XXVI

— Zéro, dit Adamsberg en laissant tomber son portable sur la table du Rossignol. Retancourt n'a encore repéré aucun Jeannot Escande dans les environs, mais elle commence tout juste sa razzia.

— Razzia ?

— Quand Violette opère une recherche, ce n'est pas une prospection, c'est une razzia.

— Jeannot a sans doute dormi dans sa voiture.

— Ce serait le plus malin. Quant à l'équipe de Lamarre, ils ne trouvent pas de Jeannot à Palavas. Ce qui est une bonne nouvelle. Mais là encore, ils débutent.

— Le petit Jeannot sans pied. Qui l'eût cru ?

— Pas de preuve encore, Louis.

— Mais c'est le seul absent.

— Oui.

— Tu doutes ?

Adamsberg repoussa les restes de son petit-déjeuner, se servant seulement une tasse de café supplémentaire.

— Tu en reprends ? demanda-t-il à Veyrenc. Tu as à peine dormi.

— Je vais me reposer dans la voiture. On a trois bonnes heures devant nous.

— Va, Louis, je vais marcher, courir un peu peut-être. Appeler ma mère.

— Tu ne m'as pas répondu, dit Veyrenc en se levant. Tu doutes ?

— Je ne sais pas. J'attends de revoir, Louis.

— Tes brumes, n'est-ce pas ?

— Oui.


Adamsberg sortit du bourg de Saint-Porchaire et trouva un chemin de forêt. Son odorat, ou son désir, lui faisait trouver les arbres aussi sûrement que les éléphants repèrent un plan d'eau. Il s'assit sur un talus entre deux jeunes ormes et appela chez lui, là-bas, en Béarn. Sa mère éluda son affaire de bras et de balai, elle n'aimait pas s'attarder dans la plainte. Prendre des nouvelles de Jean-Baptiste était plus essentiel.

— Sur quoi tu travailles, fils ? Tu es fatigué, pas vrai ?

— Il y a des moments difficiles dans les enquêtes, rien de plus.

— Sur quoi tu travailles ? répéta la mère.

Adamsberg soupira, hésita.

— Sur la recluse, finit-il par dire.

Il se fit un bref silence, puis la mère reprit, la voix plus rapide.

— La recluse, fils ? La femme ou la bête ?

— Pourquoi demandes-tu cela ? Tu connais ?

— Connaître quoi ?

— Cela fait deux fois déjà qu'on me pose cette question, et je ne la comprends pas. Quelle femme ?

— Je n'ai pas parlé de femme, Jean-Baptiste. J'ai dit « La ferme ou la bête ? »

— Non, tu as dit « femme ».

— Tu es fatigué, j'ai dit « ferme ».

— Quelle ferme ?

— Vers Comminges, une ferme qu'on appelait comme ça, « La Recluse ». Parce que le type voulait voir personne chez lui, et à la fin, il s'est pendu. C'est souvent comme cela que ça se finit, quand on voit personne, après on se pend. Tu sais que Raphaël a déménagé ?

— Oui, à l'île de Ré.

— Il y a beaucoup à faire là-bas. Et sais-tu quoi ? Il a une belle maison sur la plage.

Sa mère avait coupé court. Pourquoi n'avait-elle pas répondu ? Quelle ferme ? Quelle recluse ? Et il le sut, le malaise allait revenir.

Ce n'est pas qu'il revint, c'est qu'il fondit sur lui. Il s'allongea sur le talus, poings sur les yeux, le dos glacé, la nuque engourdie. Sa mère. La recluse. Désorienté, il s'obligea à se redresser et se mit en marche vacillante, puis au trot, fuyant, courant dans d'étroits sentiers où les branches fines des noisetiers passaient sur son visage. Une clairière obturée arrêta sa cavalcade. Combien de temps avait-il couru ? Il consulta l'heure sur son portable. Ne restaient que quarante-cinq minutes avant l'arrivée d'Irène. Il n'avait d'autre choix que de reprendre le sentier, au galop cette fois.


C'est en sueur, la veste nouée aux hanches, les cheveux emmêlés, mais débarrassé de tout vertige, qu'il entra en coup de vent au Rossignol. Veyrenc était attablé avec Irène Royer et Élisabeth Bonpain, qui tenait son amie par la main. Ils avaient déjà déjeuné, sauf Élisabeth en quasi-deuil, qui n'avait pas touché à son assiette.

Irène se leva aussitôt pour aller saluer « son » commissaire, telle une privilégiée. Elle appréciait Veyrenc mais Adamsberg était celui qu'elle avait choisi, à l'heure du chocolat, à L'Étoile d'Austerlitz.

— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle avec un brin d'inquiétude.

— J'ai couru.

— Mais vers quoi, Sainte Mère ? Et vous vous êtes blessé aux joues.

Adamsberg passa ses doigts sur son visage et vit un peu de sang sur ses mains. Les griffures des noisetiers, il ne les avait même pas senties. Veyrenc lui tendit silencieusement une serviette en papier et Adamsberg alla se laver visage et cou aux toilettes, si bien qu'il en ressortit plus humide encore.

— Pardon, dit-il en prenant place à leur table.

— On comprend, murmura Irène, toutes ces émotions.

— Comment va-t-il ? demanda le commissaire à Élisabeth Bonpain.

De nouvelles larmes, et Veyrenc offrit aussitôt ses serviettes en papier, dont il avait demandé tout un stock.

— Son état n'est pas très bon, répondit-il.

Sans qu'Elisabeth puisse le voir, la tête plongée dans ses mains, le lieutenant écrivit quelques mots sur une serviette qu'il poussa vers le commissaire : « Hémolyse et début de nécrose viscérale, déjà. Dose massive. » Adamsberg fit disparaître le message, repensant à ses derniers mots doucement dits au mourant : Salut, Vessac.

— Il n'y a plus d'espoir, hein ? demanda Élisabeth, redressant la tête.

— Non, répondit Adamsberg à voix basse. Je suis navré.

— Mais pourquoi ?

— Cette année, les insecticides semblent avoir accru la puissance du venin des recluses. Ou la chaleur.

Parole d'homme.

— Madame, vous devez m'aider, enchaîna-t-il. Il nous faut localiser ces araignées. C'est bien dehors, devant la porte, qu'Olivier a senti la morsure ?

— Oh oui. Il a dit « Merde », c'est ce qu'il a dit, et il s'est frotté l'épaule.

— Et personne n'a été témoin ? Homme, femme, enfant ?

— On était seuls, commissaire. Sur ce chemin, il n'y a pas âme qui passe après l'angélus.

— Une seule question encore. Olivier aimait-il la pêche ?

— Tous les dimanches, commissaire, il allait au lac.

Adamsberg fit signe à Irène qu'ils les laissaient seules. Il se leva, suivi de Veyrenc. Le Rossignol faisait tabac et il acheta un paquet de la marque de Zerk.

— Tu fumes cette merde ? lui demanda Veyrenc, une fois sur le trottoir, tout en acceptant d'en allumer une.

— C'est la marque de Zerk.

— Et pourquoi tu l'achètes ?

— Pour lui en voler, puisque je ne fume pas.

— Cela a quelque chose de logique, mais je ne sais pas où. Cette femme paraît sincère, non ?

— Irène nous le confirmera. Mais c'est mon sentiment.

Irène sortit les retrouver à cet instant.

— Elle dit la vérité pleine et entière, affirma-t-elle. Ils étaient seuls. Je n'aimerais pas être à votre place, commissaire. Tant difficile.

— Tant. Vous restez avec elle ?

— Un peu. Je ne peux pas laisser ma foldingue trop longtemps seule, j'ai l'impression qu'elle est en train de tout foutre en l'air dans la maison. Pardon, je veux dire, ma colocataire, Louise. Elle sait qu'un autre homme a été mordu. Elle prétend qu'elle a vu trois recluses dans la cuisine, et deux dans sa chambre. Qu'elles se « multiplient » ! Ce qui nous ferait cinq nouvelles araignées chez nous, se promenant tranquillement en plein jour !

— Cinq ? Elle en a vu cinq ?

— Elle les imagine, commissaire. Demain il y en aura dix, après-demain, trente. Il faut que je rentre avant de la retrouver perchée sur une chaise, avec trois cents recluses autour d'elle. Elle perd la tête, voilà tout. C'est le problème, avec les forums, on parle on parle, tout le monde discute et s'étripe, et certains tournent cinglés. Et j'ai pas de chance, c'est ma colocataire.

— Quel âge a-t-elle ?

— Soixante-treize ans.

— J'aimerais bien la connaître, dit Adamsberg d'une voix évasive.

— Ben pour quoi faire ? Dans votre métier, vous avez votre dose de cinglés, non ?

— J'aimerais voir comment la recluse, par ces temps, rend des gens cinglés. Oui, cela m'intéresserait.

— Ah, c'est autre chose. Si vous voulez l'observer dérailler, je vous la confie avec plaisir. On fera semblant d'écraser les araignées ensemble. Il en a pour combien, Olivier ?

— Deux jours au mieux.

Irène secoua la tête avec une moue, fataliste.

— Après les obsèques, je proposerai à Élisabeth de venir chez moi. J'ai une chambre, je pourrai m'occuper d'elle.

— Dites-lui au revoir pour nous, dit Adamsberg en lui posant la main sur l'épaule. Saluez-la bien.

— Dites, commissaire, sans vous choquer, ça vous ennuierait de me donner une cigarette ? Je ne fume pas. Mais avec tout ce qui se passe.

— Je vous en prie, dit Adamsberg en lui en tendant trois. Mon fils vous les offre.

Ils regardèrent Irène Royer rentrer au Rossignol. Adamsberg restait planté sur le trottoir, répartissant en deux moitiés les cigarettes de Zerk dans les poches de sa veste.

— Je n'aime pas les paquets, expliqua-t-il à Veyrenc.

— Fais comme tu veux.

— Louis, je ne rentre pas.

— Où vas-tu ? Rechercher la vue dans les brumes d'Islande ?

— Mon frère Raphaël habite à présent l'île de Ré, je ne l'ai pas vu depuis longtemps. Dépose-moi à Rochefort, de là, j'ai un car jusqu'à La Rochelle. Je rentrerai demain.

Veyrenc acquiesça. Son frère et la mer, à portée de main. Bien sûr. Mais il y avait autre chose. Veyrenc n'avait pas le talent de « voir dans les brumes » — et qui l'avait ? — , mais il lisait vite dans les yeux d'Adamsberg.

— Je te conduis à l'île de Ré. Et je m'en vais aussitôt.

— Sois prudent sur la route. Tu n'as pas beaucoup dormi, tiens-en compte. Nous ne sommes pas Retancourt.

— Évidemment non.

— Demande aux gendarmes de Courthézon de nous alerter dès que Jean Escande revient chez lui. Qu'ils ne nous appellent pas à la Brigade. Je veux dire : qu'ils n'appellent pas Danglard. Toi ou moi.

— Compris.

— Ce soir, tu devrais t'avaler une garbure et filer dormir.

Les deux Béarnais échangèrent un regard fugace avant de monter en voiture.

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