XX

Fait rarissime, Adamsberg se rappelait son rêve de la nuit. Tout en avalant pain et café, tout en songeant que le pain n'était plus si intéressant que lorsque Zerk lui découpait de grosses tranches inégales, il se souvenait qu'il était devenu impuissant dans ce rêve. Un sentiment d'effondrement l'avait propulsé vers l'unique solution possible : les recluses. Il avait démonté des quantités de tas de bois et de pierres sans en trouver aucune à dévorer.

C'est avec ces vains amas de pierres en tête et l'idée assez déplaisante d'avoir voulu avaler des recluses qu'il traversa la salle de la Brigade, où s'achevait enfin Le Livre. On allait et venait, transmettant les dernières moutures, et les imprimantes crachaient les premières copies. Il arrêta Estalère qui, aidé de Veyrenc, transportait des piles de feuillets jusqu'au bureau de Danglard, avec les précautions qu'on eût prises pour un très ancien et précieux manuscrit. Tout eût pu être fait par envoi via les ordinateurs, mais Danglard exigeait des versions papier, ce qui allongeait d'autant le travail.

— Réunion au concile à 11 heures, Estalère, faites passer le mot. Appelez ceux qui ne sont pas de service aujourd'hui.

— Vous souhaitez que je les réveille ? demanda le jeune homme, toujours soucieux d'avoir pleinement compris sa mission. Comme l'autre fois et que ça n'a servi à rien ?

Il n'y avait aucune pointe critique dans la remarque d'Estalère. Il n'existait pas la moindre fissure dans son adoration pour Adamsberg, par où pût passer une pensée négative.

— Exactement. Comme l'autre fois et que ça n'a servi à rien.

— Même le commandant Danglard ?

— Surtout lui. Louis, c'est toi qui vas présenter l'ensemble des faits à l'équipe, si on peut appeler cela une équipe. Avec Voisenet, pour les fluides. Peux-tu montrer les photos des gars sur grand écran, tortionnaires et victimes ?

Veyrenc hocha la tête.

— Pourquoi ne veux-tu pas parler ?

— Je crains que Danglard ne contre-attaque, appuyé par Mordent, dit Adamsberg en haussant légèrement les épaules. Et je ne souhaite pas croiser le fer ce matin. Aujourd'hui, ce ne sont pas eux qui comptent, c'est l'équipe. Je dirai quelques mots d'introduction et tu prends la relève.

Quels mots ? se demanda-t-il. Il n'y avait pas pensé. Il s'éloigna vers le bureau de Froissy.


— Lieutenant, il fait beau, la marche en pierre est sans doute déjà tiède dans la cour.

— On apporte le cake ? dit Froissy en débranchant aussitôt sa machine.

Une fois dans la cour, le lieutenant s'assit sur la marche, son ordinateur calé sur les genoux, tandis qu'Adamsberg émiettait le gâteau à quelque quatre mètres du nid.

— Il va être foutu, ce pantalon, dit Froissy pour elle-même, tandis qu'Adamsberg revenait vers elle.

Elle allait mieux. Retancourt avait dû atteindre son but en se lavant les mains dans la salle de bains, devenue muette. Il n'avait pas supposé que Retancourt puisse échouer.

— Qu'est-ce que ça a donné, lieutenant ? Les médecins ?

— J'ai accédé à leurs comptes rendus. J'avoue que je me sentais coupable.

— Mais satisfaite.

— Tout d'abord, continua Froissy avec un petit sourire, les trois hommes étaient encore costauds, cœur en bon état mais de sérieux problèmes de foie. Éthylisme, tous. L'un prenait un médicament contre l'hypertension, l'autre contre le cholestérol, le troisième du Nigradamyl.

— Qui est ?

— Un traitement contre l'impuissance.

— Tiens. Et lequel des trois prenait cela ?

— Celui de quatre-vingt-quatre ans, Claveyrolle.

— Bien sûr.

— J'ai un cousin médecin. Il dit que le nombre d'hommes âgés qui ne renoncent pas est impressionnant.

— Et le vieux Claveyrolle n'avait toujours pas abdiqué.

— Donc, résuma Froissy, pas de raison qu'ils succombent à une morsure de recluse. Ni que leur loxo…, attendez voir…

— Loxoscélisme, proposa Adamsberg.

Enfin, ce mot, il le tenait bel et bien, sans avoir besoin de consulter son carnet une énième fois.

— C'est cela. Ni que leur loxoscélisme évolue si vite. Le premier mordu, Barral, s'est présenté à l'hôpital le 10 mai. Il avait été piqué la veille au soir, alors qu'il arrachait des orties près d'un tas de bûches. Je vous lis le rapport du médecin : Le patient a senti une piqûre au bas de la jambe gauche, douleur faible, ortie incriminée. Puis : 10 mai, 11 h 30. Aspect inquiétant de la piqûre. Tache violacée, 7 x 6 cm, début de nécrose. Suspicion de morsure de recluse. Commande d'anti-venin CAP Marseille. Perfusion d'émoxiocilline + midocaïne en local — c'est un anesthésique. Puis le soir, à 20 h 15 : Évolution alarmante de la plaie. Extension nécrose 14 x 9 cm. Fièvre 39,7°. Modification traitement : riatocéphine — c'est un antibiotique beaucoup plus puissant — et tédricotec — c'est un antihistaminique. Le lendemain, à 7 h 05 : Température 40,1°. Jambe nécrosée 17 × 10 cm. Plaie creusée sur 7 mm. Augmentation ¼ riatocéphine. Résultats sanguins : résistance immunitaire satisfaisante. Présence d'une hémolyse — c'est la perte des globules rouges —, développement nécrose viscérale sur rein gauche. Mise sous dialyse. 12 h 30 : injection anti-venin. 15 h 10 : baisse température, 39,6°. Rapidité de l'envenimation jamais constatée. 21 h 10 : Température 40,1°. Hausse rapide hémolyse, septicémie constatée, attaque viscérale rein droit, foie touché. 12 mai : Patient décédé à 6 h 07, cause hémolyse, septicémie, cessation activité rénale, arrêt cardiaque. Cas de loxoscélisme foudroyant, jamais répertorié. Commande d'anti-venins CAP.

— « Jamais répertorié », répéta Adamsberg. Mort en deux jours et trois nuits. En réalité moins que cela, Froissy : en deux jours et deux nuits.

— Comment cela ?

— Parce que Barral a menti. À mon idée, il s'est fait mordre au matin, en enfilant son pantalon, et non pas la veille au soir près du tas de bois. Et les deux autres ?

— Je peux vous lire le même genre de texte — ils sont déjà transférés sur votre machine. L'évolution et les traitements ont été similaires. À ceci près que l'injection d'anti-venin a été effectuée dès l'arrivée du malade, et que la riatocéphine a été perfusée sur-le-champ. Cela n'a rien changé. Et maintenant ?

Adamsberg tira deux feuilles un peu froissées de sa poche.

— Voici la liste des neuf gars de la bande de Claveyrolle, à l'orphelinat. Plus Landrieu.

— D'accord.

— Trois sont morts, restent sept. Et voici les noms de leurs onze victimes. Des gosses.

— À l'orphelinat ?

— Oui. Pardon, lieutenant, je n'ai pas le temps de détailler, je sais que je vous fais travailler à l'aveugle. Vous apprendrez tout cela à la réunion. Il faut me les localiser, Froissy, tous. Mercadet se chargera d'enquêter sur les viols dans le département. On ne saura si l'on a sa collaboration qu'après la réunion.

Les viols ?

— En grandissant, lieutenant, les blaps ont changé de distraction. Cela m'étonnerait qu'ils n'en aient commis qu'un seul.

— Parce que celui de la jeune fille, c'était lui ? Landrieu ?

— Landrieu, Barral et Lambertin. Les trois ensemble.

— Combien ? dit-elle d'une voix lointaine. Combien sommes-nous à vous suivre, à vous croire ?

— À me suivre, cinq. À me croire, quatre.


Adamsberg eut aussitôt en ligne le professeur Pujol. Si imbuvable soit-on, on répondait sans traîner aux appels des flics.

— Je ne vous dérange pas longtemps, professeur. Pensez-vous que deux à quatre morsures de recluses en simultané puissent déclencher un loxoscélisme foudroyant ?

— Les recluses vivent seules. Vous n'aurez jamais de morsures simultanées.

— C'est un simple cas d'école, professeur.

— Alors je me répète. Dose létale de venin de recluse estimée à quarante-quatre glandes, soit à vingt-deux recluses, faites vos déductions : vos trois ou quatre morsures théoriques n'en viendraient pas à bout. Pour tuer vos trois hommes, il aurait fallu disposer de quelque deux cents recluses. Ou de quelque soixante à soixante-dix araignées pour un homme. On a déjà dit tout cela.

— J'ai vos chiffres. Mais des morts foudroyantes survenues en deux jours, cela vous évoque quoi, professeur ?

— Des gars qui ont engouffré une pâtée de recluses au dîner pour être sûrs de bander, en confondant la recluse avec la veuve noire, dit Pujol en riant à sa manière négligente et déplaisante.

Imbuvable.

— Je vous remercie, professeur.

Il lui restait quelque trente minutes avant la réunion. L'obscène plaisanterie de Pujol avait réveillé sa pensée sur l'impuissance et le venin. Obscène mais scientifique : « en les confondant avec la veuve noire », avait-il dit. Il tapa « venin d'araignée », « impuissance », attrapa son carnet pour noter la liste des premiers liens apparus. Et sur le thème Guérir l'impuissance avec venin d'araignée ?, se présentaient des dizaines de sites. Qui n'avaient rien à voir avec les croyances anciennes dont Voisenet leur avait parlé. Il s'agissait d'articles on ne peut plus sérieux sur de récentes recherches en cours, après qu'on eut découvert que la morsure de certaines araignées provoquait un priapisme long et douloureux. De là, les chercheurs s'affairaient à identifier, trier et affaiblir les toxines responsables, avec l'espoir d'en extraire un médicament nouveau et sans risque contre l'impuissance. Il s'appliqua à recopier avec lenteur la phrase suivante : Certains composants de la toxine agissent en stimulant de manière remarquable la production de monoxyde d'azote, crucial dans le mécanisme de l'érection. Sur une analyse de deux cent cinq types d'araignées, quatre-vingt-deux avaient déjà révélé les valeureuses toxines actives, mais trois espèces surpassaient les autres, et il en inscrivit les noms en bas de page : la Phoneutria, l'atrax et la veuve noire.

Mais pas la recluse.

Adamsberg ouvrit sa fenêtre, examinant les dernières variations de son tilleul. La veuve noire, il la connaissait, tout le monde la connaissait. Entre autres parties du monde, elle habitait les chaudes régions du sud de la France. Jolie petite bête par ailleurs, avec ses taches rouges ou jaunes en forme de cœur. Plus visible et plus facile à cueillir que la recluse tapie dans les profondeurs. Et qu'on ne pouvait en aucun cas assimiler à la recluse. À moins d'un crétin qui conclue : une araignée reste une araignée. Et cherche en la recluse le potentiel érectile de la veuve noire.

Il rejoignit le bureau de Voisenet.

— Lieutenant, peut-on confondre les effets d'une morsure de recluse et ceux d'une morsure de veuve noire ?

— Jamais de la vie. La veuve noire décharge un venin neurotoxique, la recluse un venin nécrotique. Pas le moindre point commun.

— Je vous crois. Où ils vont, tous ? ajouta-t-il en regardant les agents quitter un à un leurs postes.

— À la réunion que vous avez convoquée, commissaire.

— Il est quelle heure ?

— Moins cinq. Vous l'aviez oubliée ? La réunion ?

— Non, l'heure.

Adamsberg revint à son bureau chercher ses notes emmêlées, sans se presser. Il préférait arriver une fois chacun installé, comme il y a deux jours. Deux jours bon sang, il ne s'était passé que deux jours depuis que la Brigade s'était fracturée. Il n'avait pas perdu son temps néanmoins : apprendre le mot « loxoscélisme », annihiler l'angoisse du lieutenant Froissy, savoir pourquoi un chien accompagnait saint Roch, nourrir les merles et se souvenir d'un rêve.

Était-il possible, se demanda-t-il, que ces trois vieux salauds, Barral, Claveyrolle et Landrieu, aient formé le pari de retrouver leur vigueur perdue en s'injectant du broyat de recluses ? En supposant qu'une araignée vaille une araignée ?

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