Un karass pour deux

Dans l’avion en partance de Miami, destination finale San Lorenzo, les places se répartissaient par trois de chaque côté de l’allée. Il se trouva – il devait se trouver – que mes voisins de rangée étaient Horlick Minton, le nouvel ambassadeur américain auprès de la république de San Lorenzo, et sa femme Claire. Tous deux avaient les cheveux blancs, tous deux étaient doux et frêles.

Minton m’apprit qu’il était diplomate de carrière, mais que c’était la première fois qu’il avait rang d’ambassadeur. Jusqu’alors, avec sa femme, il avait été en poste en Bolivie, au Chili, au Japon, en France, en Yougoslavie, en Égypte, en Afrique du Sud, au Libéria et au Pakistan.

Ils étaient amoureux comme un couple de perruches. Ils se régalaient sans cesse de menus présents réciproques : telle chose à voir par le hublot de l’avion, tel extrait amusant ou instructif de ce qu’ils lisaient, tel souvenir fortuit issu de leur passé. Ils constituaient à mon sens un pur exemple de ce que Bokonon appelle un duprass, c’est-à-dire un karass pour deux personnes seulement.

« Le véritable duprass, nous dit Bokonon, ne peut être envahi, même par les enfants nés d’une telle union. »

J’exclus donc les Minton de mon propre karass, de celui de Frank, de celui de Newt, de celui d’Asa Breed, de celui d’Angela, de celui de Lyman Enders Knowles, de celui de Sherman Krebbs. Les Minton avaient un coquet petit karass pour deux.

— Vous devez être très content, j’imagine, dis-je à Minton.

— Pourquoi devrais-je être content ?

— Parce que vous avez rang d’ambassadeur.

Au regard de pitié qu’échangèrent Minton et sa femme, je crus comprendre que j’avais dit une sottise. Mais ils rirent comme si de rien n’était.

— Oui, fit Minton en tiquant, je suis très content. (Il s’efforça à un pâle sourire.) Je suis profondément honoré.

Et il en alla ainsi de presque tous les sujets que je soulevai. Je ne parvenais pas à faire se déboutonner mes voisins.

Par exemple :

— J’imagine que vous parlez un grand nombre de langues, dis-je.

— Oh, six ou sept, répondit Minton. À nous deux.

— Ce doit être une grande satisfaction, non ?

— Quoi ?

— De pouvoir parler à des citoyens de tant de nations différentes.

— C’est une grande satisfaction, dit Minton sans conviction.

— Une grande satisfaction, confirma sa femme.

Et ils se replongèrent dans la lecture d’un volumineux manuscrit dactylographié ouvert entre eux sur l’accoudoir.

— Dites-moi, fis-je un peu plus tard, dans tous vos voyages, avez-vous trouvé que les gens sont partout les mêmes au fond de leur cœur ?

— Hm ?

— Trouvez-vous tout le monde pareil au fond du cœur, partout où vous allez ?

Minton regarda sa femme pour s’assurer qu’elle avait bien entendu ma question, puis il se retourna vers moi.

— À peu près pareil, où qu’on aille, dit-il.

— Hum, fis-je.

Soit dit en passant, Bokonon nous apprend que lorsqu’un des membres d’un duprass meurt, l’autre le suit dans la semaine. Quand vint pour les Minton le temps de mourir, ils le firent tous deux à la même seconde.

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