XLV

La matinée suffit à combler l'excavation — avec les cinquante-huit roses à l'intérieur — et plier le campement. Adamsberg emportait dans ses bagages les dents et les tessons de l'assiette, Mathias chargeait le reste dans sa camionnette.

Il démarra à quatorze heures, après avoir serré la main des deux hommes et embrassé Retancourt sous le regard attentif d'Adamsberg. Il se trompait en déclarant que le lieutenant « valait dix hommes ». Elle valait une femme, et c'était une femme. Et il ne pouvait s'empêcher de lui battre un peu froid. avec un sentiment de trahison larvé.

Retancourt choisit de rentrer en voiture, soit d'effectuer un voyage deux fois plus long qu'en train, et déposa le commissaire et Veyrenc à la gare.

— Elle file, dit Adamsberg.

— Tu lui fais la gueule, elle file, précisa Veyrenc.

— Je ne fais pas la gueule.

— Bien sûr que si.

— Tu as entendu, hier ? Les fermetures éclair ?

— Oui.

— Et alors ?

— Et alors ?

— Très bien, répondit Adamsberg, sachant qu'en cette affaire, Veyrenc avait raison et lui tort.


À neuf heures du soir, depuis Paris, il fit livrer les nouveaux échantillons au laboratoire d'analyses, avec un mot pour Louvain. Cette fois, l'ADN des dents correspondrait à celui de Louise, contrairement au leurre des quatre cheveux de Lédignan. Veyrenc disait simple et vrai, Louise avait très bien pu déposer ces cheveux. L'émiettement de sa conviction, procédant de l'agitation vaine de ses pensées, n'était basé que sur du vide.

Il n'avait pas besoin d'ouvrir réfrigérateur ou placard pour savoir qu'il n'y avait rien à manger chez lui. Il partit à pied sans destination, l'humeur morne et le corps paresseux. Après un quart d'heure de marche erratique, il obliqua vers son ancien quartier, vers un bar irlandais qu'il avait longtemps fréquenté, où le vacarme des clients ne le gênait en rien puisqu'ils parlaient anglais. Dans ce bourdonnement incompréhensible, il pouvait tenter de se concentrer mieux que dans la solitude. Là-bas, il y parvenait parfois, par touches, en amateur.

Il ouvrit son carnet en marchant dans la nuit, jeta un œil découragé à ses mots imbéciles et le referma sèchement. Comment avait-il osé les lire à Veyrenc ? Louis l'avait socratiquement emmerdé sur le fait insignifiant qu'il n'ait pas rayé la ligne « Martin-Pécherat ». Il avait ajouté qu'il y avait beaucoup de pigeons là-dedans. Cela allait de soi, et cette volaille était bonne à jeter, avec le reste. Ces bulles gazeuses, martin-pêcheur, pigeons et autres grincements, s'éloignaient, indésirables. Sa légère et énigmatique aigreur contre Retancourt lui en bloquait l'accès. La soirée de la veille barrait ses pensées, cet instant où le bruit de la fermeture éclair l'avait agressé. La séquence repassait en boucle, le hérisson, les pipistrelles, l'oiseau désespéré qui appelait une compagne et à qui il avait souhaité bonne chance.

Adamsberg s'arrêta pile au milieu du trottoir, carnet toujours en main, immobile. Cette fois, ne pas bouger. Une particule de neige, une bulle, une « proto-pensée », venait vers lui. Il reconnaissait le frôlement léger de cette lente ascension, il savait qu'il ne devait pas faire un seul mouvement risquant de l'effrayer, s'il voulait avoir la chance de voir émerger son visage.

Parfois, l'attente durait peu. Cette fois, elle lui parut très longue. Et elle le fut. C'était une lourde bulle, maladroite peut-être, sachant mal se mouvoir, trouver la force de s'élever sous l'eau. Les passants évitaient cet homme immobile ou le heurtaient sans le vouloir, et peu importe. Il ne fallait à aucun prix les regarder, ni esquisser un geste ni murmurer un mot. Pétrifié, il attendait.

Brutale, la bulle éclata en surface et lui fit lâcher son carnet. Il le ramassa, chercha un stylo et nota d'une écriture chancelante : Le mâle oiseau de la nuit.

Puis il relut sa liste.

Essoufflé, bien plus qu'il ne l'avait été après le transport de deux cents bidons d'eau, il s'adossa à un arbre et appela Veyrenc.

— Où es-tu ? demanda-t-il.

— Tu as couru ?

— Non. Où es-tu, merde ? À La Garbure ?

— Chez moi.

— Rapplique, Louis, Je suis à l'angle de la rue Saint-Antoine et de la rue du Petit-Musc. Il y a un café. Rapplique.

— Viens vers chez moi. La terre, les seaux, je m'endors sur place.

— Je ne peux pas bouger, Louis.

— Tu es blessé ?

— Quelque chose comme ça. Attends, je lis le nom du café. Café du Petit Musc. Saute dans un taxi et rapplique, Louis.

— Je prends mon flingue ?

— Non, ta tête. Cours.


Veyrenc ne négligeait pas ces appels d'Adamsberg. La voix, le rythme, le ton, tout était différent. Tout à fait réveillé, il attrapa, en courant en effet, le premier taxi qui passait.

Même de loin, depuis la porte du café, il vit la netteté des yeux d'Adamsberg, qui condensaient toute lumière autour de lui au lieu de la délayer comme à l'ordinaire. Il était assis devant un sandwich et un café, mais il ne mangeait pas, il ne bougeait pas. Son carnet était sur la table, ses mains posées à plat de part et d'autre.

— Suis-moi bien, dit Adamsberg avant même que Veyrenc fût assis. Suis-moi bien, ce sera dans le désordre. À toi de te débrouiller pour arranger cela. La nuit dernière, avant que cette fermeture éclair ne s'ouvre, j'étais allongé dans ma tente, j'écoutais les bruits de la nuit. Tu suis ?

— Pour le moment oui. Tu permets que je commande un café ?

— Oui. Il y avait des grenouilles, il y avait le vent dans l'herbe, les ailes des chauves-souris, le hérisson, le roucoulement d'un ramier qui s'obstinait à appeler une compagne.

— D'accord.

— Tu ne vois rien là-dedans ?

— Une chose : le ramier. Qui est un pigeon.

— Ce qui règle toute la fébrilité des bulles autour de ce pigeon. Tu as dit qu'il y en avait beaucoup.

Adamsberg tira à lui son carnet et lut :

Pigeonnier, j'ai pas trouvé le mot / Pigeon entravé, ou angoisse d'être pigeon / Ça roucoule sans cesse. Mais ce n'est pas « pigeon » qu'il fallait lire, Louis, merde. C'était « ramier ».

— Ce qui est la même chose, je viens de te le dire.

— Et ensuite, Louis, et ensuite ? dit Adamsberg en secouant son carnet. À quoi se raccroche-t-il, ce pigeon ramier ? Mais bon sang, Louis, c'est toi qui l'as dit !

— Moi ?

— Mais oui, nom de Dieu ! C'est écrit là ! J'ai été obligé de compléter ma note : Martin-Pécherat = martin-pêcheur. Affaire réglée. Ou pas réglée.

— Je t'ai dit que si cette pensée était réellement réglée, tu ne me l'aurais pas lue.

— Et pourquoi n'était-elle pas réglée ?

Adamsberg s'interrompit, avala son café et reprit.

— Fatigué, dit-il simplement.

— Toi aussi ? Les bidons d'eau ?

— Pas les bidons. Ne parle pas, tu vas me faire tout confondre. Elle n'était pas réglée parce que martin-pêcheur et pigeon ramier. Tu vois le lien ?

— Ce sont deux noms d'oiseaux.

— Mais pas seulement : ce sont deux noms doubles. Doubles, Louis. À présent, tu vois ?

— Non.

— Il y a eu ces deux phrases de Retancourt : Ça roucoule sans cesse, d'une part.

— Tu me l'as lue.

— Et l'autre, qui y est liée. Tout est lié, Louis. Les bulles gazeuses dansent ensemble, elles se tiennent la main, et cela, on ne peut pas s'en foutre. L'autre phrase de Retancourt est : Tout grince là-dedans. Par quelle main se tiennent-elles, ces phrases ?

— Excuse-moi, coupa Veyrenc, troublé par le décousu du discours d'Adamsberg, je vais prendre un verre d'armagnac.

— Moi aussi, commande deux trucs.

— Pour toi aussi ? demanda Veyrenc, soucieux de l'état de confusion du commissaire.

— Oui.

— Un verre de quoi ?

— De machin. Tu vois ce qui les tient ? C'est le lieu. Le lieu où cela se passe, le lieu où cela roucoule, le lieu où cela grince. Grincer : le lieu où ça coince, le lieu où cela déraille.

— Retancourt parlait de la maison de Louise.

— Oui, celle-là, Socrate. Tu comprends où cela nous mène, si tu raccroches tout simplement cela au pigeon ramier et aux noms doubles ?

Le serveur déposa les verres et Veyrenc en avala presque la moitié d'un coup.

— Tout simplement, non, dit-il.

— Si. Cela se raccroche aux noms qui existent dans cette maison. Au sens des noms. Tu te rappelles l'erreur que j'ai faite avec celui de Louise ? Chevrier ? Seguin ?

— Qui te dit que c'est une erreur ? On n'a pas encore les résultats ADN des molaires. Merde, c'est toi qui as voulu fouiller pour les trouver.

— Il y a un autre nom qui grince et vole dans cette maison, et c'est celui d'Irène. Un nom double, Veyrenc, comme celui de Martin-Pécherat. Double : Irène Royer-Ramier !

Adamsberg fit une pause, prit son verre sans y toucher, et le reposa.

— Voilà, tu sais tout à présent.

— Non. Très bien, il y a un ramier dans le nom d'Irène. Et ensuite ?

— Bon sang, as-tu oublié que les deux filles Seguin ont à coup sûr obtenu le droit de se choisir un autre nom ? Et qu'en ce cas, on ne peut faire autrement qu'y inscrire un lien avec sa vie antérieure ?

— Et pourquoi une fille Seguin aurait choisi Royer-Ramier ?

— Royer, on s'en fout, Louis ! Mais pas Ramier : parce que c'est de là qu'elle sortait. D'un pigeonnier. Cherche sur le net, donne-moi la définition d'un pigeonnier, pas celui où on élève les oiseaux, l'autre.

Veyrenc consulta son téléphone.

— En voici une qui en vaut une autre : « Petit logement situé sous les combles. » D'accord : un grenier. Le grenier est le pigeonnier où elle a été séquestrée.

— Puis il y a l'autre, le vrai, où elle a été se reclure ensuite.

— D'accord.

— Et maintenant, réfléchis au prénom qu'elle s'est choisi : Irène. Cela ne te rappelle pas un autre nom ?

— Eh bien, on a saint Irénée, au IIe siècle, le premier véritable théologien.

— Cherche plus simple.

— Je ne vois pas.

— Attends une seconde.

Adamsberg composa un numéro, plus vite qu'à son habitude, mit le haut-parleur et attendit. La sonnerie se répétait, sans réponse.

— Je recommence. Il a le sommeil lourd.

— Qui appelles-tu ? Tu as vu l'heure ? Il est presque minuit.

— Je m'en fous. Qui j'appelle ? Danglard.

Cette fois, le commandant décrocha, la voix assourdie.

— Danglard, je vous réveille ?

— Oui.

— Dites-moi, commandant, quelles sont les anciennes appellations pour « araignée » ? Avant ?

— Pardon ?

— Comment disait-on « araignée » ? Avant ?

— Une minute, commissaire, je m'assieds. Eh bien, attendez un peu. Tout commence par la jeune tisseuse grecque Arachné, que la déesse Athena transforma en araignée. Il s'agissait d'une vengeance de la fille de Zeus qui, alertée…

— Non, coupa Adamsberg, continuez sur les appellations.

— Très bien. De là vint le mot « aragne » bien sûr, « araigne », et « yraigne ». Tout cela dès le XIIe siècle. C'est à peu près tout je crois.

— Comment écrivez-vous « yraigne » ? Épelez-moi, je note.

— Y-r-a-i-g-n-e.

— Ça a perduré ?

— Oui. On trouve encore ces variantes au XVIIe siècle, dans La Fontaine par exemple.

— Des fables lues aux enfants ?

— Celle-ci n'est pas courante. Mais tout récemment, j'ai vu ce prénom d'Yraigne utilisé sur des forums. Voici les vers de La Fontaine :

La pauvre Aragne n'ayant plus

Que la tête et les pieds, artisans superflus…

— Merci, Danglard, rendormez-vous. « Yraigne », Veyrenc, « Yraigne », répéta Adamsberg en appuyant sur le mot. L'araignée. Celles avec qui elle vécut au grenier — au pigeonnier —, celles que les blaps avaient envoyé mordre, celles qui l'accompagnèrent dans l'obscurité du reclusoir, celles auxquelles elle finit par s'identifier, par leur nom : la recluse. Irène Ramier, la séquestrée de Nîmes, la recluse du Pré d'Albret, la sœur aînée, Bernadette Seguin.

— L'aînée ? Ce n'est pas elle qui fut violée par les dix blaps.

— Elle n'a pas tué pour elle. Elle a tué pour libérer sa sœur.

Soulagé, de nouveau essoufflé, Adamsberg se rejeta en arrière sur sa chaise. Veyrenc hocha la tête, par trois fois.

— Enfin, reprit le commissaire, sur la liste des bulles, il reste cette phrase de toi : Il n'y a plus personne à tuer. Tu sais que les bulles s'entrechoquent. Celle-ci est venue heurter une remarque du même type, d'abord dite par Retancourt : que les dix hommes aient été tués sans qu'on ait rien pu y faire la mettait en rage.

— Je me souviens.

— Puis heurter une phrase d'Irène, très peu de temps après, ce même matin où nous avons fouillé la maison de Torrailles, après la double attaque. Je l'ai appelée pour savoir si Louise était sortie durant la nuit. Tu te rappelles, je t'ai dit que ma conviction s'effritait, que quelque chose n'allait pas. Eh bien c'était ceci, Louis : Irène était déjà au courant pour les deux morsures. Évidemment, puisqu'elle les avait commises elle-même. Elle m'a dit que l'information était sur les forums, ce qui était vrai. Et, de même que Retancourt, elle a aussitôt ajouté que c'était rageant quand même que le tueur les ait « tous eus », et « qu'on ne sache toujours rien, ni quoi ni qu'est-ce ». Et je n'ai pas réagi. Trop habitué à son bavardage, trop confiant en elle. Si quelqu'un me « pigeonnait », c'était bien elle, et avec maestria. J'admire.

— Pas réagi à quoi ?

— Tu es fatigué, mais surtout, tu es encore confiant, toi aussi. Tu l'aimes bien, toi aussi. Mais dis-moi, Louis, comment Irène aurait-elle pu savoir qu'il les avait « tous eus » ? Je ne lui ai jamais dit que la Bande des recluses comptait neuf membres, plus Claude Landrieu. Égale dix à éliminer. Comment pouvait-elle savoir qu'une fois Torrailles et Lambertin touchés, il n'y avait plus personne à tuer ? Elle aurait dû dire : « Il y en a encore eu deux autres. » Et non pas : « Il les a tous eus. » Et je n'ai pas réagi.

— Si, d'une certaine manière. Tu as perdu foi en la culpabilité de Louise.

— À cet instant, et sans le comprendre. Mais ce n'est que ce soir, après que la bulle — c'était une lourde bulle, Louis — m'eut parlé explosivement d'Irène, que j'ai réentendu sa phrase, au téléphone, quand j'étais assis en tailleur dans cette cour, à Lédignan. Tous eus. Elle était arrivée au bout. Cela, à soi seul, est la preuve de sa culpabilité. Et c'est son unique erreur.

— Cela ne lui ressemble pas. L'erreur.

— Mais elle était absorbée par son rôle, magistralement mené depuis les débuts. Celui d'une de mes « assistantes », spontanée, efficace, fureteuse, prenant bien garde de paraître parfois un peu sotte ou naïve. C'était remarquable, Louis, une œuvre d'art. Et ce matin-là, elle est si bien entrée dans la peau du personnage qu'elle a exprimé la rage qu'aurait éprouvée mon « assistante » — cette même rage qu'a ressentie Retancourt. Mais elle en a oublié une seconde d'être Irène. Et là, elle a sauté une maille.

— Non. Je ne conçois pas qu'une telle femme puisse s'égarer. Et pourquoi a-t-elle laissé ces cheveux sur place ? Pourquoi pas de vrais cheveux de Louise ? Ç'aurait été facile pour elle.

— Parce qu'elle a une morale d'acier. Elle n'a jamais eu l'intention que ses meurtres retombent sur le dos d'un ou d'une autre.

— Alors pourquoi laisser des cheveux si ressemblants à ceux de Louise ? Pour s'amuser ?

— Pour me décourager. Elle avait très bien compris que je soupçonnais Louise. Avec ces cheveux, j'allais cavaler plus encore sur cette piste. Pour m'écraser sur un nouvel échec.

— Non. Car pourquoi s'est-elle mise en avant, avec toi ? Pourquoi n'est-elle pas demeurée en retrait, inconnue ? Elle n'aurait rien risqué.

— « Pourquoi ? » « Pourquoi ? » Ta maïeutique, Louis ?

— Je veux la comprendre. Réponds à ma question : pourquoi s'est-elle mise en avant ?

— Parce qu'elle n'a pas eu le choix. Nous nous sommes rencontrés au Muséum, souviens-toi. Elle découvre que j'enquête sur les morts par venin. Que quelqu'un, et pire, un flic, émet des doutes sur ces décès. C'est un coup dur. Elle s'adapte sur-le-champ, elle noue une relation avec moi pour pouvoir suivre l'enquête. Et l'influencer ou la détourner, comme avec les cheveux dans le cagibi.

— Et pourquoi est-elle venue au Muséum ?

— Avec son erreur au téléphone, c'est sa seule vraie faute. Par excès de zèle. Elle voulait tester auprès d'un spécialiste s'il pouvait exister le moindre soupçon de meurtre à propos de ces morts. Elle serait repartie rassurée. Mais elle a croisé un flic.

— C'est pourtant grâce à elle, à son récit d'une conversation de bistrot entre Claveyrolle et Barral, que nous avons remonté la piste de La Miséricorde.

— Elle est exceptionnellement fine. Elle a saisi que je ne lâcherais pas l'enquête. Si bien que dès L'Étoile d'Austerlitz, elle m'a envoyé vers l'orphelinat de La Miséricorde. Sachant que nous remonterions la piste des enfants mordus. Ce qui lui laissait tout le temps nécessaire pour achever l'œuvre. Il en restait trois à tuer, il lui fallait finir, à tout prix.

Veyrenc fronça les sourcils.

— Ce ne sont malgré tout que des preuves indirectes. Son prénom, « Yraigne », et son nom, « Ramier », un tribunal s'en foutrait. Reste sa gaffe au téléphone, et rien ne prouve que tu n'as pas transformé sa phrase.

— Si je l'avais fait, Louis, cette phrase ne se serait pas agglomérée aux bulles.

— Je te parle du point de vue d'un juge, d'un avocat et de jurés, qui n'en ont rien à faire, de tes bulles. Si tu n'avais rien su de cette recluse de Lourdes, elle s'en tirait haut la main.

— Non, Louis. Cela aurait duré beaucoup plus longtemps, c'est tout. Le psychiatre nous avait mis sur la voie : chercher une fillette séquestrée, et une recluse contemporaine. Avec un appel aux médias, quelqu'un aurait fini par parler de la recluse du pré d'Albret. Et nous aurions fouillé.

— Et après ? Son ADN n'est pas fiché.

— Même sans cette fouille, et avec dix meurtres à la clef, nous aurions fini, avec bien du mal, par convaincre le juge, par secouer les rouages jusqu'à ce qu'ils nous livrent le nouveau nom de la fille Seguin. Jusqu'à ce que les archives exhument la hache qui a tué le père. On aurait su. Nous avons trouvé un raccourci, voilà tout.

— On aurait su qu'elle était la fille de Seguin. Mais laquelle ? Qui te dit que ce n'est pas Annette qui vivait dans le reclusoir ?

— Mais le ramier, Louis, on y revient toujours. Le pigeonnier de l'enfance était tant incrusté dans son esprit qu'elle se l'est attribué comme nom, comme identité. Durant ses années de liberté, elle a maintes fois fait le chemin de Lourdes, cherchant le secours de sa sainte tutélaire.

— Elle connaissait le pigeonnier d'Albret.

— Le repaire à ramiers. Son repaire. L'abri ultime.

— Et elle y est entrée.

Les deux hommes firent silence, puis Adamsberg leva son verre intact.

— Elle est grande, Louis. Je n'ai pas honte d'avoir été promené par une telle femme. Mais j'ai été lent, si lent.

— Et pourquoi ?

— Parce que, Socrate, je suis ainsi fait.

— Ce n'est pas la raison.

Il était plus d'une heure du matin, le café fermait, le patron retournait les chaises sur les tables. Veyrenc leva son verre à son tour.

Enfant tu l'aperçus, cette femme éperdue,

Recluse dans la tombe d'une infinie souffrance.

Homme, l'as-tu reconnue, quand elle t'est revenue ?

C'est sous tes yeux qu'elle a achevé sa vengeance.

As-tu freiné tes pas pour lui laisser sa chance ?

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