Pourquoi l’âme de McCabe devint vulgaire

— McCabe et Bokonon n’ont pas réussi à élever ce qu’on pense généralement être le standard c’est-à-dire le critère de la vie, dit Castle. La vérité, c’est que la vie demeurait toujours aussi courte, aussi brutale, aussi misérable.

« Mais le peuple ne ressentait pas le besoin de s’intéresser de près à l’affreuse réalité. Au fur et à mesure que croissait la légende vivante du cruel tyran dans la ville et du saint bienveillant dans la jungle, on voyait croître aussi le bonheur du peuple. Les habitants de l’île se trouvaient employés comme des acteurs à plein temps dans une pièce qu’ils comprenaient, que tout être humain, partout dans le monde, peut comprendre et applaudir. »

— Et la vie est devenue une œuvre d’art, m’émerveillai-je.

— Oui. Il n’y avait qu’un ennui.

— Oh ?

— Le drame était cruellement ressenti dans leur âme par ses deux vedettes, McCabe et Johnson. Jeunes gens, ils s’étaient beaucoup ressemblé : chacun d’eux était mi-ange, mi-forban. Or, voici que le drame exigeait que dépérisse le forban en Bokonon et l’ange en McCabe. Et McCabe comme Johnson payèrent de terribles souffrances le bonheur du peuple : McCabe connut les tourments du tyran, Bokonon ceux du saint. Pratiquement, tous deux devinrent fous. (Castle replia l’index de sa main gauche.) C’est alors qu’on a commencé à mourir pour de bon sur le n’krowo.

— Mais on n’a jamais capturé Bokonon ? demandai-je.

— McCabe n’a jamais été fou à ce point. Il n’a jamais sérieusement tenté de le capturer. C’aurait été facile.

— Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

— McCabe a toujours été assez sensé pour se rendre compte que privé du saint homme contre qui il guerroyait, il perdrait toute signification lui-même. « Papa » Monzano le comprend très bien, lui aussi.

— Meurt-on encore sur le croc ?

— C’est inévitablement fatal.

— J’entends : est-ce que « Papa » fait vraiment exécuter des hommes de cette façon-là ?

— Il en fait exécuter un tous les deux ans – pour ne pas perdre la main, en quelque sorte. (Castle soupira, les yeux levés vers le ciel vespéral.) Ça tourne, ça tourne, ça tourne.

— Je vous demande pardon ?

— C’est ce que nous disons, nous autres bokononistes, quand nous avons le sentiment qu’il se passe beaucoup de choses mystérieuses, dit-il.

— Vous ? fis-je sidéré. Bokononistes aussi ?

Il me regarda droit dans les yeux.

— Vous aussi. Vous verrez.

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