XVIII

Pendant le court trajet jusqu'à la gare, dans le car surchauffé, Adamsberg resta muet, composant des messages sur son téléphone. Veyrenc ne l'interrompait pas, attendant qu'il se calme. Son humeur était hautement compréhensible. Mais Adamsberg n'était pas homme à demeurer en rage. Son esprit vagabond l'empêchait de suivre trop longtemps la trajectoire, beaucoup trop nette, de la colère.

— Tu devrais changer d'appareil, dit finalement Veyrenc.

— Pourquoi ?

— À force d'écrire « Ji viux » pour « Je veux », cela va te contaminer.

— C'est-à-dire ?

— Très vite, tu parleras ainsi. Change.

— Un jour, dit Adamsberg en rempochant son portable. On a un rendez-vous au buffet de la gare.

— Si tu veux.

— Tu ne veux pas savoir avec qui ?

— Si.

— Tu te rappelles Irène Royer, cette femme que j'ai rencontrée au Muséum.

— Celle qui t'a offert un manteau de fourrure en recluses mortes.

— Celle qui entendait parler Claveyrolle et Barral à l'heure du porto. Elle pourrait peut-être se rappeler d'autres fragments de leurs conversations. Elle habite dans le coin, à Cadeirac.

— Puisqu'on est dans le coin. Elle fait le trajet pour toi ?

— Pour la recluse, Louis.


Impatiente, Irène Royer les attendait dès la gare routière, secouant sa canne en l'air pour les saluer. Adamsberg lui avait dit avoir du neuf. Avec cette chaleur, elle avait laissé son jean pour une robe fleurie tout aussi vieillotte, mais gardé aux pieds chaussettes courtes et baskets.

— C'est elle, je suppose, dit Veyrenc depuis la vitre du car. Tout à fait le genre à offrir des recluses mortes en toute ingénuité.

— Tu es jaloux de ma recluse morte, Louis, voilà tout.

Alors qu'Irène Royer allait serrer la main du commissaire, apparemment bien heureuse de le revoir — ou d'avoir des nouvelles —, son regard se détourna vers la chevelure de Veyrenc, aux éclats roux très visibles sous le soleil de Nîmes, et elle en arrêta son geste. Embarrassé, Adamsberg attrapa cette main inerte et la serra.

— Merci d'être venue, madame Royer.

— On avait dit « Irène ».

— C'est vrai. Je vous présente mon collègue, le lieutenant Veyrenc. Il m'épaule dans l'affaire des recluses.

— Ah mais moi, je n'ai jamais dit que je vous épaulais.

— Je me souviens. Mais comme nous étions à trois pas de chez vous, j'ai voulu venir vous remercier.

— C'est tout ? demanda Irène. C'est pas vrai qu'il y a du neuf ? Vous mentez tout le temps, commissaire ?

— Allons d'abord à ce café de la gare. Le car était bouillant.

— Moi j'aime bien, pour mon arthrose.

Comme si c'était déjà devenu une habitude, Adamsberg prit Irène par le coude pour la conduire à une table isolée, collée à la vitre qui donnait sur les rails.

— Pas de nouveau caillou dans vos fenêtres ? demanda-t-il en s'installant.

— Non. Il n'y a pas eu d'autres morsures, alors leur bêtise commence à se tasser. Ils oublient. Mais pas vous, hein ? Vous faisiez quoi à Nîmes, sans être indiscrète ?

— On a suivi votre piste, Irène. Je vous offre un chocolat chaud ?

— Vous, vous allez encore essayer de me faire promettre quelque chose, pas vrai ?

— Le secret, c'est sûr. Ou bien je ne vous raconte pas les nouvelles. Un flic n'est pas censé exposer le déroulé de son enquête.

— Le secret, oui, c'est normal. Je m'excuse.

Le regard d'Irène s'était à nouveau posé sans discrétion sur la chevelure de Veyrenc, et on ne savait pas si elle tenait plus à entendre les nouvelles ou savoir d'où pouvaient bien sortir ces fabuleuses bigarrures. Adamsberg jeta un œil à la pendule du café, leur train partait à 18 h 38. Il hésitait sur la manière de ramener à lui l'intérêt de la petite femme, qui prit les devants sans gêne.

— Vous vous teignez, lieutenant ? Parce que c'est la mode, aussi.

Jamais Adamsberg n'avait entendu quelqu'un oser interroger Veyrenc sur l'étrangeté de ses mèches. On remarquait, et on se taisait.

— C'est quand j'étais enfant, répondit Veyrenc sans embarras. Une bande de gamins, quatorze coups de canif sur la tête, les cheveux ont repoussé roux.

— Dites, vous n'avez pas dû rigoler.

— Non.

— Des sales gosses, des têtes creuses. Ils font ça pour se marrer, hein, sans savoir que ça durera toute la vie.

— Justement, Irène, dit Adamsberg en faisant signe à Veyrenc de sortir le dossier du Dr Cauvert. Je disais que j'avais suivi votre piste.

— Quelle piste ?

— Votre « anguille sous roche ».

— Votre « murène sous rocher ».

— Oui. Ces deux premiers vieux qui sont morts. Ceux qui se voyaient au café pendant que vous preniez votre porto.

Un porto, précisa Irène à l'adresse de Veyrenc. À 19 heures, pas avant, pas après.

— Ils parlaient de leurs quatre cents coups, insista Adamsberg. C'est cette anguille que j'ai suivie.

— Et ensuite ?

— C'était bien une murène.

— Vous voulez bien être clair, commissaire ?

— Le fils de l'ancien directeur de l'orphelinat a conservé les archives de son père. Et un dossier complet sur la « mauvaise graine ». Des sales coups, ça oui, ils en ont fait. Vous ne vous êtes pas trompée. Claveyrolle était le chef de bande, et Albert Barral, son suiveur. Une bande de blaps.

— Blaps ?

— De petits salauds. Vous n'êtes pas trop sensible ?

— Ah si, je suis très sensible.

— Eh bien avalez une gorgée de chocolat et prenez sur vous.

Adamsberg posa sur la table, l'une après l'autre, les photos des victimes de la recluse, en commençant par ceux qui avaient développé des lésions nécrosées. Irène grimaça.

— Vous savez ce que c'est, Irène ? Vous reconnaissez ?

— Oui, dit-elle à voix assez basse. C'est la nécrose de la recluse. Mon Dieu, celui-ci a une plaie terrible.

— Et celui-ci, dit Adamsberg, a eu le tiers du visage mutilé. Onze ans.

— Mon Dieu.

Puis Adamsberg plaça avec douceur devant elle les photos des deux enfants amputés. Irène poussa un petit cri.

— Je n'essaie pas de vous faire mal. Je vous donne les nouvelles de votre anguille sous roche. Pour ces deux gosses, il n'y avait pas encore de pénicilline. Le petit Louis, quatre ans, a perdu la jambe, le petit Jeannot, cinq ans, le pied.

— Sainte Mère de Dieu. Mais c'était cela, leurs quatre cents coups ?

— Oui. On les appelait « la Bande des recluses ». Claveyrolle, Barral et le reste. Ils attrapaient des araignées et les coinçaient dans les vêtements des enfants qu'ils martyrisaient. Onze victimes, dont deux amputés, un défiguré, un impuissant.

— Sainte Mère. Mais pourquoi vous m'avez montré cela ?

— Pour vous faire réellement comprendre, et pardon pour le choc, que vos deux vieux qui sirotaient leurs pastis à La Vieille Cave étaient vraiment des ordures. Les deux enfants amputés, les petits Louis et Jeannot, ce furent leurs premiers. Cela n'a pas empêché qu'ils continuent encore, pendant quatre années.

— Quand je pense, dit Irène, quand je pense que j'ai bu mon porto à côté d'eux. Que j'étais assise là, près de ces salauds, pardon, je m'excuse. Quand j'y repense.

— Justement, c'est ce que je vous demande : d'y repenser, d'y repenser fort.

— Je me disais bien aussi que vous vouliez me demander quelque chose. Attendez, coupa-t-elle, ça signifie que vous aviez pas tort ? Que les deux vieux ont été tués avec de la recluse par un de ces pauvres mômes, pour se venger ? Et le troisième mort ? C'est quoi son nom ?

— Claude Landrieu.

— Il était à l'orphelinat ?

— Pas lui. On débute, Irène.

— Mais on ne peut pas tuer avec une recluse, on sort pas de là.

— Et avec plusieurs ? Supposez qu'on en mette trois, ou quatre, dans un pantalon. Alors là, peut-être qu'une personne âgée…

— Elle peut en crever, acheva Irène.

— Vous me suivez, comme dit le professeur Pujol.

— Mais tout de même, trois vieux sont morts. Ça ferait neuf ou douze recluses à trouver pour le tueur. Ben c'est pas rien.

— C'est vrai que les gosses de la bande, dit Veyrenc, n'en ont attrapé que onze en quatre ans. Et ils étaient neuf, et ils avaient la main.

— Et un élevage ? Si le tueur avait un élevage ? dit Adamsberg.

— Pardon, commissaire, mais on voit que vous n'y connaissez toujours pas grand-chose. Parce que vous croyez peut-être qu'on attend que les œufs éclosent et qu'on les ramasse ensuite comme des oisillons ? Pas du tout. Quand les petits naissent, ils « volent ». Ils se laissent porter par le vent, comme des petites poussières, et au revoir et bonne chance, s'ils ne se font pas bouffer par les oiseaux. Sur deux cents, il en reste un ou deux. Vous avez déjà essayé d'attraper une poussière ?

— Je dois dire que non.

— Eh bien c'est pareil avec les petites recluses.

— Et si on les met dans une grande boîte pour qu'elles ne s'envolent pas ?

— Alors elles se bouffent les unes les autres. À commencer par les mères se jetant sur les petits.

— Et dans les labos, ils font comment alors ? dit Veyrenc.

— J'ai pas idée. Mais je suppose que c'est très compliqué. C'est toujours compliqué, dans les labos. Vous croyez que votre tueur, il a des tas d'appareillages de ce genre ?

— S'il a travaillé dans un labo, pourquoi pas ? insista Veyrenc.

— De toute façon, ça ne colle pas, ce truc. On oublie que les vieux, ils ont été mordus dehors, le soir, pas dans leur pantalon en se levant. Ça, je vous l'ai déjà raconté.

— Et s'ils avaient menti ? dit Adamsberg.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que, eux, ils savent. Se faire mordre par trois recluses dans leur pantalon, ils savent ce que cela signifie. Et ils ne veulent pas qu'on apprenne qu'un homme se venge. Ils ne veulent pas qu'on sache qu'ils ont massacré des gosses à l'orphelinat.

— C'est possible, ça, oui. Moi j'aurais menti aussi.

— Alors s'il vous plaît, Irène, rappelez-vous, concentrez-vous. Pouvez-vous vous souvenir de bribes plus précises de leurs conversations ?

— Mais si un de ces gosses s'est vengé, j'ai pas envie qu'on l'attrape, moi.

— On en est tous là. Je n'ai pas dit que je l'attraperai. Si c'est l'un d'eux, je peux le convaincre de s'arrêter avant qu'il ne finisse sa vie en taule.

— Ah je vois. C'est pas totalement bête.

Irène, comme Adamsberg l'avait déjà vue faire, redressa la tête pour penser, les yeux fixés droit devant elle à travers la vitre.

— Il y aurait peut-être quelque chose, dit-elle enfin. Mais attendez. C'était en rapport avec un vide-grenier qu'avait eu lieu à l'Écusson, il y a quoi, dix ans peut-être, sur la place piétonne. Bon, ces vide-greniers, il n'y a pas grand-chose à trouver, hein, que des vieilles chaussures à cinquante centimes, c'est surtout histoire de sortir et de causer. Remarquez, ma robe, c'est à un vide-grenier que je l'ai eue, et elle est très bien.

— Très, intervint aussitôt Veyrenc.

— Un euro, dit Irène. Attendez voir, que je me rappelle. Oui, c'est le grand qui causait.

— Claveyrolle.

— Il disait quelque chose comme : « Tu sais qui j'ai vu à ce putain de vide-grenier ? » Je suis désolée, excusez-moi, vraiment, mais je vous dis la manière avec laquelle ils parlaient.

— C'est parfait.

— Alors il dit ça. Et puis il dit : « Le petit Louis. Ce connard m'a reconnu, je sais pas comment il a fait. » Le petit Louis, c'est bien un des enfants ?

— Celui à qui on a coupé la jambe, oui.

— Et l'autre, Barral, il dit au grand — Claveyrolle, c'est cela ? — que c'est peut-être à cause de ses dents que le petit Louis l'a reconnu. Parce que, enfant déjà, Claveyrolle les avait pas toutes, ses dents. Enfin, c'était ça, l'histoire, le petit Louis l'avait reconnu, et au grand, ça ne lui plaisait pas du tout. Mais alors pas du tout. Il était en rogne. Ah oui, il a dit que ce petit connard était resté tout autant maigrichon qu'avant, avec ses grandes oreilles. Et que pourtant, il avait osé le menacer. Il l'avait envoyé « se faire foutre » mais l'autre, le petit Louis, il avait dit : « Tu ferais bien de faire gaffe, Claveyrolle, je ne suis pas tout seul. »

— « Pas tout seul » ? Les victimes auraient continué de se voir ?

— De se voir, j'en sais rien. Mais aujourd'hui, avec tous ces trucs sur la toile, les « Copains d'hier », les « Anciens de la classe » etc., tout le monde s'amuse à retrouver tout le monde. Alors pourquoi pas eux ?

Irène sursauta soudain.

— Votre train, cria-t-elle en tendant le bras, il est à quai. Ça siffle !


Adamsberg eut juste le temps de rassembler les photos, Veyrenc de rempocher le dossier et tous deux attrapèrent la rame en courant.

Adamsberg envoya un texto : Navré pour le chocolat, pas eu le temps de payer. À quoi Irène Royer répondit : Je vais m'en remettre.

Deux nouveaux messages l'attendaient. Le premier de Retancourt : Alors, c'était agréable ? Adamsberg montra le message à Veyrenc, souriant.

— Retancourt vient aux devants, dit-il. On ne sera plus seulement trois, mais quatre. Comment c'était, ton poème de Racine ?

— De Corneille.

— Eh bien, il va falloir le changer.

Nous partîmes tous quatre ; mais par un prompt renfort, / Nous nous vîmes trois mille…

— Voilà, coupa Adamsberg en levant une main. À quatre, nous serons bien assez pour interroger ces cinq victimes.

— Onze victimes.

— Mais sur les onze, quatre n'ont reçu qu'une morsure blanche, et deux autres une morsure légère. Ils n'ont pas souffert.

— Ce n'est surtout pas une raison pour les exclure. Ils font partie des souffre-douleur, ils sont solidaires des blessés. Et ceux qui en ont réchappé se sentent fautifs face aux compagnons mutilés du groupe. C'est la « culpabilité des survivants ». Ils peuvent devenir bien plus haineux et vengeurs que les autres.

— D'accord. Onze. Il faudra que Froissy nous les localise.

Adamsberg répondit à Retancourt : Très. Journée d'implacable détente.

Intéressant ?

TRÈS intéressant.


— Il y a aussi un message de Voisenet. Il sera en gare avant nous, il nous attend en tête de quai. À quelle heure arrive-t-on ?

— 21 h 53.

— Il demande si on se fait une garbure.

Veyrenc hocha la tête.

— C'est ouvert le dimanche, dit-il.

— Tu sais cela, toi ?

— Oui. On demande à Retancourt de nous rejoindre ? On accroît nos effectifs ?

— Impossible. Elle écoute Vivaldi ce soir.

— Tu sais cela, toi ?

— Oui.

Adamsberg tapa un dernier message, glissa son portable dans sa poche et s'endormit aussitôt. Veyrenc s'interrompit au milieu d'une phrase, toujours stupéfait par la soudaineté du sommeil du commissaire. Les paupières étaient closes mais pas tout à fait, laissant une fine fente ouverte, comme on le voit aux yeux des chats. D'aucuns disaient que l'on ne pouvait pas toujours savoir si le commissaire était en veille ou en sommeil, parfois même en marchant, et qu'il errait aux limites de ces deux mondes. Peut-être était-ce en ces moments, se dit Veyrenc en ouvrant le dossier du Dr Cauvert, qu'Adamsberg pensait. Peut-être étaient-elles là, ces brumes à travers lesquelles il voyait. Il abaissa la tablette de son fauteuil et établit la liste des neuf garçons de la Bande des recluses. Puis celle de leurs onze victimes. Louis, Jeannot, Maurice… Où étaient-ils à présent ? Celui qui n'avait plus de jambe ? Celui qui n'avait plus de pied ? Celui qui n'avait plus de joue ? Celui sans testicule ? Celui au bras « hideux » ?

Il lut attentivement le reste du rapport, secouant la tête. Tous les gars de la Bande des recluses avaient atterri à l'orphelinat après des circonstances tragiques. Parents décédés, parents déportés, assassinat du père par la mère, ou l'inverse, parents emprisonnés pour viol ou meurtre, et à la suite. Après la période des recluses, venaient les violences faites aux filles. Ils n'étaient parvenus qu'une seule fois à pénétrer dans leur dortoir, pourtant « inviolable » était-il noté, et le gardien les avait arrêtés alors qu'ils arrachaient draps et couvertures. Comme l'avait dit le Dr Cauvert, ces types parvenaient à se faufiler partout.

— C'est un névrosé, dit Adamsberg à voix basse, sans lever plus ses paupières.

— Qui ?

— Cauvert. C'est toi qui l'as dit.

— Jean-Baptiste, mets-toi une bonne fois en tête que nous sommes tous névrosés. Tout dépend ensuite de l'équilibrage que nous sommes capables d'élaborer.

— Moi aussi ? Je suis névrosé ?

— Bien sûr.

— Eh bien tant mieux.

Adamsberg se rendormit aussitôt tandis que Veyrenc continuait à prendre des notes. Plus le train se rapprochait de Paris, plus le visage de Danglard devenait présent. Bon Dieu, qu'est-ce qui lui avait pris ? Adamsberg avait abandonné sa colère, il n'en avait plus dit un mot. Mais Veyrenc savait qu'il irait fatalement au combat, à sa manière.

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