions furent brutalement interrompues par une tornade.

Wild Bill Hodges.

L’irlandais, riot-gun Beretta à bout de bras, les yeux réduits à un trait, le visage congestionné, avait écarté les Noirs agglutinés autour de la porte comme un boulet de canon. Sans un mot il fonça sur le corps, arracha le drap et contempla Seti. Puis, il se redressa après avoir recouvert le visage de la morte et demanda d’une voix croassante :

— Qui est le salaud qui a fait ça ?

En peu de mots, Malko lui fit le récit du meurtre. Le visage fermé, Wild Bill Hodges interpella les Noirs en créole incompréhensible pour lui. L’un d’eux répondit en hésitant.

— Vous connaissez un très grand Noir qui a une Pajero blanche ? demanda-t-il à Malko.

— La Pajero, je ne sais pas, mais le tueur, cela pourrait être Eya Karemba.

— Karemba ! Cet enculé de salaud !

Il était sur le point d’exploser. Violet. Serrant son riot-gun comme s’il allait s’en servir sur le champ.

— Ce sont ces fumiers de Libanais qui ont voulu se venger, dit-il. Ils vous ont pris pour moi. On va aller voir Labaki et il va y avoir du sang sur les murs. Vous savez vous servir d’un M.79[27] ?

— Pourquoi m’avez-vous donné rendez-vous ? coupa Malko.

L’Irlandais le fixa, sincèrement étonné.

— C’est vous qui m’avez dit de vous retrouver au Gem, le restaurant libanais. Vous m’avez envoyé un type.

Un ange passa. Horrifié.

— C’est moi qu’on visait, corrigea Malko. Pas vous.

Il lui expliqua le coup des deux faux rendez-vous. Bill Hodges l’écouta en silence avant de dire :

— Je vous emmène voir Sheka Songu, le chef de la police. C’est mon pote, il va nous aider. Si c’est ce salaud de Karemba…


* * *

Bill Hodges salua d’un geste désinvolte la sentinelle en uniforme qui veillait devant le bureau du chef de la police Sheka Songu, donna un coup sec sur la porte et entra, suivi de Malko. Le QG de la police était encore très animé en dépit de l’heure tardive. Ils avaient franchi les treize kilomètres séparant Lakka de Freetown à une allure démente, l’un suivant l’autre et Malko avait laissé au passage sa voiture au Mammy Yoko. Le chef de la police leva vers eux un visage courroucé, aussitôt éclairé d’un sourire. Il contourna son bureau et vint vers l’irlandais, la main tendue.

Bill, my friend !

Le mur derrière son bureau disparaissait sous les images religieuses, allant du Christ en croix au Pape, en passant par la Vierge et toutes sortes de saints… Voilà un homme qui ne cachait pas sa foi… Il avait de curieuses oreilles de faune, comme si on en avait sectionné la partie supérieure. Il prit Bill dans ses bras, l’étreignit puis s’écarta avec un regard de reproche.

— Je ne t’ai pas vu à la messe dimanche…

— J’étais en brousse, dit Bill.

— Ah bon ! fit le chef de la police, soulagé. J’avais cru que tu étais devenu protestant. Pourquoi tu viens me voir ?

— Sheka, fit Bill Hodges, as-tu sous tes ordres un type qui s’appelle Eya Karemba, un grand type costaud ?

Le Noir fronça les sourcils.

— Oui.

— Il a une voiture ?

— Oui, une Pajero blanche. Pourquoi ?

— Il a tué mon amie Seti et tenté d’assassiner mon ami Malko Linge ici présent, il y a deux heures.

Le visage du policier se ferma.

— C’est grave ce que tu dis là… Tu es sûr ?

— Dis-moi, fit l’Irlandais, tu les paies bien tes flics. Une Pajero, ça vaut combien de millions de leones ?

— Ce n’est pas avec sa solde qu’il l’a achetée, reconnut le policier, embarrassé. Tu sais bien comment ça se passe. Il fait des heures supplémentaires. Je vais le convoquer tout de suite.

Il décrocha son téléphone et eut une longue conversation en créole avant de raccrocher, annonçant :

— Il n’était pas en service aujourd’hui. Il paraît qu’il était chez Labaki.

— Appelle ce salaud, intima Bill Hodges.

Les tatouages sur son bras en tremblaient. Dans son teint blême de fureur, les taches rouges se remarquaient encore plus… Sheka Songu lui jeta un regard inquiet.

— Tu sais que…

— Appelle-le ou j’y vais avec mon Beretta et ça va faire mal…

Sheka Songu retint un soupir et composa un numéro avec une sage lenteur. Visiblement, il souhaitait de tout son cœur qu’on ne réponde pas. Ce qui ne fut pas le cas.

— Mr Labaki est-il là ? demanda-t-il d’une voix pleine de respect.

Bill Hodges fit le tour du bureau et brancha le haut-parleur du téléphone. Une voix joviale éclata dans la pièce.

Sheka, my friend ! C’est moi, Karim. Qu’y a-t-il pour ton service ?

Malgré la jovialité du Libanais, le policier était devenu gris. Il adressa un regard désespéré à Bill Hodges, planté devant lui comme la statue du Commandeur, avala sa salive.

— Mister Labaki, je ne voulais pas vous déranger, mais j’ai besoin d’un de mes hommes pour une mission urgente et je crois qu’il est chez vous…

— Qui ?

— Eya Karemba.

Court, très court silence, puis, de plus en plus jovial, Karim Labaki lança :

— Eya ? Bien sûr, il est ici, il a travaillé pour moi toute la journée. J’avais des diamants à récupérer en brousse et besoin d’un garde du corps. Tu le connais, il est costaud. Mais il peut être à ton bureau dans une demi-heure.

— Merci, fit Sheka Songu d’une voix éteinte.

— À propos, claironna le Libanais, c’est bientôt l’anniversaire de ta femme, hein ? Je crois que j’ai trouvé un petit truc pour elle qui lui plaira. Une Vraie pépite, je te l’enverrai. Allez, continue à faire régner l’ordre. Je vois le Président Momoh demain, je lui dirai tout le bien que je pense de toi. À bientôt.

Le clic de l’appareil raccroché sonna comme une guillotine. Bill Hodges s’était précipité, mais le policier avait déjà reposé le récepteur. Il leva un regard mort vers les deux Blancs, dans un silence pesant.

— Vous avez entendu, dit-il d’une voix sans timbre. Si j’accuse Karemba, il jurera qu’il n’a pas quitté Labaki de toute la journée. Le Libanais confirmera. Et si j’insiste, il ira se plaindre au Président qui me téléphonera en m’ordonnant de laisser son ami tranquille…

Il avait l’air misérable. Malko le plaignait. Bill Hodges ressemblait à un volcan sur le point d’exploser.

— C’est lui ! dit-il. C’est cette ordure. Je lui couperai la tête et je lui arracherai le cœur. Seti était une conne, mais une gentille fille. Puisque tu ne peux rien, je vais régler mes comptes moi même avec Labaki.

Songu leva un regard suppliant vers lui.

— Bill, je t’en prie, je ne pourrai pas te protéger. Tu sais qu’il a tous ces Palestiniens…

Bill Hodges le toisa, méprisant.

— Une fois, au Mozambique, je me suis payé une section entière, tout seul. Alors, tes Palestiniens…

Sheka Songu secoua la tête, accablé, puis son regard se posa sur Malko.

— Pourquoi Labaki en veut-il tant à ton ami ?

— Il cherche deux types, fit abruptement l’irlandais. Des enculés chiites qui risquent de te causer des ennuis…

Il résuma au chef de la police la mission de Malko. Le Noir faisait tourner un crayon dans sa main, perplexe.

— J’ai entendu parler de cette histoire par Jim Dexter. Je voudrais vous aider, fit-il, mais cela m’est impossible. D’abord parce que le Président Momoh interdit que l’on fasse quoi que ce soit aux Iraniens tant qu’ils n’ont pas d’activités illégales dans ce pays. C’est lui et Labaki qui les ont fait venir. Je sais que leur ambassadeur lui a promis la semaine dernière une nouvelle cargaison de pétrole pour un prix symbolique. Cela permettrait à notre pays de tourner pendant plus de huit mois.

« Mes hommes de la Special Branch surveillent les Iraniens, jour et nuit, mais ils ne font pas grand-chose… ils recrutent des gens. (Il esquissa un sourire.) On m’a rapporté qu’ils offrent dix leones à tous ceux qui viennent assister à leurs conférences le jeudi après-midi, au Centre Culturel. On ne peut pas les mettre en prison pour cela.

— Et ces deux Chiites ? demanda Malko.

— Je ne sais rien à leur sujet. Mais il est vrai qu’on peut entrer facilement dans notre pays et y rester si on dispose de complicités locales. En tout cas, ils ne se cachent pas au Centre Culturel iranien, j’y ai un informateur…

Le policier semblait sincère. Malko comprit qu’il n’y aurait rien de plus à en tirer. Encore heureux de bénéficier de sa sympathie protectrice. Bill Hodges n’avait pas calmé sa fureur. Il mit la main sur l’épaule de son copain.

— Tu me donnes cinquante types et je te débarrasse des Libanais en une semaine, fit-il.

Sheka Songu eut un pâle sourire.

— Tu sais bien que ce n’est pas possible… Je vais quand même faire une enquête pour le meurtre de ton amie à Lakka. On va t’envoyer quelqu’un du CID.

— C’est ça, fit l’Irlandais amer, envoie-moi Karemba.


* * *

La chaleur était un peu tombée. Comme la colère de Bill Hodges.

— Je vais retourner à Lakka, annonça l’irlandais. Je vous dépose au Mammy Yoko. Je vais réfléchir à ce qu’on peut tenter contre ce fumier de Labaki. Jamais on ne m’a fait un coup comme ça sans le payer…

Il ne desserra plus les lèvres jusqu’au Mammy Yoko.

Un message attendait Malko dans son casier. Quelques mots qu’il déchiffra avec peine. Un rendez-vous avec Eddie Connolly, le journaliste. Huit heures, au bar du Casino Leone. À quelques centaines de mètres du Mammy Yoko.

Il remonta dans sa chambre et réapprovisionna le chargeur du Colt 45. Karim Labaki ne se bornerait pas à une seule tentative. Il voulait que Malko disparaisse de Sierra Leone. Donc, ce dernier était sur la bonne piste. Maintenant, c’était presque un combat à visage découvert. En parallèle du monde officiel.


* * *

Des Libanais huileux à l’expression rapace suivaient d’un regard plein d’avidité la boule d’ivoire de la roulette.

Aux tarifs d’hospice pratiqués par le Casino Leone, ils ne risquaient pourtant pas de se ruiner. Les croupières noires en longues robes suivaient d’un regard maussade la valse des jetons.

Malko repéra Eddie Connolly à une table de roulette. Le journaliste l’aperçut et vint vers lui.

— Sortons, fit-il à voix basse, en le frôlant.

Ils traversèrent le grand bar dont les clients étaient plongés dans la contemplation d’une télé suspendue au-dessus du comptoir, retransmettant en vidéo des matches de foot vieux d’un mois.

Dehors, une pute noire en robe de nylon vert, comme le néon, attendait mélancoliquement, assise sur le capot d’une voiture en face de l’entrée du casino.

Eddie Connolly monta dans une vieille Toyota et prit la direction de Lumley Beach. Un kilomètre plus loin il stoppa le long de la plage déserte et rejoignit Malko descendu de sa 505.

Les lumières du Mammy Yoko et du Casino brillaient dans le lointain.

— Merci d’être venu, fit le journaliste. Je ne veux pas me rendre à l’hôtel. J’y ai fait porter mon message. Le Mammy Yoko appartient à Labaki, vous savez, ici, nous sommes tranquilles…

— Vous avez appris quelque chose ?

Eddie Connolly eut un petit rire poli.

Indeed, yes !

Il alluma une cigarette pour faire monter les enchères.

— Je crois avoir trouvé la trace des deux hommes que vous recherchez, avança précautionneusement le Noir. Bien que je ne sache pas leur nom.

— Où sont-ils ?

— Cachés chez Mr Labaki. Il les fait passer pour des Palestiniens, mais un garçon que je connais a reconnu la photo que vous m’avez donnée. Une fois par semaine, la Mercedes les emmène au Centre Culturel iranien. Pour une conférence religieuse, paraît-il. Justement le jour où Mr Forugi est présent… Voilà, ce n’est pas beaucoup, fit-il humblement, mais c’est très difficile avec Labaki. Il fait peur à tout le monde.

— Vous ne savez rien de plus sur ces deux hommes ?

— Non.

— Ni combien de temps ils vont rester ?

— Non plus. Il n’a parlé d’eux à personne. L’immigration ignore leur présence. Mais personne ne va chercher de problèmes à Mr Labaki.

L’information d’Eddie Connolly confirmait ce que Malko soupçonnait depuis le début. Expliquant pourquoi le Libanais avait voulu se débarrasser de lui. Même le Président Momoh ne pourrait le soutenir si les USA mettaient vraiment la pression. C’était une information vitale. Il sortit de sa sacoche une liasse de billets de vingt leones épaisse de dix centimètres et la mit dans la main du journaliste.

— Je veux en savoir plus sur ces deux hommes. Ce qu’ils font, quand ils vont quitter la Sierra Leone et comment. Ils ont besoin de papiers, de passeports. On doit pouvoir s’en procurer ici.

— Bien sûr, approuva Eddie, avec très peu d’argent… Mais si Mr Labaki apprenait ce que je fais, il me ferait renvoyer du ministère de l’Information et je n’aurais plus de job… Enfin, je vais essayer. Dès que j’ai quelque chose, je vous laisse un message au Mammy Yoko.

Malko le regarda regagner sa voiture. Profitant de la douceur délicieuse de l’air, écoutant le bruit de la mer, il aurait aimé se trouver là avec Alexandra et partir se baigner dans ces vagues tièdes. Seulement, il était confronté à une machination mortelle, et traqué par les gens les plus puissants du pays. Avec comme seule aide un fou comme Wild Bill Hodges.

La lutte contre la montre avait commencé. Il fallait débusquer les deux Chiites libanais et les neutraliser. Seul moyen de réussir sa mission puisqu’il ignorait tout de leur opération. Son cœur battit soudain plus vite. Une voiture approchait très lentement. Elle stoppa à quelques mètres de lui. Ses phares s’éteignirent mais personne n’en sortit. Il demeura figé, s’attendant à chaque seconde à en voir jaillir des tueurs.

Lentement, il s’accroupit derrière la 505 et tira de sa sacoche le Colt 45, armant le chien. Le cliquetis lui parut faire un bruit d’enfer.

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