Chapitre V

Karim Labaki tira sur son Monte Christo puis exhala lentement la fumée. Depuis qu’il avait fait fortune, il fumait des cigares de Cuba, conduisait des Mercedes 500, se faisait confectionner ses costumes à Saville Row, ses chemises en Italie, mais parlait toujours du coin de la bouche avec des mimiques vulgaires comme le petit voyou libanais qu’il avait été pendant vingt-cinq ans.

La glace de son living-room grand comme un terrain d’aviation lui renvoya l’image d’un homme petit, courtaud, aux cheveux courts et grisonnants, impeccablement habillé. L’air d’un businessman respectable. Seul, l’éclat de ses yeux noirs inquiétait. Parce qu’avant tout, Labaki était un tueur froid et méthodique. Il avait éliminé plus de deux cents personnes depuis qu’il avait pris le contrôle de la Sierra Leone. Certains avaient été abattus d’une balle dans la tête, par un de ses tueurs. D’autres avaient été sauvagement torturés, pour l’exemple, avec des fils électriques ou des nerfs de bœuf. Ou tués à coups de bâton. D’autres encore avaient été jetés vivants aux crocodiles de la Sierra Leone.

Presque tous étaient des Noirs, sauf une équipe rivale de trafiquants de diamants libanais maronites qu’il avait enfermés dans leur camion avant d’y mettre le feu.

Il fixa d’un air absent l’homme qui attendait respectueusement, debout à quelques mètres de lui, puis reporta son regard sur la vue magnifique qui s’étendait à ses pieds. Sa somptueuse résidence était la dernière avant l’à-pic dominant les collines couvertes de jungle qui descendaient jusqu’à Lumley Beach. La plus belle de Freetown, à l’exception du Palais de Juba Hill, construit par l’ancien président, Siaka Stevens.

Voyant qu’il ne s’occupait plus de lui, le Noir qui attendait demanda timidement :

— Boss, je peux partir ?

Le Libanais le retint d’un geste sec de son cigare.

— Attends.

La perspective d’éliminer un adversaire de plus ne faisait pas monter sa tension d’un quart de point, mais il avait toujours frappé à bon escient. Évitant les morts trop puissants. Ceux qui pouvaient déclencher des représailles. Ceux-là, on les achetait. C’est ainsi qu’il avait pris le contrôle de la pêche, des importations, des voitures et surtout du diamant. Plus, bien entendu, des deux plus grands casinos de Freetown… Il tira une nouvelle bouffée de son Monte Cristo, pesant le pour et le contre.

Le pour était facile à calculer. Il avait besoin de quelques jours de tranquillité. C’était le moyen de les avoir. Celui qui dirigeait l’opération avait été formel.

Le contre était plus nébuleux. Il s’attaquait à un milieu qu’il connaissait mal, où les dollars ne pouvaient pas tout acheter… Il ferma ses gros yeux globuleux et, comme toujours, prit sa décision en une fraction de seconde… Lentement, il tira de sa poche un épais rouleau de billets de cent dollars et sourit à Eya Karemba.

— Je crois que tu vas avoir une petite prime…

Il se leva et s’approcha de lui. Le haut de sa perruque arrivait à peine à l’épaule du policier dont les traits étaient infiniment plus réguliers que la tête de gargouille de Karim Labaki. Ce dernier, avec une lenteur calculée, commença à compter ses billets… un de ses trucs préférés pour draguer les petits garçons à la piscine du Mammy Yoko. Compter lentement des billets devant des gamins morts de faim. Après, il n’y avait plus qu’un signe discret de la tête à faire pour se retrouver dans une chambre.

Pas de problème, l’hôtel lui appartenait…

Eya Karemba essayait de toutes ses forces de ne pas regarder l’argent, se concentrant sur les chaussures en crocodile bleu, la boucle de ceinture avec un K gravé dans l’or massif, la chemise de soie et l’énorme chrono plein de diamants fait sur mesures pour le Libanais. Finalement, celui-ci tendit cinq billets de cent dollars :

Do it fast[24].

Eya Karemba hocha la tête, muet de bonheur. Cela représentait un an de sa solde au CID. Labaki lui donna une tape sur sa taille épaisse, pour le chasser et il s’empressa de filer. Tranquillement, le Libanais sortit, admirant au passage sa dernière acquisition, un splendide meuble Boulle de plus de 150 ans entièrement restauré dans les ateliers Claude Dalle à Paris, et gagna à petits pas le garage où s’entassaient une vingtaine de Mercedes et quelques voitures de sport, dont une Porsche dorée avec des ailerons partout.

Deux chauffeurs attendaient au garde-à-vous.

— La 500 verte ! lança-t-il.

Il s’était payé quatre Mercedes 500 et en avait offert une au Président Momoh. Ce qui lui en laissait encore trois. Dans un pays où il n’y avait pratiquement pas de routes, il pouvait tenir un siècle. Il s’installa sur les coussins, vaguement contrarié, se disant que ses amis iraniens devenaient un peu gênants.

Jusqu’alors, il n’avait jamais mélangé la politique au business et ne s’en était pas trop mal sorti… D’un œil distrait, tandis qu’il cahotait sur le chemin de latérite où subsistaient encore quelques plaques de goudron, il jeta un regard dégoûté aux vieilles maisons sur pilotis qui entouraient sa somptueuse demeure. Il en avait déjà racheté quelques-unes pour les raser.

Cela gâchait la vue.


* * *

Jim Dexter brandit sous le nez de Malko un paquet de journaux jaunis qui semblaient rescapés d’un naufrage.

— Regardez ! Une semaine de New York Times envoyés par Langley en 1980. Ils viennent d’arriver…

Cela ne faisait jamais que sept ans… L’Américain reposa le paquet dans un nuage de poussière. Malko n’était guère étonné. Il avait monté à pied les six étages de l’ambassade US. Sur l’ascenseur un écriteau annonçait tristement « no electricity ». Les queues devant les stations d’essence s’étaient encore allongées et sa voiture était transformée en vraie bombe roulante avec le coffre plein de bidons… Le Daily Mail, qui en dépit de son nom ne paraissait que toutes les trois semaines, annonçait que les juges ne pouvaient plus se rendre en province, faute de carburant.

Seules, les femmes policiers en bleu continuaient imperturbablement à diriger la circulation aux carrefours avec un flegme hérité des Britanniques. Quant au téléphone, celui de sa chambre, lorsqu’il avait voulu appeler Jim Dexter, avait émis un triste couinement avant de retourner au silence définitif.

Le pays foutait le camp.

Malko raconta sa visite à l’Irlandais, omettant les épisodes les plus sulfureux et lança :

— Wild Bill m’a dit que Eya Karemba travaillait pour Labaki…

Par ordre de Langley, Jim Dexter devait ignorer l’appartenance au Mossad de Wael Afner.

— Il en est sûr ? demanda anxieusement le chef de Station.

— Cela expliquerait sa présence à l’aéroport, avança Malko.

— J’espère que c’est un tuyau crevé, fit Jim Dexter. Je suis copain avec son chef, Sheka Songu. Je vais lui poser la question. À propos, je vous ai trouvé des photos de Labaki.

Il lui tendit plusieurs clichés représentant un homme de petite taille avec une tête de gargouille et une perruque aux cheveux trop noirs. Malko les examina avec soin, avant de les lui rendre.

— Quelle que soit la réponse de Sheka Songu, fit-il, j’aimerais que vous me procuriez une arme.

— Pas de problème ! Vous aurez même un permis… Cela ne coûtera pas plus de cent leones. Vous pensez, les bureaucrates gagnent quatre cents leones[25] par mois et ne sont payés qu’irrégulièrement.

— Tant mieux, dit Malko. Je me sentirai plus tranquille.

— Même Labaki n’oserait pas s’attaquer à un étranger, dit Jim Dexter. Le Président Momoh ne pourrait pas le couvrir. Mais j’ai un Colt 45 automatique dont je me sers pour tuer les serpents de mon jardin. Je vais le faire nettoyer et je m’occupe du permis. Rien d’autre ?

— Vous avez des informations sur Hussein Forugi ?

L’Américain secoua la tête.

— Rien, j’avais chargé un de mes informateurs, un journaliste d’ici, de gratter un peu, il a fait chou blanc. Ce type tourne entre la Résidence des Iraniens, l’ambassade et le Centre culturel. Aucune vie privée connue. Tous ses contacts se font au Centre culturel. Maintenant que vous avez rencontré Wild Bill, pensez-vous qu’il soit utile ?

La clim’ s’arrêta d’un coup panne de générateur. Et ils étaient en plein soleil, face au palais de Justice, dans un des rares gratte-ciel de Freetown. La chaleur allait vite devenir insupportable.

— Pas dans un premier temps, fit Malko.

— Bill est vraiment dingue, conclut l’Américain. Mais il hait les Libanais et il est gonflé. En plus, en cas de coup dur, rien ne le lie à la Company. J’ai le feu vert de Langley pour l’employer, si vous en avez besoin.

— Son amie, Yassira, m’a donné une piste à creuser.

Il lui résuma l’histoire de la maîtresse de Forugi. Jim Dexter rayonnait.

— Rugi va vous trouver qui c’est. Hier soir, elle était en panne d’essence… Comme le téléphone ne marche pas, elle n’a pas pu nous prévenir.

— Où puis-je la voir ?

— Elle sera au Mammy Yoko cet après-midi. Je lui ai donné le numéro de votre chambre, elle vous y rejoindra vers cinq heures.

— Pourquoi dans ma chambre ?

— Plus prudent. Il y a toujours des gars du CID qui traînent dans le hall. Elle est vachement connue.

Il s’essuya le front, la température montait d’un degré par minute. Il se leva.

— Je descends avec vous.

Au rez-de-chaussée, le Marine de garde était au bord de la syncope. Il faisait presque plus chaud que dans la rue.

Une Mercedes 280 stationnait en face de l’ambassade. Le chauffeur noir en sortit et vint parler à voix basse à Jim Dexter qui secoua négativement la tête.

— C’est votre chauffeur ?

— Non, dit l’Américain, celui du ministre de l’Intérieur. Mais il arrondit son salaire en faisant le taxi pendant que son patron travaille. Bon, je passerai au Mammy Yoko vers 18 heures. Au bar en contrebas du lobby.

Un Noir en saharienne profitait de l’ombre, appuyé à la 505 de Malko. Il s’écarta avec un sourire poli.


* * *

Malko tourna lentement autour du rond-point où se dressait le gigantesque cotton-tree[26] multi-centenaire qui marquait le centre de la ville, en face du palais de Justice décrépi, et descendit Siaka Stevens Street pour prendre à droite dans Howe Street. Il s’arrêta un peu plus loin à un carrefour en face d’un parc pouilleux, Sewa Park. Il avait l’intention de voir un peu ce qui se passait autour du fameux Centre Culturel iranien.

— Deux vautours perchés sur les ruines d’une maison contemplaient la grande bâtisse jaune de trois étages qui évoquait plus une prison que la culture avec ses ouvertures grillagées et ses volets fermés. Un panneau d’affichage exposait quelques photos d’atrocités irakiennes qui semblaient plonger les passants dans une joie sincère… Une seule porte, étroite, où veillaient plusieurs Noirs coiffés de la calotte musulmane… Une somptueuse Mercedes 500 verte était arrêtée en face du Centre, un chauffeur au volant.

Au moment où Malko allait repartir, un homme ressortit du Centre, accompagné par les courbettes des gardiens, escorté par un barbu de petite taille, qui débordait d’obséquiosité.

Le cœur de Malko battit plus vite. La taille, la perruque, les traits torturés ! C’était Karim Labaki. Ce dernier remonta dans sa voiture qui démarra en trombe, effrayant les vautours.

Trois cents mètres plus loin, la Mercedes stoppa dans East Street. Malko, en la dépassant, eut le temps de voir Karim Labaki entrer dans une sorte d’épicerie. Il faisait son marché. Inutile d’attirer l’attention. Il retraversa toute la ville, par le bas, longeant King Jimmy Market, débordant de couleurs et d’activité. Malgré leur pauvreté, les Sierra Leonais semblaient manger à leur faim.

Grâce à l’unique feu rouge de la ville en état de marche, il eut tout le loisir d’admirer la petite ambassade d’Iran, à l’entrée de Murray Town, superbe bidonville coloré. Aucun signe de vie. Pas d’antennes radio, pas de voitures dans la cour. Il ne restait plus qu’à attendre la très mystérieuse Rugi, en souhaitant qu’elle ait trouvé assez d’essence pour venir au Mammy Yoko.


* * *

Le coup frappé à la porte était si léger que Malko crut avoir rêvé. Il avait pris un verre à la piscine, observant quelques Libanais acharnés à draguer des hôtesses de l’air avec la délicatesse de bulldozers. Il faisait si chaud qu’il était impossible de rester au soleil… Heureusement, une climatisation anémique maintenait dans la chambre une température supportable. Il écarta le battant.

Ce qu’on voyait d’abord, chez Rugi Dugan, c’étaient ses cils. Immenses, recourbés, fournis, ils donnaient à tout son visage une allure romantique et sensuelle et elle en jouait admirablement… À travers eux, elle examina Malko et demanda d’une voix timide :

— Vous êtes l’ami de Jim ?

— Oui, dit Malko, entrez.

Elle se glissa comme un chat, le frôlant de sa croupe ronde à peine protégée par une robe de jersey. Comme toutes les Noires, elle était étonnamment cambrée et une petite poitrine courageuse perçait le jersey aux bons endroits. Parfumée aussi, avec des bagues, des bracelets de toutes les couleurs et un sac qui devait coûter trois siècles de salaire.

Les yeux marron remontaient en amande vers les tempes, la bouche était petite, charnue et le nez à peine épaté.

Une fille superbe… Ils s’observèrent quelques instants puis elle jeta son sac sur le lit avec un sourire, s’assit et croisa les jambes. Malko se dit que Rugi était à la hauteur des fantasmes les plus débridés. Elle semblait complètement allumée et son regard disait assez son goût des hommes. Elle fit cliqueter ses bracelets et dit :

— Jim m’a dit que je pouvais vous aider, mais je ne sais pas comment…

— Vous avez des contacts avec les Libanais ?

Elle eut une moue amusée et méprisante.

— Eux voudraient bien en avoir avec moi, mais je ne les aime pas beaucoup… Ils achètent les femmes et je ne suis pas à vendre.

— Vous connaissez Karim Labaki ?

Son sourire s’accentua.

— Comment ne pas le connaître ! Il est partout, il possède tout. Mais il aime plus les garçons que les femmes… Comme pas mal de Libanais d’ici. Vous voulez faire des affaires avec lui ?

— Non, dit Malko. Pas vraiment. Je m’intéresse aux Iraniens.

— Ah bon.

Cela ne paraissait pas la passionner. Malko lui raconta l’histoire de Forugi, et de sa maîtresse sierra-leonaise.

Rugi éclata de rire.

— Ce n’est pas possible ! J’ai rencontré Hussein Forugi dans une réception diplomatique. Il avait l’air d’un mal blanc, il était dans un coin à boire de l’orangeade. Quand je me suis approchée de lui, il s’est enfui comme si j’étais le Diable.

— Ça, c’est pour la parade, fit Malko. Les Iraniens ont une vie sexuelle, comme tout le monde. Vous pourriez trouver cette femme ?

— Je pense, dit-elle. Et ensuite ?

— J’aimerais la rencontrer… Avec vous. Elle sait peut-être des choses intéressantes.

Une lueur amusée passa dans l’œil de Rugi.

— Il vaudrait mieux la voir seule… Je vais essayer de vous la dénicher. Je connais un type qui me renseignera. Je laisserai le message à Jim.

— Nous ne pouvons pas prendre un rendez-vous maintenant ?

Elle n’hésita qu’un instant.

— Si. Après-demain soir. Je dois dîner au Lagonda, le restaurant du casino Bitumani. Nous irons boire un verre ensuite au Moonraker, la boîte du sous-sol. Nous serons tranquilles.

— Parfait, dit Malko.

Rugi ne bougeait pas.

— Vous pourriez me ramener en ville ? demanda-t-elle.

— Toujours l’essence…

Il accepta avec plaisir. Durant le trajet, ils bavardèrent de choses et d’autres et il déposa Rugi dans Gloucester Street.

Comme il faisait demi-tour pour repartir, il aperçut une autre voiture qui effectuait la même manœuvre. Intrigué, il se gara et sortit de voiture, remontant sans se presser la rue où s’alignaient les magasins libanais tous plus minables les uns que les autres.

Peu de voitures, une foule dense qui débordait des trottoirs et les innombrables marchands ambulants.

Des milliers de minuscules commerces qui survivaient Dieu sait comment.

Il continua, harcelé par les marchands ambulants de cigarettes, de poissons, de fruits, de n’importe quoi. Il était en train de repousser un barracuda offert à un prix vraiment intéressant par une grosse Noire hilare, lorsqu’il remarqua un homme plongé dans la contemplation de la vitrine voisine. Il portait une saharienne beige déformée dans le dos par une grosse bosse.

Incontestablement la crosse d’une arme.

L’homme qui attendait près de sa voiture, en face de l’ambassade US. Son pouls s’accéléra. Non seulement, il était suivi, mais son suiveur ne se cachait même pas. Comme si cette filature était un avertissement.

Загрузка...