Chapitre II

Lungi Airport était plongé dans le noir. Quelques lumignons trouaient l’obscurité çà et là, autour du DC 10 qui venait de se poser en face de la vieille aérogare. Malko commença à descendre la passerelle, immédiatement assailli par une chaleur humide, moite, insupportable. Qu’est-ce que cela devait être en plein soleil… À côté de lui, deux Pakistanais échangeaient des remarques peu aimables.

That place is the asshole of the world[9] ! conclut l’un d’eux.

Pas une lumière non plus autour de l’aéroport. Le noir absolu, total. Comme si on était sur la lune. À peine Malko eut-il mis le pied sur le ciment qu’une lampe électrique se braqua sur lui. Une silhouette s’avança.

— Mister Linge ? Bienvenue en Sierra Leone. Je suis Jim Dexter.

Ils fendirent la cohue au pied de la passerelle et se dirigèrent vers l’aérogare.

— Il y a une panne d’électricité ? demanda Malko.

Jim Dexter eut un rire amer et désabusé.

— Depuis quinze jours ! expliqua-t-il. Ils n’ont plus de fuel pour faire marcher la centrale électrique. Et le groupe électrogène de l’aéroport est en panne. Des types ont piqué quelques pièces essentielles. Les pistes sont balisées à la lampe à pétrole. Venez, on va essayer de récupérer vos bagages avant qu’on les voles.

Il donna à un Noir qui l’accompagnait le talon de bagages de Malko et l’autre fila vers la soute du DC 10.

Le tarmac était brûlant sous les semelles de Malko. Ils pénétrèrent dans la minuscule aérogare éclairée par quelques lampes à pétrole, où s’agitaient des tas de gens dans un désordre incroyable. Malko put enfin dévisager le chef de station de la CIA. Il ressemblait à un Italien avec ses yeux malins et ses cheveux ondulés, très noirs. Ils furent assaillis par une meute de porteurs, de douaniers, de quémandeurs, dont Dexter se débarrassa à coups de billets extraits d’une liasse de dix centimètres d’épaisseur.

— Il faut 40 leones pour avoir un dollar, expliqua l’Américain, et il n’y a plus en circulation que des billets de 2 et de 20 leones… Pour acheter une cartouche de cigarettes, on en emmène une boîte à chaussures pleine…

L’humidité était telle que la veste d’alpaga de Malko était collée à sa chemise et sa chemise à sa peau… Il dégoulinait. L’employé de Jim Dexter surgit, la valise de Malko sur la tête. Ils se dirigèrent vers la sortie.

— On ne passe pas de douane ? s’étonna Malko.

— Mon gars a donné cent leones au douanier, fit Jim Dexter. Les fonctionnaires n’ont pas été payés depuis quatre mois…

Au moment où ils allaient sortir de l’aérogare, Malko remarqua un Noir qui les observait, appuyé au comptoir de la douane.

Une bête. Près de deux mètres. Des épaules de docker moulées par un T-shirt bleu. Un crâne ovoïde aux cheveux très courts, des yeux en amande presque fermés, des lèvres comme des eus. Un trousseau de clefs pendait à sa ceinture un paquet de cigarettes State Express 555 passait de la poche de son T-shirt. Son visage brutal dégageait une cruauté primitive, animale. Il tendit la main vers le passeport de Malko et examina longuement.

Where are you staying[10] ?

— Au Mammy Yoko, dit Malko.

L’autre lui rendit son passeport sans mot dire. Dehors, Malko demanda ?

— Qui est-ce ?

— Un flic de la Special Branch du CID[11], fit américain. Je me demande ce qu’il fichait ici. Il vient jamais à l’aéroport.

Ils se retrouvèrent dans les couloirs de l’aéroport, sans la moindre lumière. Jim Dexter jurait sans interruption.

— Ce putain de pays va s’arrêter ! fit-il. Ils n’ont plus de pétrole que pour trois semaines. Après on ferme… Venez, on va prendre l’hélico.

Ils émergèrent plus loin sur le tarmac et Malko aperçut trois hélicos, deux soviétiques bi-turbine un Puma français. Surprenant dans un pays où n’y avait même plus d’électricité…

— Où va-t-on ?

— À Freetown, expliqua L’Américain. Nous en sommes séparés par un bras de mer de quinze kilomètres de large, l’estuaire de la Sierra Leone. Le ferry qui le traverse ne fonctionne plus depuis des mois… La dernière fois qu’il a marché, il a failli traverser l’Atlantique. Il dérivait vers le large, en panne. Ses passagers se sont affolés, certains ont sauté à la mer et se sont fait bouffer par les requins…

— Il n’y a pas d’autre moyen ?

— Si. Remonter la rivière jusqu’au pont Forodugu et revenir par la rive sud. En tout, quatre heures de piste…

Malko se retourna vers le DC 10. Il avait vraiment l’impression d’abandonner la civilisation… Une véritable meute prenait les hélicoptères d’assaut. Jim Dexter gagna celui peint en vert, et fit monter Malko dans la cabine avant, derrière le pilote. À l’arrière, il y avait quinze passagers pour sept places, plus les bagages. Impassible, le pilote polonais s’affairait sur ses instruments. Malko regarda avec inquiétude le tableau de bord.

— Ça va aujourd’hui ! fit Jim Dexter. On n’a que 30 % de surcharge…

Flegmatique, le pilote avait lancé ses rotors. Malko fixait un voyant qui s’obstinait à demeurer au rouge. Rotor Low Engine 2.

L’appareil se mit à rouler, comme un avion. Au moment où il quittait le sol, le voyant s’éteignit enfin… Pesamment, l’hélico s’éleva au-dessus du bras de mer, volant au ras des flots… Le vacarme était épouvantable. Jim Dexter hurla à l’oreille de Malko :

— J’espère qu’on vous a prévenu que ce ne serait pas facile…


* * *

L’hélicoptère atterrit sur un rectangle de ciment derrière l’hôtel Mammy Yoko, le long de Lumley Beach. Tous les hôtels de Freetown se trouvaient à l’ouest de la ville, à Aberdeen, séparés du centre par un bras de mer. Même chaleur inhumaine…

C’était bon de retrouver la climatisation. Jim Dexter consulta sa Seiko-quartz.

— On va dîner en ville, annonça-t-il. Ici, c’est immonde…

Malko n’eut que le temps de passer une chemise sèche… L’Oldsmobile de l’Américain dévala le pont séparant Aberdeen de Murray Town, le quartier le plus à l’ouest de Freetown et Malko eut l’impression de pénétrer dans une ville fantôme. Tous les lampadaires étaient désespérément éteints. Seuls brillaient les lumignons de centaines de marchands installés sur les trottoirs, vendant un peu de tout. Les phares de l’Oldsmobile éclairaient des façades en bois disjointes, décrépites, délavées. Peu de circulation, des piétons presque invisibles dans le noir.

— C’est toujours comme ça ? demanda Malko.

— Le pays fout le camp, expliqua l’Américain. Plus de pétrole, donc plus d’électricité, souvent pas d’eau, à cause des pompes. Pas de téléphone, pas de journaux étrangers, pas d’essence… Et on vole tout. Même les ampoules des lampadaires. Ce qui a peu d’importance, puisqu’il n’y a plus de courant.

Ils empruntèrent l’avenue Siaka Stevens, tout aussi sinistre, pour tourner dans Pademba Road. Partout de vieilles maisons créoles en bois coloré dont la peinture s’écaillait. Jim Dexter s’arrêta en face d’une maison de deux étages, peinte en rose. L’enseigne annonçait : « AFRO DINING ». L’intérieur était étonnant. Des petites pièces sombres, éclairées de lampes rouges comme un bordel. Un générateur installé dans la cour faisait un bruit d’enfer.

— Le meilleur restaurant de la ville, annonça Jim Dexter. Cuisine créole, hyper épicée. Prévenez votre estomac…

Une jeune Noire, avec de grands yeux en amande, la poitrine arrogante sous le gara[12] et l’habituelle croupe callipyge, les guida jusqu’à un minuscule salon où grimaçaient des masques africains éclairés de l’intérieur. Très ambiance sorcellerie…

— J’ai demandé à ma meilleure source de nous rejoindre, annonça l’Américain.

— Qui est-ce ?

— Rugi Dougan. Une Krio[13] fortunée qui organise des ballets folkloriques. Elle sait tout ce qui se passe en ville et n’aime pas les Libanais… C’est un cancer qui ronge le pays… Ils ont de la chance que les Sierra Leonais soient gentils, pacifiques et pas xénophobes pour un sou.

La fille apporta deux bières Star. Dexter remplit les verres puis leva le sien :

— Au succès de votre mission.

Malko leva son verre à son tour. Pas vraiment euphorique. Il avait rarement abordé une mission avec aussi peu d’éléments. La CIA ignorait pratiquement tout de ce qui se tramait en Sierra Leone contre les États-Unis. Pour commencer son enquête, il ne disposait que de quelques éléments disparates.

Des écoutes radio révélant qu’une action terroriste était en préparation à partir de la Sierra Leone, menée par des Iraniens.

La photo d’un terroriste chiite libanais lié à Téhéran supposé se trouver à Freetown.

L’existence d’un réseau de soutien pro-iranien qui s’étendait de Freetown à Abidjan.

La CIA semblait persuadée que les Iraniens allaient frapper, mais ignorait totalement où, quand et comment…

Malko trempa les lèvres dans sa bière. Se demandant si une mondaine organisatrice de tournées folkloriques pouvait être le pivot d’une mission hyper délicate : découvrir ce qui se tramait et l’empêcher. Comme pour faire écho à ses pensées, Jim Dexter jeta un coup d’œil agacé à sa montre et soupira :

— Qu’est-ce que fait Rugi ! Je lui avais dit à neuf heures.

— En attendant qu’elle arrive, demanda Malko, si vous me disiez un peu ce que vous savez sur cette affaire et comment vous pouvez m’aider ? Et d’abord pourquoi les Iraniens se sont-ils implantés ici ? Apparemment, il n’y a pas grand-chose.

— La réponse est simple, fit l’Américain. À cause des Libanais. La Sierra Leone est devenue indépendante le 27 avril 1961 et les Britanniques qui l’avaient colonisée s’en sont désintéressés. On les comprend : un pays grand comme l’Irlande, peuplé de quatre millions de morts de faim avec le plus haut taux de mortalité infantile du monde, il n’y a pas de quoi s’exciter… Il avait toujours existé une importante colonie libanaise chiite ici. Nabil Bern, le leader d’Amal[14] est né à Kissy, un quartier pauvre de Freetown. Au départ des Anglais, ils se sont peu à peu emparés de tous les leviers économiques du pays.

— Et les Sierra Leonais ? Ils se sont laissés faire ?

— Ils préfèrent la musique et le farniente. Ici, il n’y a pas eu de guerre de libération, les gens sont pacifiques. Il n’y a même pas d’opposition marxiste, la liberté de la presse est totale, mais les Libanais ont tout gangrené, en corrompant les officiels, jusqu’au général Momoh, le chef de l’État. Grâce à leurs complicités, ils peuvent faire entrer et sortir de Sierra Leone qui ils veulent. Ils contrôlent la seule richesse du pays – le diamant – et personne ne vient fourrer le nez dans leurs affaires. La Sierra Leone, dépourvue d’intérêt stratégique, est trop petite pour intéresser vraiment les grandes puissances.

— Et les Iraniens ? Comment sont-ils venus ?

— Grâce à leurs copains chiites libanais, ils savaient qu’ici on leur ficherait la paix. On les a vu arriver il y a deux ans. C’est Karim Labaki, le Libanais le plus riche du pays, qui a demandé à Momoh de les accueillir. Ça s’est réglé avec un chargement de pétrole iranien de deux cent quarante mille tonnes « offert » par Téhéran. En échange de quoi, Momoh leur a laissé ouvrir une ambassade et un centre culturel.

Malko, qui avait pris connaissance du dossier RUFI, tiqua.

— Labaki, remarqua-t-il, c’est l’homme chez qui se trouvait Charlie à Freetown ? Qui est-ce ?

Jim Dexter rit. Sans joie.

— Le vrai propriétaire de la Sierra Leone… Un Libanais chiite richissime. Il a tout : la pêche, la banque, l’import, Mercedes et surtout les diamants. Il n’y a pas 5 % de la production qui sort officiellement… Le reste file en contrebande à travers un réseau compliqué de revendeurs qui brassent des dizaines de millions de dollars. Labaki en a la plus grosse part… Il possède la plus belle maison de Freetown, à Station Hill, les collines dominant Lumley Beach, avec son hélipad personnel et des gardes du corps palestiniens équipés d’un armement sophistiqué. Il est intouchable, parce qu’il paie tout le monde. Y compris le Président…

— Pourquoi est-il en si bons termes avec les Iraniens ?

— C’est un Chiite et il fait du business avec eux.

— Quel est son lien avec Charlie ?

La serveuse leur apporta deux bols de clam chowder et se retira sur la pointe des pieds. Malko goûta sa soupe. De quoi tuer tous les microbes de Sierra Leone. Cet étrange restaurant silencieux au milieu de cette ville morte sans voitures et sans lumières donnait une impression de malaise. L’Américain enchaîna :

— Comme la plupart des Libanais d’ici, Karim Labaki aime bien s’offrir un beau petit garçon de temps en temps… expliqua-t-il. Nos homologues de Côte d’Ivoire avaient comme source ce Charlie que Karim Labaki avait déjà rencontré à Abidjan. Ils ont eu l’idée de l’envoyer ici il y a quinze jours pour « tamponner » Labaki. Ça a tellement bien marché que le Libanais l’a installé chez lui…

— Pourquoi Labaki ?

— Son nom est revenu souvent dans les écoutes radio. De plus, j’ai appris à la centrale qu’il était très lié avec le patron du Centre culturel iranien, un certain Hussein Forugi. Couverture diplo, background culturel, mais membre important du Ministère de la Sécurité Intérieure iranien. Les ordures qui dirigent le terrorisme…

— Les Sierra Leonais connaissent ce détail ?

L’Américain haussa les épaules.

— Ils s’en foutent.

La serveuse pieds nus revint et apporta de la langouste au pilli-pilli. De nouveau Jim Dexter consulta sa montre avec agacement.

— Mais qu’est-ce que fout Rugi ?

Seul le grondement du générateur lui répondit. Malko était beaucoup plus passionné par ce que l’Américain lui racontait que par l’insaisissable Rugi. Il goûta sa langouste et demanda :

— Qu’est-il arrivé ensuite ?

— Nous en sommes réduits aux hypothèses. Charlie a dû découvrir quelque chose d’important car il a filé un beau matin sur un poda-poda[15]. Cela a dû alerter Karim Labaki. Charlie s’est fait égorger à Treichville, le jour même de son retour…

— Mais comment Labaki communique-t-il avec le monde extérieur ?

— Radio amateur, il a sa licence en bonne et due forme et un émetteur très puissant… C’est plein de Libanais chiites à Abidjan… Vous savez la suite. Les tueurs n’ont pas eu le temps de piquer son sac et nos copains ont trouvé un passeport sierra-leonais en blanc avec une photo. Celle d’un dangereux terroriste qu’on croyait en Iran. Bien entendu, la station d’Abidjan a rendu compte au DDO. Qui a fait la synthèse de tous les éléments de RUFI. Ils ont trouvé que cela commençait à faire beaucoup. Le dossier RUFI est remonté au Président qui a estimé que la sécurité du pays était menacée. Il a signé un « finding[16] » pour intensifier une action clandestine destinée à contrer ce projet d’attentat, incluant une possible action préventive pour éliminer le danger.

Malko resta la fourchette en l’air.

— Mais pourquoi ai-je hérité du bébé ? Vous êtes implantés ici.

— Nous n’avons pas les moyens de mener des opérations clandestines, se hâta de préciser l’Américain. La Station ne compte que trois personnes, plus un chiffreur à mi-temps et une secrétaire. Mon boulot consiste principalement à écouter les conversations des ambassades cubaine et soviétique et à rassurer le Président Momoh sur l’indéfectible amitié que portent les États-Unis à son merveilleux pays.

Malko avait déjà appris à Vienne que RUFI avait l’attention de la Maison Blanche.

— Il n’y a pas moyen de savoir si Nabil Moussaoui, ce terroriste chiite libanais dont nous avons récupéré la photo, a été, est ou sera ici ? interrogea-t-il.

Jim Dexter lui jeta un regard plein de commisération :

— Apparemment, il est ici, il y a été ou il va y être…

— On ne peut pas contrôler, avec l’Immigration ?

— J’ai déjà essayé : sans succès jusqu’ici. Vous avez vu l’aéroport… On entre et on sort du pays comme on veut, avec quelques poignées de leones. En plus, les Iraniens utilisent souvent des avions privés qui viennent de Téhéran. La voiture de l’ambassade embarque les passagers directement au pied de la passerelle.

— Vous avez une preuve de la présence de ce Nabil Moussaoui à Freetown ?

L’Américain secoua la tête.

— Non. Mais cela ne veut strictement rien dire… Il peut être planqué à l’ambassade ou dans leur énorme résidence de Hillcot Road. Nous n’avons que peu de contacts dans le milieu chiite libanais. C’est pour cela que Rugi peut vous être précieuse. Elle connaît tout le monde. Et puis, j’ai un copain à vous présenter, Wild Bill Hodges.

— Le « Merc[17] ».

— Vous le connaissez ?

— J’en ai entendu parler, dit Malko, qu’est-ce qu’il fait ici ?

— R & R[18]. Il s’est installé hors de la ville avec une fille superbe. Comme ce n’était pas assez, il a enlevé une Libanaise, nièce de Karim Labaki. À travers elle, il sait pas mal de choses. Il pourra vous donner un sacré coup de main et il n’a peur de rien…

« Wild Bill » Hodges était irlandais. Après une brève carrière dans l’IRA, il s’était un peu promené en Afrique comme mercenaire, du Mozambique au Tchad, en passant par les Comores et le Zaïre. Connu comme le loup blanc. Malko l’aurait plutôt cru en Afrique du sud. Décidément, la Sierra Leone était un drôle de pays.

— Comment a-t-il atterri ici ?

Jim Dexter leva les yeux au ciel.

— Par la grâce du Pape ! C’est un catholique fervent. Comme le patron de la police de Freetown, Sheka Songu. Bill et lui se sont rencontrés en pèlerinage à Rome… Ils ont sympathisé et en dépit de son passé, Songu lui a donné un permis de séjour. Depuis, ils vont tous les dimanches à la messe de sept heures à la cathédrale de Regent Road et ils ont le même confesseur. Bill a juré de ne pas commettre d’horreurs ici et proposé de réorganiser la défense rapprochée du Président Momoh. Petit service toujours apprécié.

— Il est prévenu de mon arrivée ?

— Je n’ai pas pu. Pas de téléphone, mais il me connaît. Vous irez le voir, c’est à Lakka, à une vingtaine de kilomètres au sud.

— Et Karim Labaki ? Où est-il ?

— Probablement dans sa villa de Hill Station.

La chaleur humide commençait à s’attaquer au cerveau de Malko. Il mit trois morceaux de sucre dans son café très fort, pour se remonter. La mystérieuse Rugi était toujours invisible. Jim Dexter consulta sa montre et dit avec résignation.

— On verra Rugi demain… Elle a dû avoir un problème.

Ça, c’était l’Afrique…

— On ne peut pas lui téléphoner ?

— Il ne marche pas. Et elle habite au diable, à Kissy, dans l’ouest de la ville. Je vais vous ramener à l’hôtel.

La serveuse surgit avec l’addition. Jim Dexter prit dans son attaché-case un paquet de billets de quinze centimètres d’épaisseur et le posa sur la table, sans même compter. La Noire prit le paquet et en rendit une partie.

— Garde la monnaie, dit Jim Dexter.

La monnaie faisait bien quatre centimètres d’épaisseur. La Noire l’empocha, décochant à Malko un regard provocant de bonne salope tropicale. Visiblement fascinée par ses yeux dorés.

En se levant, il la frôla involontairement et sentit sous son gara le contour d’un sein ferme qui ne se déroba pas.

Come back soon ! lança-t-elle d’une voix pleine de langueur sexuelle.

Dehors, il faisait noir comme dans un four. Une file de voitures s’allongeait devant une station d’essence fermée.

— Ils attendent pour avoir de l’essence demain matin à l’ouverture à six heures, expliqua l’Américain. Le carburant c’est le gros problème.

Une oasis de lumière surgit soudain : six étages de néon ; la Barclay’s Bank. Le veau d’or était toujours debout. Jim Dexter précisa aussitôt.

— Il n’y a plus de billets dans les banques… On n’a droit de retirer que 700 leones par jour. Le prix d’un paquet de cigarettes…

— Pourquoi n’en font-ils pas imprimer ?

— Ils coûteraient plus cher que leur valeur. Et ils doivent de l’argent à l’imprimeur londonien. En plus, les Libanais trustent les billets de banque pour acheter les diamants en brousse, ils en consomment beaucoup.

Les feux follets des lampes-tempête se raréfièrent peu à peu, ils quittaient le centre pour regagner Aberdeen. Malko scrutait l’obscurité autour de lui. Que pouvait-il se tramer dans ce pays du bout du monde, dépourvu de tout, où se terrait une poignée de fanatiques Iraniens ? C’était évidemment une planque idéale au fond de l’Afrique de l’Ouest, avec cette logistique libanaise…

Après cette ville étrange, le Mammy Yoko, c’était la civilisation ! Trois putes fardées et habillées à l’européenne devisaient gentiment dans le hall. Elles suivirent Malko d’un long regard envieux. Les clients étaient rares pendant la saison des pluies… Il prit sa clef et allait monter quand il eut un petit choc au cœur. Derrière les putes, dans l’ombre, il avait aperçu le grand Noir de l’aéroport.

Il fumait, les yeux mi-clos, et fixait Malko. Sans se cacher ! Dès qu’il le vit se diriger vers l’ascenseur, il éteignit sa cigarette et s’éloigna vers la sortie. Donc c’était bien lui qu’il surveillait.

Pour le compte de qui ?

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