V

Les nouvelles, très incomplètes, de la mise en garde à vue imminente de Carvin pour meurtre les avaient précédés à la Brigade. La salle puante était en effervescence, personne n'était à son poste. Tous debout, débattant, s'opposant, réfléchissant. Comment s'était débrouillé Adamsberg, à peine sorti de son nid de brumes ? C'était les ongles, disait l'un, il avait demandé à voir les ongles. Non, c'était quand il avait visionné les interrogatoires, c'était la gueule des gars. Et les pare-brise, il y avait eu le coup des pare-brise, non ? Oui, mais il y avait quoi, sur le pare-brise du 4×4 ? Finalement ? Finalement rien. Les agents étaient partagés entre le soulagement du succès et la frustration, comme si on leur avait tiré le tapis sous les pieds beaucoup trop vite et sans explication, sans qu'ils puissent prendre le temps d'anticiper la fin. Adamsberg avait débarqué le matin même, sans avoir pris la peine de lire le rapport — ce manquement, chacun l'avait compris sans le dire —, et à présent, à 19 heures, le rideau tombait brutalement, dans la confusion des actes et des questions.

Cette confusion, Danglard et Retancourt la déploraient toujours. Chefs de file de la ligne pragmatique de la Brigade, tenants de la logique linéaire et de la rationalité, ils réprouvaient la manière dont Adamsberg avait conduit la journée et mené son enquête disparate et avare de mots. Même si, selon toute apparence, le résultat était là, les façons de faire du commissaire leur paraissaient toujours erratiques et s'opposaient frontalement à leurs pulsions cartésiennes. Mais ce soir, Danglard laissait filer, électrisé par sa lutte victorieuse contre maître Carvin, qui lui avait valu, après la projection de la vidéo devant l'équipe, un mémorable succès d'estime. Quant à Retancourt, sa double satisfaction de revoir Adamsberg et d'apprendre que Rögnvar, là-bas, à Grimsey, avait gravé son portrait sur une rame, l'empêchait de formuler des critiques. Elle réentendait la voix du pêcheur estropié, dans l'auberge islandaise, le dernier jour, elle revoyait sa main qui serrait son genou, « Écoute-moi bien, Víóletta, écoute-moi bien… Non, ne note pas, tu t'en souviendras toujours. » Rögnvar, l'anti-positiviste par excellence, Rögnvar le fou, Rögnvar l'extravagant. Et, à ce moment du moins, elle l'avait aimé, avec ses cheveux longs, blonds et sales, ses rides de vent de mer et sa jambe en moins.


Adamsberg traversa la grande pièce, les cheveux terreux et le pantalon sale. Les yeux un peu las aussi. Il se cala debout contre une table et Estalère, à l'instinct, se précipita pour lui faire un café. On a beau être lent, on a beau être peu bavard et divagant, de telles journées fatiguent. À l'avis du jeune homme, marcher en méandres et sauter de l'un à l'autre éreintait plus que marcher droit.

— Quelques minutes pour vous résumer les choses en deux mots, commença Adamsberg. Il y avait un peu de crasse à l'angle des ongles des annulaires et des pouces de maître Carvin, et cela déparait chez cet homme. Vous savez cela.

— Non, commissaire, on ne le savait pas, intervint Retancourt.

— Mais si, lieutenant, soupira Adamsberg, je n'en ai pas fait mystère. Je l'ai dit au lieutenant Froissy qui m'a agrandi les images des mains. Faites circuler les infos entre vous. Je ne peux pas vous convoquer un par un à chaque détail, si ? Donc il y avait cette crasse, et à mon sens, c'était sans doute de la terre. Car il y avait ce double des clefs de voiture disparu. Vous le saviez, Retancourt, je vous en ai parlé. Vous m'avez dit : « Le double des clefs de voiture fait partie des objets qui nous crétinisent. » Au point que leur perte nous affecte, comme un pilier de sécurité qui s'effondre. Pour bien des personnes, les balancer dans la Seine a quelque chose de douloureux. Et maître Carvin prend des douches et non des bains. C'est un énergique, c'est un rapide.

— Pardon, commissaire ? dit Mercadet.

— Pardon quoi ?

— La douche ?

— La douche décrasse beaucoup moins bien le dessous des ongles que le bain qui dissout. Carvin devait faire disparaître ce double pour pouvoir faire accuser Bouzid. Mais pourquoi le jeter s'il peut faire autrement ? S'il peut trouver une cachette… inexpugnable ? C'est le mot, Danglard ? Inexpugnable ?

— Oui.

— Merci. Bien sûr, il ne planque pas les clefs chez lui, ni à son cabinet. Et cacher suscite toujours l'idée d'enterrer. Idée simple, mais excellente : il va les enfouir dans la terre autour du marronnier, face à sa fenêtre. Sous la grille d'arbre. C'est très bien vu. Sans ce résidu de crasse sous ses ongles, je n'y aurais pas pensé. Moi, j'aurais jeté le double. Lamarre, Kernorkian, quand Carvin arrivera, faites aussitôt un prélèvement de cette crasse, on la comparera à la terre qui entoure la clef. Ce double de clef a eu plus de chance que l'épouse : Carvin a préservé sa vie, mais pas celle de sa femme. Il y a des hommes comme cela, qui ont le don de savoir choisir.

Voisenet sortit le sachet de prélèvement de sa sacoche et le fit circuler parmi les collègues.

— Faites attention, prévint-il, ne décollez pas la terre autour de la clef.

— Mais le pare-brise, dit Justin, on n'a rien su du pare-brise.

— Comment cela, Justin ? J'ai parlé de ces gravillons, laissés sur une aire de travaux sur le parcours du 4×4. À vous, Danglard, et à vous encore, Retancourt. Mais faites circuler, bon sang. Et je vous ai dit qu'il n'existait pas deux pissenlits semblables ni deux conducteurs identiques. Non ? Alors c'était compréhensible que j'emmène Carvin et Bouzid refaire le parcours pour examiner leur conduite, à cause des gravillons.

— Je ne saisis pas, dit honnêtement Lamarre, triturant le bouton de sa veste, toujours le même.

Timide, ayant gardé de son passage dans la gendarmerie une pénible raideur militaire, Lamarre était honnête jusqu'à la gaffe, au point d'avouer son incompréhension, aveu que beaucoup d'autres préféraient éviter. En cela, Lamarre était précieux car, comme Estalère, il soulageait ses collègues de bien des questions.

— On a examiné le 4×4 de fond en comble, dit Adamsberg. Mais on ne s'est pas occupés du pare-brise. Parce qu'on ne touche pas son pare-brise.

— Je ne saisis pas, répéta Lamarre.

— Les gravillons, le pare-brise, brigadier, les gestes propres à chaque conducteur.

Lamarre resta un moment tête baissée, poing sur les lèvres.

— Vous voulez parler, dit-il lentement, de ces gens qui, chaque fois qu'ils roulent sur des gravillons, posent un doigt sur leur pare-brise pour atténuer l'effet en cas d'impact ? Mon oncle fait cela.

— Et Bouzid aussi. C'est un conducteur prudent, presque craintif. Il pose ses doigts dessus, sans qu'on sache au juste si cela sert à quelque chose. Chacun ses tics.

— Je le fais aussi, dit Justin. Vous croyez que cela ne sert à rien ?

— Peu importe, Justin, vous le ferez toujours.

— Ah bien.

— J'ai fait faire deux fois le parcours à Bouzid. Et deux fois il a posé ses doigts sur la vitre quand on a roulé sur les gravillons, alors même qu'il parlait beaucoup et pensait à autre chose. Pur réflexe.

— Et Carvin ?

— C'est bien entendu un conducteur rapide, audacieux, démonstratif. Il ne pose pas ses doigts. Il aime faire crisser les graviers.

— Pas mal de gens aiment cela, dit Danglard. C'est un bruit divertissant.

— Et la face intérieure d'un pare-brise est toujours grasse et poussiéreuse, continua Adamsberg. Un doigt posé, et même un doigt ganté, laisse sa trace. Il n'y en a aucune sur celui du 4×4. Ce qui signifie que Bouzid ne l'a jamais conduit.

— Et pourquoi prendre la berline du divisionnaire ? Pour épater l'avocat ? demanda Retancourt, contrariée de ne pas avoir noté ce détail de la crasse sous les ongles de Carvin, alors qu'elle avait eu l'homme sous les yeux. De n'avoir pas décrypté les éléments que lui avait donnés Adamsberg. Mais le commissaire croyait parler clair, à tort, et on ne pouvait pas passer son temps à déchiffrer ses rébus incomplets.

— Parce que la berline est de la même marque que son 4×4. Donc même pare-brise. On doit être le plus précis possible, inattaquables. Nos éléments sont faibles. Ce double de clef, par exemple, la défense pourra rétorquer que Bouzid l'a placé là pour faire accuser le mari. Ce qui ne serait pas malin car la cachette est quasi inviolable. Mais Bouzid n'a aucune crasse sous les ongles. Alors qu'il prend des douches, lui aussi.

— Et comment le sait-on ?

— Mais parce que je lui ai demandé, Retancourt, répondit Adamsberg un peu surpris.

— Avec de la chance, dit Justin, on aura les empreintes de Carvin sur le double des clefs, pas celles de Bouzid.

— Et quoi qu'il en soit, dit Danglard, on sait à présent à coup sûr que Bouzid n'a pas conduit la voiture. Pas de cheveux, pas de trace de doigts sur le pare-brise, et des poils de chien alors qu'il n'y en a pas dans son propre véhicule. On l'aura.

— Vous l'aurez, commandant, nuança Adamsberg. Avec des aveux. Et pour les raisons que vous savez, c'est vous qui allez les faire cracher à cet écraseur de femme. Le voilà, commandant, c'est votre heure. Prenez tout votre temps, je serai derrière la vitre.

— Il va trouver que ça pue ici, dit Noël.

— Il l'a déjà remarqué. S'il en parle, vous lui direz que nous étions partis pêcher une bête répugnante, une murène.

— Non, s'opposa Voisenet, pas une murène.

— D'accord, on ne la nommera pas. Elle en est où ?

— À l'heure qu'il est, ma mère a dû finir de la faire bouillir.

— Alors tout s'arrange.


Adamsberg s'effaça dans son bureau, tout au fond de la grande salle. Voisenet le suivit et entra sur ses pas.

— Il y en a eu une autre, commissaire, chuchota-t-il, comme s'il existait un dangereux secret entre eux deux.

— Quoi ? demanda Adamsberg, négligent, en lançant sa veste sur une chaise.

— Une victime de la recluse.

Le commissaire se retourna vivement, le regard plus net qu'il ne l'avait eu de tout le jour.

— Racontez.

— Un homme, dans la même région.

— Quel âge ?

— Quatre-vingt-trois ans. Il n'est pas mort, mais il est déjà au stade septicémique. C'est très mal parti.

Adamsberg déambula quelques instants dans son bureau puis s'arrêta net et croisa les bras.

— On ne peut pas se permettre de ne pas écouter l'interrogatoire de Danglard, dit-il.

— C'est hors de question.

— Vous me raconterez donc cela plus tard, et en détail. Ce soir même. Vous êtes fatigué ?

— Non, commissaire. Pas avec la recluse.

— Vous avez passé les clichés des clefs à Froissy ?

— C'est fait.

— Très bien. Mieux vaudrait qu'on parle d'elle ailleurs qu'ici.

— De Froissy ?

— De la recluse. Après l'interrogatoire, rejoignez-moi chez moi. Je vous fais à dîner.

Adamsberg réfléchit un moment, tête penchée.

— Des pâtes, ça vous ira ?


Avant même l'interrogatoire de Danglard, le prélèvement silencieux, sans explication, des poussières noires sous ses ongles avait déstabilisé l'avocat. Adamsberg y assistait, la crainte modifiait les traits de Carvin. Les êtres emplis d'une si haute idée d'eux-mêmes n'ont jamais envisagé de chuter un jour. Quand cela se produit, ces êtres se vident, effarés, impréparés, leur substance s'évapore dans la stupeur de l'échec. Pas de milieu, pas de nuance, pas d'anticipation. Ainsi sont-ils.

— Ce n'est pas, maître Carvin, dit Adamsberg en marchant derrière lui, que je vais rechercher une terre semblable — car c'est bien de la terre n'est-ce pas ? — à travers tout le pays. C'est une simple confirmation. J'ai déjà votre clef. Cette foutue clef. Quel infantilisme d'avoir voulu la garder, vous ne trouvez pas ? C'est chez l'enfant qu'existe le désir de posséder, de ne rien perdre, jusqu'aux plus petits bouts de ficelle. Et cette passion peut le propulser jusqu'à la violence. Mais vers huit ans, elle s'estompe et s'en va. Disons que le territoire de la sécurité s'est formé. Mais pas chez tous. L'enfant pourrait tuer pour un fragment de bille, mais il ne tue pas. Il hurle, il tempête. L'adulte, l'avide, peut tuer, écraser, rouler par deux fois sur sa femme de cinquante-deux kilos, celle au si joli rire. À ceci près que le fragment de bille s'est transformé en deux millions cent trente-huit mille cent vingt-trois euros. Et quatorze centimes. N'oublions pas les centimes. En eux réside le descendant du fragment de bille.

Le commissaire quitta la salle d'interrogatoire et vint se placer derrière la vitre sans tain, où une quinzaine d'agents s'étaient déjà serrés, faisant grimper la température dans la pièce étroite. Chaleur et odeur de sueur que la senteur persistante de la murène n'arrangeait pas. Sensible, Froissy s'était posée sur une chaise et s'éventait. Retancourt restait impassible et ne transpirait pas. Une énigme de plus parmi ses capacités multiples. Adamsberg avait l'habitude de dire que Retancourt pouvait convertir son énergie en autant de fruits différents que l'exigeaient les circonstances. Il supposa qu'en ce moment, elle la convertissait en réfrigération et perte d'odorat.

Danglard attaqua avec courtoisie, sans ironie, sans démonstration de force.

Ah, l'argent ! Qu'on en ait ou qu'on en manque, c'est toujours lui la cause du mal. Ne cherchez pas, maître, c'est d'un auteur commun, pour les gens ordinaires. « Qu'on en ait » engendre à mon sens des dégâts beaucoup plus graves. Il nous faudrait une jauge de vigilance qui s'affine à mesure que grandissent notre fortune et notre puissance, et qui scrute les modifications dans les replis de notre cerveau limbique, nous lançant des signaux d'alerte. Qu'en pensez-vous, maître ?

Carvin ne bougea pas, ne frémit pas. Le spectacle de sa défaite le plongeait en hébétude. Il fallut à Danglard plus de trois heures pour amener l'homme aux aveux, par l'usage de mille banderilles. Virevolte de pointes toutes méditées, contrastées et imprévisibles, qui finirent par avoir raison des dernières défenses du tueur. Il était 22 h 35 quand le commandant sortit de la pièce, les jambes amollies par l'effort.

— J'ai faim, dit-il seulement. Et lui aussi. Vous l'avez entendu ? Il veut des carottes râpées, des carottes râpées.

— État de choc, dit Adamsberg.

Danglard se hâta vers son bureau où il se servit un verre de vin blanc, puis un autre, sans prendre le temps de s'asseoir.

— Qui vient dîner ? demanda-t-il à la ronde. C'est mon tour, à la Brasserie des Philosophes. Champagne d'entrée.

Une dizaine d'agents suivirent le commandant, tandis que se mettait en place l'équipe de nuit et qu'Adamsberg s'éclipsait au prétexte de devoir dormir.

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