Chapitre III

Installée dans la guérite de la sentinelle à l’entrée de la résidence du Président Joseph Momoh, une femme noire allaitait son bébé avec un sein qui ressemblait à l’oreille d’un cocker géant. Un soldat arrêta la 505 louée par Malko le matin même pour laisser sortir une Mercedes blanche pleine d’enfants.

Équipés d’armes hétéroclites, des gardes bavardaient, assis dans le fossé.

Malko reprit la montée de Spur Road, une avenue bordée de villas reliant Lumley Beach au quartier résidentiel dominant Freetown ; jetant automatiquement un coup d’œil dans son rétroviseur.

L’apparition du policier noir, la veille à l’hôtel, lui avait laissé une impression de malaise, lui rappelant qu’il n’était pas armé. Son pistolet extra-plat était resté à Liezen, en raison des stricts contrôles dans les aéroports. Il faudrait que Jim Dexter l’équipe.

Les villas bordant Spur Road ne respiraient pas un luxe inouï, presque toutes surmontées de tôle ondulée, émergeant de jardins en friche, avec les gros bubons des climatiseurs sur des façades délavées. Mais à côté du centre, c’était Byzance.

De jour, Freetown semblait encore plus misérable avec ses vieilles maisons créoles en planches disjointes, les vérandas envahies par les herbes, les toits en tôle. Cela rappelait Port-au-Prince, la grande misère tropicale. En Sierra Leone, l’espérance de vie moyenne était de trente-quatre ans.

Les villas des Libanais firent place à d’étranges maisons anciennes en bois, juchées sur de hauts pilotis de ciment, vestiges de la colonisation britannique, mêlées aux villas modernes, toutes hérissées de gigantesques antennes radio.

Peu de voitures, mais des files de piétons ; des nuées de gosses portant d’énormes fagots de bois en équilibre sur la tête.

L’Afrique du siècle dernier…

La ville disparut, cachée par une colline boisée. La route serpentait entre deux murailles de jungle. Un kilomètre plus loin, Malko aperçut sur sa gauche ce qu’il cherchait l’ancien village construit pour le dernier sommet de l’OUA, en contrebas de la route. Des villas modernes louées depuis à des étrangers. Il tourna à gauche et tomba très vite sur un petit supermarché tout neuf. Trois lettres rouges s’étalaient sur la façade. AVI. Il se gara sur le parking et pénétra à l’intérieur. Pour un contact dont il n’avait pas parlé à Jim Dexter. Il lui avait été communiqué à Vienne, sur ordre du DDO avec instructions de le garder secret, même pour le chef de Station de Freetown.

Cela ressemblait à tous les supermarchés du monde. Quelques clients. Des caissiers noirs somnolaient devant leurs machines. Il stoppa près d’une rangée de saucissons suspendus à une étagère et regarda autour de lui. Un homme blond, très grand et légèrement voûté, vêtu d’une combinaison de toile, surgit de derrière un rayon, arborant un sourire très commercial.

— Bonjour. Vous voulez de la charcuterie ?

Il avait des yeux bleus étonnants, le front bas et un visage incroyablement mobile…

— Vous êtes Wael Afner ? demanda Malko.

Une lueur de surprise passa dans les yeux bleus, vite éteinte.

— Oui. Vous voulez me voir ?

— J’ai un message de Popeye.

Wael Afner ne broncha pas. Un couple s’approcha, et la femme se mit à tâter un saucisson.

— Venez dans mon bureau, je vais voir si j’ai ça dans mon prochain container, lança Afner.

Malko le suivit dans un minuscule bureau au fond où une femme brune faisait des comptes. D’un regard, le blond la chassa. Il referma la porte et serra longuement la main de Malko.

— Ata medaber ivrit ?[19].

— Non.

Afner sourit.

— Tant pis. Ici, je n’ai pas beaucoup l’occasion de le parler. Comment va Popeye ? On m’a prévenu de votre visite.

Popeye était le nom de code de l’officier de liaison du Mossad avec la CIA à Washington.

— Je ne l’ai pas vu, dit Malko.

Il le regarda allumer une cigarette. Wael Afner était un officier du Mossad. L’antenne avancée des Services israéliens en Sierra Leone. Jim Dexter connaissait sa présence, mais n’était pas certain de son appartenance à la Centrale de Renseignement israélienne.

— Un J & B ? proposa-t-il.

— Merci, dit Malko. Plutôt un Pepsi. Vous n’avez pas de problèmes ici ?

L’israélien secoua la tête en souriant.

— Aucun, j’ai une associée de poids : la femme du Président Momoh. Grâce à elle, mes containers passent la douane sans problème. On leur a juré qu’on n’était pas des mercenaires et qu’on ne leur voulait pas de mal. Juste voir un peu ce qui se passait…

— Et vous avez vu ?

Les yeux bleus de l’israélien s’assombrirent.

— Oui. Ces enfoirés de Chiites libanais n’arrêtent pas de causer dans les radios. C’est codé, bien entendu, mais j’envoie les bandes à la « maison »…

— Et les Iraniens ?

— Ils font tout par courrier. Aucune liaison radio.

Il but un peu de son J & B. Malko attendait qu’il entre dans le vif du sujet. Israël avait toujours gardé un pied en Sierra Leone, grâce à l’amitié qui avait lié la présidente et Moshe Dayan.

— Que savez-vous au juste de cette affaire de terrorisme menée à partir d’ici ? demanda Malko. Langley m’a dit que c’est vous qui aviez tiré la sonnette d’alarme.

— Exact, fit l’Israélien. Mais je n’ai pas encore grand-chose à me mettre sous la dent. Ces salauds sont prudents. Cela fait un moment que nous surveillons ici l’axe Iran-Chiites libanais. Nous avons essayé de les empêcher de venir mais Karim Labaki est trop puissant et trop riche…

« Nous avons eu aussi des « tips[20] » à Beyrouth. Deux terroristes chiites libanais liés aux Iraniens seraient arrivés ici et s’y planqueraient en attendant d’agir.

— Ils veulent attaquer les gens de l’ambassade ici ?

— Non, je ne pense pas, cela brouillerait les Chiites avec Momoh. Mais Freetown est une excellente base de départ. Grâce à la logistique chiite.

— Vous avez une idée de l’identité de ces deux terroristes ?

— Aucune.

— Vous savez où ils sont ?

— Non.

L’un des deux hommes était sûrement celui dont la photo avait été trouvée sur le cadavre de Charlie. Nabil Moussaoui.

— Vous n’avez pas continué l’enquête sur place ?

Wael Afner eut un sourire désarmant.

— Je suis une station d’écoutes, pas un Service Action. Déjà ma présence à Freetown a fait grincer pas mal de dents.

— Cela ne va pas être évident de retrouver ces deux Chiites, remarqua Malko.

L’Israélien lui adressa un sourire chaleureux teinté d’ironie.

— … Aucun secret ne se garde en Afrique. C’est une question de temps et d’argent. Et vous avez, paraît-il, un excellent chef de station. Jim Dexter. À propos, avez-vous reçu des instructions sur la conduite à tenir à leur égard, si vous les retrouvez ? Parce qu’il ne faut pas compter sur les autorités locales pour lever le petit doigt.

Malko le regarda bien dans les yeux.

— J’ai des instructions, dit-il.

Wael Afner resta silencieux quelques instants avant de dire gravement :

— C’est bien. Je croyais que depuis la mort du vieux Casey, la Company était de nouveau émasculée, comme du temps de Carter.

Ils retraversèrent le magasin et avant de sortir, Afner demanda à Malko :

— Vous avez un billet d’un dollar ? Écrivez « bonne chance » dessus… Nous venons d’ouvrir le magasin.

Malko s’exécuta et l’Israélien accrocha le papier au-dessus d’un des saucissons. Même le Mossad ne perdait pas le sens du commerce. Malko avait encore une question à poser.

— Hier, j’ai remarqué à l’aéroport un Noir immense, le crâne rasé, une vraie brute. Je l’ai revu à l’hôtel hier soir. Il paraît qu’il appartient à la Special Branch du CID. Vous le connaissez ?

Les yeux bleus de l’Israélien durcirent brusquement.

— C’est très probablement Eya Karemba, fit l’Israélien. Un des hommes de Karim Labaki, le Libanais chiite qui a fait venir les Iraniens en Sierra Leone, dit Wael Afner. Peut-être le plus dangereux.


* * *

Malko fixa Wael Afner, médusé. Comment Jim Dexter pouvait-il ignorer les liens du policier noir avec Karim Labaki ?

— Je croyais que c’était un policier.

— C’en est un, confirma l’Israélien, mais il travaille surtout pour Labaki qui se sert de sa qualité. Souvent, il l’accompagne quand il va chercher des diamants en brousse et lui sert de garde du corps. C’est un musulman chiite extrêmement fanatique. Il va tous les jours au Centre culturel iranien. Attention à lui…

Décidément le Mossad avait du bon. Malko se demandait dans quel guêpier il était tombé. Wael Afner lui serra la main.

— Revenez me voir dans deux jours. Mais soyez prudent le soir. Karemba est un tueur. La femme du Président dit qu’il travaille aussi avec des sorciers. Il kidnappe des enfants et les leur vend pour des sacrifices… Ses chefs le savent mais ils ont peur de Labaki.

En redescendant Spur Road, Malko se demanda si la veille, Karemba n’était pas à l’aéroport spécialement pour le repérer. Ce qui n’était pas bon signe. Sa visite à l’Israélien lui avait appris trois choses : il y avait deux terroristes, Elya Karemba travaillait avec Labaki et l’agent du Mossad ne se jetterait pas à l’eau pour lui…

Les rues étaient animées, une énorme file s’allongeait devant la station Texaco en face de la route menant à Murray Town et le ciel menaçait. Il s’arrêta au Mammy Yoko pour avaler un sandwich et un café très sucré puis reprit la 505 et fila le long de Lumley Beach, en direction du village de Lakka. Là où vivait Wild Bill Hodges.


* * *

Accroché à son volant, Malko essayait de ne pas être éjecté de la 505 par les cahots. Effroyable était un mot faible pour qualifier la piste qui semblait n’être composée que d’énormes trous mis bout à bout… Il zigzaguait, évitant les plus grosses ornières, frôlant les véhicules venant en sens inverse qui se livraient à la même gymnastique. Une seule certitude : personne ne le suivait.

Les treize kilomètres lui en parurent cent et enfin il trouva un chemin descendant à droite vers la mer, après le village. Selon les explications de Jim Dexter, c’était là. Nouveaux cahots. Le chemin se terminait en cul-de-sac, en face d’une plage superbe. À droite, une grande villa blanche noyée de végétation tropicale. Une Range-Rover rouge était garée devant. Malko descendit, découvrant une grande piscine, du marbre, des baies vitrées… Wild Bill Hodges vivait bien.

Il cogna à la porte sans résultat. Malko poussa la grille et longea la piscine. Une porte-fenêtre entrebâillée ouvrait sur un grand living au sol de marbre, avec des meubles modernes et un énorme lion en bois le long d’un bar.

On se serait cru en Floride. La pièce était vide. Pourtant de la musique africaine baignait la pièce, diffusée par une chaîne hi-fi Akai posée à même le sol.

Il entra et s’immobilisa à côté du lion en ébène, intrigué de ne voir personne. Il allait faire demi-tour quand une silhouette jaillit soudain de derrière le bar, comme poussée par un ressort. Il eut le temps d’apercevoir un visage marbré de taches rouges, deux petits yeux gris enfoncés, pleins de méchanceté et, surtout, le canon qui lui parut énorme d’un shot-gun Beretta tout noir.

Braqué sur lui.

Celui qui le tenait hurla :

Fucking Lebanese ! I kill you ![21]

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