XII

Au matin, Froissy accueillit Adamsberg d'un œil soucieux, diagnostiquant aussitôt l'origine du mal.

— Vous n'avez pas pris votre petit-déjeuner, commissaire ?

— Peu importe, lieutenant.

Se dirigeant vers son bureau, il fit signe à Veyrenc de le rejoindre.

— J'ai dormi d'un coup, Louis. Mais à cinq heures du matin, en me réveillant sous l'arbre, j'ai écrit cela. Juste deux pages, qui résument les données connues sur la recluse, sur les décès, sur l'orphelinat et sur les conclusions du professeur Pujol. Pourrais-tu me taper cela en bon français et y mettre un peu d'ordre ?

— Donne-moi dix minutes.

— Qui est présent aujourd'hui ? lui demanda Adamsberg en consultant le tableau d'affichage.

— Pas grand monde. Samedi et dimanche derniers, ils ont été nombreux en heures supplémentaires pour le 4×4. Ils sont en récupération.

— On a qui ?

— Justin, Kernorkian, Retancourt, Froissy. Mordent finalise sa phase 2 du rapport, mais chez lui.

— Convoque les autres, Louis. Mieux vaut que cela vienne de toi.

— Tu préviens la Brigade ?

— C'est ce que tu m'as conseillé de faire, non ? Et tu as raison. Rassemble-les. Danglard bien entendu, Mordent, Voisenet, Lamarre, Noël, Estalère, Mercadet. Prépare autant de copies de mon texte, quand tu l'auras arrangé. Début de séance à 11 heures, inutile de les tirer du lit trop tôt et qu'ils arrivent d'un mauvais pied. Ils auront toute occasion de changer d'humeur pendant la réunion.

— C'est possible, dit Veyrenc en parcourant les notes d'Adamsberg.

— La photocopieuse usuelle est en panne, il faudra soulever le chat.

Froissy entra à cet instant, chargée d'un plateau complet de petit-déjeuner, qui tremblait légèrement entre ses mains, faisant tinter les tasses.

— J'ai enroulé la cafetière dans un linge, précisa-t-elle. Pour que cela ne refroidisse pas trop vite. J'ai ajouté une tasse pour vous, lieutenant, dit-elle avant de sortir.

— Que lui as-tu dit ? demanda Veyrenc, considérant le nombre excessif de croissants. Que tu n'avais pas mangé depuis cinq jours ?

Le lieutenant fit de la place sur la table, poussa sur sa droite la boîte à recluse, et versa le café.

— Moins bon que celui d'Estalère, commenta-t-il. Cela reste entre nous.

— Elle est nerveuse en ce moment. Elle est pâle.

— Très. Et elle a maigri.

Retancourt s'encadra dans la porte ouverte. Et quand Retancourt s'encadrait dans une porte, il était difficile d'avoir une quelconque visibilité, ni vers la salle arrière, ni vers le plafond.

— Joignez-vous à nous, lieutenant, dit Adamsberg. Croissants de Froissy.


Retancourt se servit sans un mot et s'installa à la place de Veyrenc, parti mettre en forme les notes d'Adamsberg. Elle n'avait aucune inquiétude pour son poids — assez considérable —, semblant convertir tout apport de graisse en masse musculaire pure.

— Je peux vous parler ? dit-elle. Parce que c'est un dossier qui, normalement, ne nous regarde pas.

— On a un peu de temps, lieutenant, j'ai fixé une réunion à 11 heures.

— Sur quoi ?

— Sur un dossier qui, normalement, ne nous regarde pas.

— Ah oui ? dit Retancourt, méfiante.

— Mais je ne suis donc pas le seul. Donnant donnant, confiez-moi le vôtre.

— C'est un cas de harcèlement sexuel. Peut-être. Mais la personne habite le 9e arrondissement.

— Elle a porté plainte ?

— Elle n'oserait jamais. Et je dois dire qu'il n'y a pas d'élément probant, rien qui justifie qu'on aille voir les flics. Elle assure que ce n'est rien. Mais en réalité elle pense au pire, elle se rétracte et dort à peine.

— Et vous pensez qu'elle n'a pas tort. Pourquoi ?

— D'abord parce que c'est vicieux, commissaire, invisible et incompréhensible.

— Mon dossier l'est aussi. Invisible et incompréhensible. Cela arrive. Quoi d'autre ?

— Il y a eu deux viols en un mois dans le 9e. À trois cents mètres et cinq cents mètres de chez elle.

— Allez au fait, dites-moi l'histoire.

— Cela se passe dans la salle de bains. Pas de menace, pas de filature, pas de coup de téléphone. Juste cette foutue salle de bains. La pièce n'a pas de vis-à-vis. Elle n'est éclairée que par une fenêtre sur cour, en verre opaque.

Retancourt s'interrompit.

— Et ? demanda Adamsberg.

— Si vous souriez, commissaire, ne serait-ce que d'un quart de sourire, je vous mets en charpie.

— Le harcèlement sexuel n'est pas un sujet qui m'amuse, lieutenant.

— Mais il n'y a qu'un seul élément, non probant.

— Vous me l'avez dit. Continuez.

— Dès qu'elle entre dans cette foutue salle de bains, l'eau du voisin se déclenche aussitôt, de l'autre côté du mur mitoyen. Chaque fois. Et c'est tout. Cela vous fait marrer ?

— J'ai l'air de me marrer ?

— Non.

— Quelle eau, Retancourt ?

— La chasse d'eau.

Adamsberg fronça les sourcils.

— Elle vit seule ?

— Oui.

— Cela dure depuis combien de temps ?

— Plus de deux mois. Ça n'a l'air de rien, mais…

— Cela n'a pas l'air de rien, lieutenant.

Le commissaire se leva et marcha lentement, bras croisés.

— Comme un signal, en quelque sorte ? dit-il. Comme si chaque fois qu'elle entrait, on lui disait : « Je suis là. »

— Ou pire : « Je te vois. »

— C'est à cela qu'elle pense ? À une caméra ?

— Oui.

— Et vous aussi.

— Oui.

— Et donc aux images. Il y a eu un cas de ce type, il y a sept mois. C'était parti de Romorantin. Et d'une chasse d'eau. Quelque temps après, tout était sur le net. Son visage était bien identifiable. On ne lui a rien épargné, les toilettes étaient dans la salle de bains.

— Elle aussi.

— Et la femme s'est tuée.

Adamsberg marcha en silence quelques instants, bras toujours croisés, serrés.

— Mais c'est exact, reprit-il, une plainte pour un bruit d'eau restera sans suite. Elle connaît son voisin ?

— Elle ne l'a jamais vu.

— Comment sait-elle que c'est un homme ?

— Par son nom sur la boîte aux lettres : Rémi Marllot. Avec deux « l ».

— Une seconde, je le note. C'est donc qu'il l'évite. Il sort quand elle est partie et il rentre avant elle. Elle a des horaires réguliers ?

— Non.

— Elle est donc sans doute suivie. Et le week-end ?

— Il est là, en continu. Avec sa putain de chasse d'eau.

— C'est une amie ?

— Si l'on veut. Si j'ai des amies.

— Ce qui m'étonne, c'est que vous m'en parliez. Vous connaissant, vous auriez expédié le problème par vous-même. Aller sur les lieux, démonter l'appareil, rafler les enregistrements, choper le type et le réduire en charpie.

Veyrenc entra et déposa les photocopies sur le bureau, jetant un regard surpris au visage tendu de Retancourt.

— Tu as pu les contacter ? lui demanda Adamsberg.

— Oui.

— Qui vient ?

— Tous.

— Parfait. Il nous reste vingt minutes.

— J'ai été chez elle un soir, admit Retancourt, j'ai inspecté la salle de bains, j'ai cherché une caméra, j'ai examiné les murs, le radiateur, le sèche-cheveux, le miroir, le porte-serviettes, les siphons, et même les ampoules. Rien.

— Il y a une plaque d'aération ?

— Bien sûr, dans le mur extérieur. Je l'ai démontée. Rien.

— Puis vous êtes entrée chez lui.

— Oui. C'est crasseux et ça pue. Ce n'est pas un truc installé, c'est du campement provisoire. J'ai examiné la salle d'eau, rien non plus. Pas de revues ou de DVD pornos, pas de photos, et rien sur l'ordinateur. C'est peut-être juste une chasse d'eau qui déraille après tout, ajouta-t-elle avec une moue.

— Non, lieutenant. Il stocke ses images ailleurs.

— Des images qu'il aurait comment ? Je vous l'ai dit, j'ai cherché. Néant.

— Mais c'est tant mieux, Violette.

Il arrivait parfois qu'Adamsberg passe inopinément au prénom du lieutenant, mû par un élan d'affection brusque. « Violette », le prénom le plus inopportun qui puisse être pour une femme telle Retancourt.

— Si vous aviez touché la caméra, reprit-il, il l'aurait vu aussitôt. Il aurait démonté son capteur en vitesse et pris la tangente avec ses images. Au plafond, vous n'avez rien remarqué ?

— Rien de suspect. Deux spots classiques avec ampoules inoffensives, et un détecteur de fumée.

— Un détecteur de fumée ? Dans une salle de bains ?

— Oui, dit Retancourt en haussant ses larges épaules. Le gars lui a dit que, comme elle y avait sa machine à laver, ce qui n'est pas conforme, plus un sèche-cheveux mural, le détecteur était obligatoire.

— Le gars ? Quel gars ?

— Il y a un gros marché, vu que les gens ne savent pas poser eux-mêmes ces engins, dit-elle avec cet air perplexe de ceux qui sont nés clef à molette en main. Un installateur est passé dans l'immeuble. Pour ceux qui ne savent pas bricoler. Ou pour les gens âgés qui ne vont pas grimper sur leur escabeau avec une perceuse. Chez moi aussi quelqu'un est venu, il n'y a pas de quoi se frapper.

— Il ressemblait à quoi, ce détecteur ?

— À un détecteur, pour ce que je m'y connais. Je n'ai pas encore acheté le mien. Des rainures en éventail pour la prise d'air, un cercle ajouré pour l'alerte sonore, et un petit voyant pour la batterie.

— Noir, le voyant ?

— Noir. Normal, quoi. Ça doit s'allumer quand il n'y a plus de jus.

— Oui, en rouge. Il me faut le nom de cette femme, dit Adamsberg d'un ton impératif, et son adresse.

Retancourt hésita.

— C'est délicat, dit-elle.

— Mais bon sang, pourquoi êtes-vous venue, Violette ? Sinon pour me le dire ? Je ne vous ai jamais connue aussi lente.

Cette remarque stimula le lieutenant, dont l'inquiétude pour « la femme » semblait en effet absorber un peu de son énergie.

— Froissy, murmura-t-elle.

— Pardon ?

— Froissy, répéta Retancourt, à voix tout aussi basse.

— Vous êtes en train de me dire qu'on a besoin de l'aide de Froissy ou bien que c'est elle, la femme ?

— Elle.

— Nom de Dieu.

Adamsberg repoussa ses cheveux en arrière puis reprit sa marche. Une rage brève lui fit contracter les bras.

— On va s'en occuper, Violette, croyez-moi.

— Sans les flics ? Personne ne doit l'apprendre, jamais.

— Sans les flics.

— Mais nous sommes flics.

Adamsberg éluda le paradoxe d'un geste de la main.

— Ces images ne doivent atterrir entre les mains de personne, dit-il. On prétend les voyeurs passifs, mais quantité de violeurs se nourrissent aussi d'images. Il nous reste six minutes avant la réunion. Filez dans la cour et vérifiez, avec des gants, s'il n'y a pas un traceur GPS sous sa voiture. Si oui, laissez-le en place.

— Je peux convaincre Froissy d'aller à l'hôtel quelque temps.

— Surtout pas. On ne fait rien qui puisse alerter le gars. Elle continue comme avant. Où est situé le mur mitoyen de sa salle de bains ? Est, ouest, sud, nord ?

— Nord.

— Très bien. Pendant la réunion, asseyez-vous à côté d'elle. Débrouillez-vous pour faucher ses clefs dans son sac. Puis glissez-les dans la poche de ma veste. J'irai faire un tour là-bas. J'ai de quoi retenir Froissy ici pour un bon moment. De toute façon, elle n'aura aucune envie de rentrer chez elle.

— Merci, commissaire, dit Retancourt en se levant.

— Une chose encore, lieutenant. Au cours de la réunion qui vient, si vous souriez, ne serait-ce que d'un quart de sourire…

Retancourt fronça les sourcils.

— C'est un chantage, non ?

— Un échange, lieutenant.


La réunion s'ouvrit en salle du concile, appellation sophistiquée que Danglard avait un jour donnée à ce lieu de rassemblement, et qui avait fini par entrer dans le domaine courant. On disait « se retrouver au concile », ou bien « au chapitre », pour désigner la plus petite salle des réunions restreintes. Adamsberg salua tous les agents, et particulièrement Danglard, comme pour le mettre en garde sur la suite à venir, puis, souriant, il distribua à chacun les deux pages du texte parfaitement revu par Veyrenc. Ce qui ne lui donnait pas de sens policier pour autant.

— Je vous laisse en prendre connaissance sans moi, pendant qu'Estalère vous sert les cafés.

Avant de sortir, il jeta un regard à Retancourt, qui lui adressa un discret signe affirmatif.

Un GPS, il y avait une saleté de GPS sous la voiture. Bon sang, Retancourt aurait dû lui parler plus tôt. Pendant qu'il tournait dans la salle de travail en attendant que ses agents aient achevé de lire le texte, il ne se préoccupait pas encore de la manière dont il allait mener cette séance. Qui avait de fortes chances de saper l'unité de la Brigade. Pour l'instant, il songeait à Froissy, à la façon de la protéger absolument tout en informant les types du 9e. À présent, il entendait des exclamations monter de la salle de réunion, des débuts de discussions vives.

Il passa à son bureau, nota l'adresse personnelle du lieutenant et revint affronter ses collègues. Il prit sa place sans se préoccuper des mouvements divers des agents ni du silence qui s'installait rapidement. Il nota combien Froissy était devenue menue, à vif, les doigts tendus sur son clavier.

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