XXXVII

Le restaurant pyrénéen était plus bruyant à midi qu'au soir, quand y rôdait une clientèle réduite d'habitués du pays. Tant mieux, se dit Adamsberg en guidant son lieutenant encore secoué, mais plus apaisé, vers une table isolée où nul ne pourrait les entendre. La voix de Mercadet, en de tels moments, montait haut et fort. Le commissaire nota quelque déception sur le visage d'Estelle, mais il n'avait pas la tête, ce jour, à se préoccuper d'Estelle et Veyrenc.

Il obligea Mercadet à avaler une part de son assiette avant de reprendre.

— Vous n'avez que ça, là-bas ? demanda Mercadet. Du porc et du chou, du chou et du porc ?

— On a de tout, dit Adamsberg en souriant. Des poules, des moutons, des chevreaux et des truites. Du miel et des châtaignes, que voulez-vous de plus ?

— Rien. Très bon quand même, dit Mercadet.

— Leurs noms, lieutenant ?

— Les Seguin. Le père : Eugène. La mère : Laetitia. L'aînée des petites : Bernadette.

— Comme la sainte.

— Quelle sainte ?

— Celle de Lourdes.

— Ça a un rapport ?

— Mystique, peut-être. Et sa sœur ?

— Annette.

— Qu'est-ce qu'il faisait, le père ?

— Métallier. Mais il y a un point trouble là-dessus. Le patron de l'atelier a témoigné, mais il n'y avait que quelques feuilles de paie. Il était au noir sans doute. Seguin avait du fric. Il s'est engraissé pendant la guerre.

— Et la mère ?

— Au foyer. Si on peut appeler cela un foyer.

— Vous avez eu accès au procès ?

— Pas encore tout lu, c'est énorme. Mais assez pour savoir le pire. C'est Enzo qui a témoigné. La mère se contentait d'acquiescer, au mieux. Les psychiatres l'ont décrite comme amorphe, dépersonnalisée. Enzo, lui, vif comme l'éclair. C'est là qu'il a raconté, pour la plus petite, Annette.

Adamsberg écrasa ses pommes de terre qu'il mélangea au chou, à la rurale, et attendit.

— Au début, le gros Seguin l'a violée tout comme l'autre, à ses cinq ans. Puis il s'en est lassé. La « sienne », sa propriété, c'était Bernadette. Et l'autre… L'autre, il l'a louée, commissaire.

— Quoi ?

— Louée. À d'autres gars. De ses sept ans à ses dix-neuf ans. Des jeunes mecs qu'il dégottait on ne sait où. On a demandé à Enzo s'il pourrait les décrire, mais non, il ne les rencontrait pas. Les soirs de « visite » à Annette, il était consigné, le père bouclait la porte de la salle. Il les entendait parler, puis monter l'escalier.

— « Les » ?

— Oui. Ils venaient à plusieurs. On a demandé à Enzo combien de jeunes gens, à son avis, étaient passés chez lui. Si c'était les mêmes ou si cela changeait. Les mêmes, a affirmé le frère, qui ont utilisé sa petite sœur pendant douze ans. Douze ans. Ils lui ont demandé combien il y en avait. D'après les voix, a dit Enzo, ils étaient neuf ou dix.

Adamsberg attrapa la main de son adjoint.

— Combien ? Combien il y en avait ?

— Selon Enzo, neuf ou dix.

— Neuf ou dix, Mercadet ? Et toujours les mêmes ? Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

— Quoi ?

— Les neuf blaps de La Miséricorde, bon sang, lieutenant. Même période, mêmes âges, même lieu. Les blaps que le gardien Landrieu laissait sortir à la nuit.

— Pardon, commissaire, mais comment Landrieu aurait-il pu savoir que Seguin avait une fille à louer ?

— Ils se connaissaient, Mercadet, ils se connaissaient forcément. J'ai dit qu'on ne pouvait ni ne devait oublier le clocher de La Miséricorde. Une des deux sœurs élimine les blaps depuis vingt ans les uns après les autres.

— Ou les deux ensemble.

— Oui. Non. Pas l'aînée. L'aînée n'a pas été violée par ces types. Et l'aînée a été vengée par la mort du père. C'est la cadette, oui c'est cela. C'est la cadette qui les tue, Annette. Ou Bernadette, ajouta-t-il après un instant.

— Que ce soit l'une ou l'autre, comment aurait-elle su qui ils étaient ? Puisque même Enzo ne les a jamais vus ?

Les deux hommes se concentrèrent en silence, à tel point que, face aux assiettes inachevées, Estelle s'approcha, soucieuse.

— Quelque chose n'allait pas ?

— Si, Estelle, tout était parfait.

Et, à leurs visages à tous deux, fronts baissés, elle s'éloigna sans bruit.

— Annette, soixante-huit ans, reprit Adamsberg. Ça ne colle pas avec Louise Chevrier. Elle en a cinq de plus.

— Un acte de naissance, ça se bidouille comme on veut.

— Enzo, il est où ?

— Il a pris vingt ans. La mère onze pour complicité passive et maltraitance. Elle est morte en prison. Enzo est sorti après dix-sept ans, en 1984.

— Il est où ?

— Pas eu le temps, commissaire.

— Et les filles ?

— Pas eu le temps, commissaire.

— Le salaud, dit Adamsberg entre ses dents.

— Le père ?

— Le fils du directeur de l'orphelinat. Le Dr Cauvert. Il savait, il savait forcément.

— Quoi ? Que Landrieu laissait sortir les blaps ?

— Qu'Eugène Seguin travaillait à l'orphelinat. Mais avec le procès, le scandale à venir, le père Cauvert l'a caché. Et a tout fait disparaître. La Miséricorde ? Avec dans ses murs un séquestreur, un violeur, un loueur de fille ? Pas question. C'est pour cela qu'il y a ce point trouble sur la profession de Seguin. Il n'était pas métallier. Il travaillait à l'orphelinat. Gardien, sûrement, avec Landrieu. Et il se faisait payer par les blaps de la Bande des recluses pour le droit de violer sa propre fille.

— Avec quel fric ? Des orphelins ?

Adamsberg haussa les épaules.

— Vols à la tire dans les rues de Nîmes, ce n'était rien pour eux. Le père Seguin n'offrait pas sa fille pour se faire de l'argent. Mais pour le plaisir abject de la prostituer. Et de tout entendre, ou de tout voir. Après leur sortie de l'orphelinat, le trafic a continué. C'est cela, Mercadet, parce que ce ne peut pas être autre chose.

— Vous allez trop vite, commissaire. On n'a pas une preuve.

— On tient le faisceau, les liens, les dates, le nombre de gars.

— Vous voulez dire qu'on arrive au 52e ?

— Peut-être.

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