Le Hilton-Merdeur

H. Lowe Crosby et sa femme quittèrent le Casa Mona, que Crosby avait rebaptisé le Hilton-Merdeur, et exigèrent d’être logés à l’ambassade des Etats-Unis.

Je restai donc le seul client de cet hôtel de cent chambres.

Ma chambre était agréable, située comme toutes les autres sur le boulevard des Cent Martyrs de la Démocratie, au delà duquel la vue portait sur l’aéroport Monzano et, plus loin, le port de Bolivar. Le Casa Mona était construit comme une bibliothèque, avec un fond et des flancs opaques et des vitres bleu-vert par-devant. La sordide misère de la ville proprement dite se dissimulant de chaque côté et derrière, il était impossible de la voir de l’hôtel.

Ma chambre avait l’air conditionné. Il y faisait presque froid. Et venant de la chaleur écrasante du dehors, j’éternuai.

Il y avait des fleurs fraîches sur la table de nuit, mais le lit n’était pas encore fait. Il n’y avait même pas d’oreiller, rien qu’un matelas nu, un Beautyrest tout neuf. Pas de cintres dans la penderie non plus, ni de papier hygiénique dans les toilettes.

Je sortis donc dans le couloir à la recherche d’une femme de chambre qui pût m’équiper un peu plus complètement. Je ne vis rien, mais j’entendis de légers signes de vie. Une porte était ouverte tout au bout du couloir.

J’allai jusqu’à cette porte. Elle donnait sur un grand appartement dont le sol était recouvert de toiles de peintres. Quand j’apparus, les deux peintres n’étaient pas au travail. Ils étaient assis sur un rebord courant le long du mur vitré.

Pieds nus, les yeux fermés, ils se faisaient face.

Ils pressaient l’une contre l’autre la plante de leurs pieds nus.

Chacun d’eux se tenait par les chevilles, dans une rigide attitude triangulaire.

Je m’éclaircis la gorge.

Les deux peintres se laissèrent tomber au bas de l’appui, sur les toiles maculées de gouttes de peinture. Ils atterrirent sur les mains et les genoux et restèrent dans cette position, le derrière en l’air, le nez tout contre le sol. Ils s’attendaient à être tués.

— Excusez-moi, dis-je stupéfait.

— Ne nous dénoncez pas, supplia plaintivement l’un d’eux. S’il vous plaît, ne dites rien !

— Dire quoi ?

— Ce que vous avez vu.

— Mais je n’ai rien vu !

— Si vous nous dénoncez, dit-il, la joue contre le sol en levant vers moi un œil suppliant, nous mourrons sur le n’krowo !

— Écoutez, mes amis, dis-je, je suis arrivé trop tôt ou trop tard, mais je vous le répète, je n’ai rien vu qui vaille la peine d’être signalé. Relevez-vous, je vous en prie.

Les yeux toujours fixés sur moi, ils se redressèrent. Ils tremblaient et se faisaient tout petits. Enfin, je pus les convaincre que je ne répéterais jamais ce que j’avais vu.

Ce que j’avais vu, bien sûr, c’était le rituel bokononiste de bokomaru, ou fusion des consciences.

Nous autres, bokononistes, croyons qu’il est impossible de presser la plante de ses pieds contre celle d’une autre personne sans se mettre à aimer celle-ci, à condition que les pieds soient de part et d’autre propres et bien soignés.

Le texte qui est à l’origine de cette cérémonie des pieds est le Calypso suivant :

Nous nous toucherons les pieds, yé-yé,

Avec une ferveur sincère

Et nous nous aimerons, yé-yé,

Comme nous aimons la Terre, notre Mère.

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