XXIV

Mercadet et Froissy avaient jeté un œil sur la soupière apportée pour Adamsberg et Veyrenc et, après cet examen, avaient opté pour la « poule au pot façon Henri IV ». Les nuées s'était allégées depuis la découverte de Veyrenc sur les quatre autres victimes de la Bande des mordus, qui menait son combat contre la Bande des recluses depuis vingt années. Les choses se mettaient enfin en place. Les éléments chronologiques, les composants psychologiques et les énigmes techniques prenaient position, en leurs lieux adéquats. Le malaise ressenti au simple son du mot « recluse » s'était évanoui. Il n'y avait plus qu'à attendre la fin des missions Retancourt et Voisenet, le terme était proche. Et pour une fois, c'est lui qui emplit avec plaisir les verres de madiran.

Veyrenc avait à nouveau changé de place et s'était assis dos au comptoir. Ce soir, il ne se lèverait pas pour aller chercher café ou sucre. Mercadet goûta la garbure, l'abandonna sans regret, et les conversations filèrent en désordre et longtemps sur l'enquête, le venin, l'araignée, Mexico, l'indifférence du chat pour les merles, les blaps de La Miséricorde, sept morts déjà, la Bande des mordus.

— D'accord, disait Mercadet, ils en ont bavé à l'orphelinat, mais ces pauvres petits gosses ne sont pas devenus des enfants de chœur.

— Qui a trop souffert fera souffrir, dit Veyrenc.

— Je m'étais attaché. Et finalement, ce sont des tueurs.

— Et très calculateurs. Jamais rencontré une si longue obstination. L'âge aurait pu leur apporter un certain détachement, mais finalement non.

Estelle s'approcha, posant non pas la main mais un doigt sur l'épaule de Veyrenc, s'informant s'il était temps d'apporter la tomme. Oui, bien sûr que oui.

— Il est quelle heure ? demanda Adamsberg.

— 23 h 30, dit Veyrenc. Tu fatigues tout le monde avec ton heure.

— Retancourt est donc en place depuis plus de trois heures. Voisenet et ses hommes depuis deux heures.

— Souffle un peu, Jean-Baptiste, dit Veyrenc à voix basse.

— Oui.

Mercadet partageait la tomme quand le portable d'Adamsberg sonna.

— Retancourt, dit-il en attrapant vivement l'appareil.

Puis il fronça les sourcils en ne reconnaissant pas le numéro.

— Commissaire ? Vous ne dormez pas j'espère, excusez-moi, je sais qu'il est tard, pardon, vraiment. C'est Mme Royer-Ramier. Irène Royer. Irène, quoi.

— Je ne dors pas, Irène. Un problème ? On attaque vos fenêtres ?

— Oh non, commissaire. C'est plus grave que cela.

— Je vous écoute.

Adamsberg activa le haut-parleur et les bruits de couverts cessèrent.

— Il y en a eu un autre, commissaire. Ça s'affole sur la toile. Oh pardon, je ne veux pas vous embrouiller, je ne parle pas de la toile d'araignée, mais de celle d'internet.

— Quel autre ? demanda Adamsberg.

Il avait envie de la brusquer, cette femme, mais il avait compris que plus on la pressait, moins elle allait droit. C'était elle qui réglait le tempo et les digressions.

— Ben, un mordu, commissaire.

— Où cela ?

— C'est ce qui étonne, c'est pas par chez nous, c'est en Charente-Maritime. Et là-haut, c'est pas un coin à recluses. Mais faut savoir que les veuves noires, des fois, depuis leur Méditerranée, elles remontent vers la façade atlantique. Et pourquoi elles font cela ? Mystère. Et l'année dernière, une recluse a mordu quelqu'un dans l'Oise, alors voyez. Il y a des araignées qui doivent avoir le goût de l'aventure, quelque chose comme cela. D'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte. C'est juste une image.

— S'il vous plaît. Donnez les détails.

— C'est tombé sur les forums, il y a quoi ? Dix minutes. Et je vous ai appelé aussitôt. Ils l'ont emmené à l'hôpital de Rochefort.

— C'est une morsure de recluse, c'est certain ?

— Oh oui. Parce que le vieux — c'est encore un homme âgé, commissaire —, il a reconnu le gonflement et tout de suite, il y avait une vésicule dessus. Et après, il a eu du rouge. Alors, avec tout ce qui se passe en ce moment, il a filé à l'hôpital.

— Mais comment est-ce arrivé si vite sur les forums ?

— Ça doit venir de quelqu'un de cet hôpital, un brancardier, un infirmier, est-ce qu'on sait ? Avec tout ce qui se passe en ce moment.

— Vous n'avez pas le nom du malade ?

— Ah, commissaire, il y a le secret médical quand même, hein ? La seule chose qu'on lit, c'est qu'il a été mordu à la fin de son dîner, à Saint-Porchaire. Là-haut, quoi. Il a senti la piqûre.

— Il était dehors ou dedans ?

— C'est pas marqué. Ce qui me soucie, c'est de savoir si c'est un mordu normal ou un mordu spécial, comme ceux que vous dites, vous.

— Je comprends, Irène. Je vous dirai cela.

— Attendez, commissaire ! M'appelez pas sur mon portable, je l'ai oublié sur ma chaise.

— Mais vous êtes où ?

— Ben je suis à Bourges, moi.

— À Bourges ?

— C'est que dès que je peux, je cherche un point sur la carte de France, et j'y vais. C'est pour la position antalgique, vous comprenez.

— Pardon ?

— La position antalgique. Les bras accrochés au volant, les pieds sur les pédales, je ne sens presque plus mon arthrose. Je voudrais vivre au volant, moi.

— Le numéro de votre hôtel ? S'il vous plaît.

— C'est pas un hôtel, c'est une chambre d'hôte. Très propre, je dois dire. J'appelle depuis le portable du patron. Il est tout ce qu'il y a de serviable mais faut pas que j'abuse quand même.

Adamsberg raccrocha, et regarda ses collègues, le visage tendu.

— L'homme est de Saint-Porchaire. C'est bien là qu'habite un de nos blaps ?

— Olivier Vessac, quatre-vingt-deux ans, confirma Froissy.

— Je pars, dit le commissaire en se levant. Notre homme n'a plus que deux jours devant lui. Je veux lui arracher l'heure exacte de sa blessure, et qui la lui a faite.

— Je t'accompagne, dit Veyrenc sans bouger. On sera à Rochefort dans cinq heures. Qu'est-ce qu'on va foutre devant les portes de l'hôpital à quatre heures et demie du matin, tu peux me le dire ?

Adamsberg hocha la tête et appela Retancourt, haut-parleur toujours activé.

— Je vous réveille, lieutenant ?

— Depuis quand je dors en planque ?

— On vient d'avoir une autre victime, Olivier Vessac, à Saint-Porchaire, près de Rochefort. Mordu ce soir sans doute entre huit heures et onze heures moins le quart au plus tard. Est-ce qu'une de vos cibles est absente ?

— Négatif. Richard Jarras et sa femme sont entrés à 19 h 30 dans un petit restaurant du centre-ville, rentrés à 21 h 05. Côté Kerno, il a vu René Quissol et sa femme devant leur télé, pas de mouvement.

« Kerno » était le nom que les agents donnaient entre eux à Kernorkian. Ce qui, à une syllabe près, transformait cet authentique Arménien en véritable Breton.

— Alors quittez Alès, lieutenant. Fin de mission. C'est forcément un des gars du Vaucluse qui a bougé. Je vous rappelle.

Adamsberg eut aussitôt Voisenet en ligne.

— Non, commissaire, dit Voisenet. Le petit Louis est assis dehors, sur un banc de pierre devant son porche — il fait encore chaud ici — et, ce qui me facilite le boulot, il tape le carton avec son ami Marcel.

— Ce sont bien eux, Voisenet ? demanda Adamsberg en haussant la voix. Vous en êtes certain ?

— Certain, commissaire. Louis Arjalas et Marcel Corbière. Ce n'est pas difficile hélas. Petit Louis a une prothèse à la jambe gauche, et Marcel n'a pas de joue. Il la couvre avec un gros tissu couleur chair.

— Et Lamarre ? Il a quoi sur Jeannot, à Courthézon ?

— Néant. Jean Escande est absent. D'après les voisins, il est parti à la mer, à Palavas.

— En voiture ?

— Oui. Il y va souvent, dès le beau temps.

— Un mouvement sur son portable ?

— Aucun. On n'a pas de signal.

— Très bien. Déplacez toute l'équipe sur Palavas, faites tous les hôtels, les campings, interrogez partout. Un vieil homme sans pied, ça se repère, surtout un habitué. Trouvez-le, ou plutôt, ne le trouvez pas, lieutenant.

— J'ai le descriptif de son véhicule, dit Froissy en consultant son téléphone, sur lequel elle stockait une grande partie de ses données en cours. Une Verseau bleue 630, cinq portes, automatique, 234 WJA 84.

— Noté, Voisenet ?

— On décolle, commissaire.

Puis Retancourt, de nouveau en ligne.

— On n'a qu'un seul absent, lieutenant : Jean Escande, soi-disant parti prendre les bains à Palavas, mais portable éteint. Voisenet est dessus. Vous, filez avec l'équipe à Saint-Porchaire, là où Vessac a été mordu. Jeannot Escande a tout de même soixante-dix-sept ans. S'il a taillé la route depuis le Vaucluse jusqu'à Saint-Porchaire, sept heures de trajet au minimum, il n'a pas été en état de repartir tout de suite vers le sud, de nuit surtout. Faites tous les petits hôtels des environs et élargissez. Un vieil homme sans pied, ça se remarque.

— Il a pu dormir dans sa voiture.

— Je vous donne son descriptif. Une Verseau bleue 630 automatique cinq portes, 234 WJA 84.

— Vu, dit Retancourt.

Adamsberg se rassit, la main serrée sur son portable.

— Si ce n'est pas Jeannot, on est foutus. C'est qu'on se sera trompés sur toute la ligne. On aura bouffé le sable, comme l'a dit Danglard.

— Impossible, dit Veyrenc, tout s'adapte. On va dormir deux heures et on part pour Rochefort. On sera à l'hôpital à huit heures tapantes.

Adamsberg acquiesça en silence.

— C'est mort, Louis. Quelque chose nous a échappé.

— C'est toi qui es mort. On dort un peu, et on se retrouve à trois heures du matin à la Brigade.

Adamsberg hocha de nouveau la tête. Le mot « recluse » traversa son esprit et il frissonna. Veyrenc le secoua par l'épaule et le poussa dehors.

— Jeannot a disparu, lui dit-il, Jeannot a bougé.

— Oui.

— Il est normal qu'un seul des « mordus » se charge du boulot. Ils ne vont pas partir à cinq. Ils alternent, on le sait. On va le coincer.

— Je ne sais pas.

— Que se passe-t-il, Jean-Baptiste ?

— Je ne vois plus dans les brumes, Louis. Il n'y a plus rien.

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