Duffle

— Vous acceptez ? demanda anxieusement Frank.

— Non.

— Connaissez-vous quelqu’un qui serait susceptible d’accepter ce poste ?

Frank donnait une illustration classique de ce que Bokonon appelle le duffle. Le duffle au sens bokononiste, c’est le destin de milliers et de milliers de personnes lorsqu’elles sont placées entre les mains d’un stuppa. Un stuppa est un enfant perdu dans le brouillard.

Je ris.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? s’enquit Frank.

— Ne faites pas attention, le priai-je. Je suis un pervers notoire en ce qui concerne le rire.

— C’est de moi que vous riez ?

Je secouai la tête.

— Non.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur.

— On se moquait toujours de moi autrefois.

— Vous avez dû l’imaginer.

— On me criait des sottises. Je n’ai pas imaginé ça.

— Les gens sont souvent méchants sans le vouloir, émis-je.

Mais je n’en aurais pas donné ma parole d’honneur.

— Savez-vous ce que me criaient mes camarades ?

— Non.

— Ils me criaient : « Hé, X-9, où vas-tu ? »

— Ce n’est pas trop méchant, il me semble.

— C’est ainsi qu’ils m’appelaient, dit Frank plongé dans ses souvenirs, l’air boudeur. L’agent secret X-9.

Je ne lui dis pas que je le savais déjà.

— Où vas-tu comme ça, X-9 ? répéta Frank.

J’essayai de me représenter ses tourmenteurs et d’imaginer où les coups d’aiguillon du destin avaient fini par les pousser. À coup sûr, les petits malins qui s’étaient moqués de Frank étaient confortablement installés dans des situations sinistres, aux Forges et Fonderies, à l’Électricité d’Ilium ou à la Compagnie du téléphone…

Et voici que j’avais devant moi l’agent secret X-9 devenu général de brigade, un général qui voulait me faire roi… dans une grotte fermée par une cataracte tropicale.

— Ils auraient été rudement surpris si je m’étais arrêté pour leur dire où j’allais.

— Vous voulez dire qu’une sorte de prémonition vous chuchotait que vous finiriez ici ?

C’était une question bokononiste.

— J’allais au Jack’s Model Shop, dit-il en passant inconsciemment du sublime au terre à terre.

— Oh !

— Ils savaient tous que c’était là que j’allais, mais ils ignoraient ce qui s’y passait en réalité. Ils auraient été bien surpris s’ils l’avaient su – surtout les filles. Elles croyaient que je ne savais rien des filles.

— Et que se passait-il en réalité ?

— Je tringlais tous les jours la femme de Jack. C’est pour ça que je m’endormais tout le temps au lycée. C’est pour ça que je n’ai jamais réalisé toutes mes possibilités.

Il chassa de lui ce souvenir sordide.

— Allons, soyez président de San Lorenzo ! Avec votre personnalité, vous ferez un excellent président. J’insiste.

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