XXXIX

Retancourt les attendait au matin, adossée à une voiture de location jaune vif, avec l'allure inquiétante d'un géant contrarié.

— Dix, dit-elle en omettant de les saluer, elle a dézingué les dix !

— Elle, ou il. Veyrenc pense parfois qu'il pourrait s'agir d'Enzo, le frère des séquestrées de Nîmes. Vous avez eu le temps de jeter un œil au rapport de Froissy ?

— En diagonale. Pas facile de lire en planque. Que ce soit Enzo ou qui que ce soit, il ou elle a eu les dix ! Alors que vous aviez senti le vent après les deux premiers morts. Alors que dès le troisième, la Brigade était dessus.

— Une partie de la Brigade, rappela Adamsberg pendant que Retancourt lançait furieusement le moteur.

— Même, commissaire. On a bossé, fouillé les archives, remonté les pistes, interrogé, surveillé, voyagé à droite et à gauche, et l'assassin se les est tous faits sous notre nez ! Ça me fout en rage, c'est tout.

Face à ce dernier échec, qui avait fauché deux hommes, Retancourt était certes en fureur mais aussi mortifiée. Elle avait été responsable de leur protection, et elle avait failli.

— Prenez à droite, Retancourt, on va à Lédignan, chez Torrailles. Oui, ajouta-t-il, ça fout en rage. Mais même à dix, vous n'auriez rien pu faire.

— Et pourquoi ? Parce que l'assassin est venu par les airs ?

— En quelque sorte. Et c'est de ma faute. J'aurais dû penser plus vite.

Adamsberg s'adossa contre le siège et croisa les bras. S'il avait pensé plus vite. Cela faisait quatre jours qu'il avait trouvé ce fil de nylon. C'était lui qui l'avait ramassé, c'était lui qui avait tenu à le garder. C'était bien qu'il en avait senti l'importance. Et qu'en avait-il fait ? Rien. Des vagues violentes étaient passées, qui avaient emporté ce brin fragile dans le lointain de ses pensées : l'extraction sur l'île de Ré, la fin de la piste des mordus, l'égarement de Danglard, les séquestrées de Nîmes. Dans ces fracas, le transparent petit fil s'était fait oublier.


— C'est là, dit Retancourt après quarante minutes de route, s'arrêtant sur un à-coup et faisant grincer le frein à main. Vous voyez comme la haie est basse. Et c'est ainsi sur tout le tour. Les lampadaires nous ont éclairés jusqu'à dix heures. Mais ensuite, avec la lumière du porche et le photophore, on les voyait assez bien à leur table.

— Vous me l'avez dit, lieutenant.

— Et donc, par où est-elle arrivée ? Par ballon ?

— Presque. Par seringue empennée.

— Vous parlez d'un tir ?

— De deux tirs, de fusil hypodermique.

Retancourt absorba l'information nouvelle, se donnant juste le temps de sortir d'un geste brusque sa mallette du coffre.

— À combien de distance ? demanda-t-elle.

— Sans réverbères allumés, et même avec une lunette de visée nocturne, je dirais trente mètres, pour la sûreté du coup.

— Merde, commissaire, on tournait. Pourquoi on ne l'a pas vue ?

— Parce qu'elle n'a pas tiré de l'extérieur.

— Du ciel, donc.

— De l'intérieur, lieutenant. De la maison. Où elle s'était installée pendant l'absence des deux hommes. Elle s'y trouvait déjà quand vous êtes revenus avec Torrailles et Lambertin.

— Bon sang.

— Vous n'y pouviez rien. Vous ne pouviez pas voir l'embout d'un canon noir dans le cadre noir d'une fenêtre.

Retancourt hocha la tête, assimilant les faits, puis tira le verrou pour entrer dans la cour. Adamsberg s'arrêta à la table et observa la façade de la maison.

— Elle ne s'est pas postée en bas, où doivent se situer la salle et la cuisine. Trop risqué si l'un des hommes y rentrait. Non, elle s'est planquée à l'étage, d'où elle a opéré deux tirs à l'oblique, canon en biais, les atteignant de profil. Dans cette pièce, là-haut, dit-il en désignant une petite fenêtre crasseuse. Retancourt, examinez toute la surface du sol dans cette aire de tir, entre la maison et la table.

— Je cherche quoi ?

— Un fragment de fil de nylon, peut-être. Le sol est en dalles de ciment, mais l'herbe et le chardon poussent aux jointures. Cherchez là-dedans, on monte à l'étage. Vous avez pris ces saletés de chaussons ?


Les deux hommes ôtèrent leurs chaussures et s'équipèrent dans l'entrée. Ils parcoururent le premier étage, glissant au sol comme des patients d'hôpital, inspectèrent rapidement deux chambres, une salle de bains, des toilettes et, dans l'axe de la table de jardin, un cagibi où s'entassaient valises, cartons et bottes crevées. Le sol était aussi poussiéreux qu'on pouvait l'espérer, en carrelage de céramique gris moucheté.

Veyrenc alluma la lampe nue du plafond et s'approcha de la petite fenêtre en longeant le mur.

— Ouverte tout récemment, dit-il. Éclats de peinture là et là.

— Et traces partielles de pas. Prends cette portion de sol, moi l'autre.

— Ce mouchetis de gris, ça ne facilite pas les choses.

— Ici, dit Adamsberg qui était accroupi sous la fenêtre, l'empreinte est assez nette.

— Tennis, dit Veyrenc.

— L'équipement banal. Mais toujours risqué, à cause des rainures. Qui semblent larges. Regarde si elle a semé quelque chose, de la terre, des cailloux, du végétal.

— Rien en vue.

— Moi non plus. Sauf ceci.

Du bout de sa pincette, Adamsberg éleva dans la lumière du jour un cheveu de quelque vingt centimètres.

— Elle a dû les attendre un bout de temps, se frotter la tête, se gratter, signe de nervosité. L'entreprise n'était pas simple, avec trois flics lui tournant autour.

— Presque roux, avec deux centimètres de gris à la racine. Et recourbé. Une mise en plis sans doute.

— Et cet autre encore. Cela m'épaterait qu'Enzo porte des cheveux longs, teints et mis en plis.

— Femme, admit Veyrenc. Assez âgée.

— Passe-moi la loupe. Oui, on a le bulbe à l'extrémité. Quatre cheveux, conclut-il après ramassage. Tu peux fermer le sac, nous sommes riches. Les empreintes, allons-y.

— Rien sur les vitres, la poussière est intacte.

Veyrenc passa à la poudre tout l'encadrement de la fenêtre.

— Elle avait des gants, dit-il. Qui n'a pas de gants ? Il y a cette écaille de peinture, sur l'appui. C'est là qu'elle a posé le canon.

Adamsberg prit deux photos, puis deux autres de l'empreinte partielle de pas.

— On va contrôler l'escalier, dit-il, et surtout les premières marches. C'est quand la semelle se plie qu'elle lâche ses secrets. Comme nous, quand on craque, quand on cède.

Marches qui leur offrirent trois gravillons. Qui auraient pu venir de n'importe où, du cimetière comme des bords de la route qui longeait la haie. Et une feuille de trèfle pliée qui, bien qu'inutile, semblait constituer une petite offrande finale.

— On prend quand même, dit Adamsberg en ouvrant un dernier sachet.

— Pourquoi ?

— J'aime bien le trèfle.

— Comme tu veux, dit Veyrenc qui usait souvent de cette réplique avec Adamsberg, non qu'il acceptât toutes ses propositions mais parce qu'il savait quand il était vain de parlementer.


— Retancourt ? demanda Adamsberg en la rejoignant sur la scène de crime, où elle s'était installée sur une des chaises en plastique, grattant sa main. Vous êtes assise sur les lieux du délit ?

— Déjà examinée. Rien. Fil de nylon, rien. Et je me suis piquée sur une saleté d'ortie.

— Venin végétal, lieutenant.

— De votre côté ?

— Quatre cheveux avec bulbes. ADN. Et une feuille de trèfle.

— Qui nous sert à quoi ? Le trèfle ?

— À nous rafraîchir.

Veyrenc s'assit sur la seconde chaise, et Adamsberg par terre, en tailleur.

— C'est une femme âgée, dit-il, aux cheveux gris, teints en roux pâle, et mis en plis. Qui se balade avec un fusil hypodermique pliable dans un sac de voyage. Et des seringues emplies chacune du venin de vingt-deux recluses. Qui fut violée dans sa jeunesse, ou dans sa maturité. Tout au moins il y a plus de vingt ans, quand le premier type fut abattu d'une balle dans le dos.

— Ça ne nous donne pas grand-chose.

— Cela nous rapproche, Retancourt.

— Du 52e. Le nom du marin m'a échappé. Je veux dire, le vrai nom de Magellan, en portugais.

— Fernão de Magalhães.

— Merci.

— De rien.

Adamsberg croisa les jambes dans l'autre sens, puis fouilla dans sa poche et sortit deux cigarettes de Zerk, qui commençaient à s'abîmer. Il en tendit une à Veyrenc puis alluma la sienne.

— J'en veux bien une, dit Retancourt.

— Vous ne fumez pas, lieutenant.

— Mais celles-ci, elles sont volées ? Si j'ai bien compris ?

— Absolument.

— Alors j'en prends une.

Ils restèrent ainsi tous les trois, à fumer en silence des cigarettes à moitié vides sous le soleil du matin.

— C'était bien, dit Adamsberg en composant un numéro sur son portable. Irène ? Je vous réveille ?

— Je bois mon café.

— Vous avez su ? Les deux en même temps ?

— Je viens de le voir sur les forums. C'est sacrément rageant quand même.

— Ça l'est, confirma-t-il, relevant cette même réaction de frustration coléreuse que chez Retancourt. D'autant que j'avais trois officiers de garde qui tournaient autour de leur table. Rien remarqué, pas vu pas pris.

— Je dis rien contre la police, attention, je ne dis pas que c'était facile, je ne dis pas que vous n'avez pas travaillé, commissaire. Je ne dis rien mais quand même, il les a tous eus et on sait toujours pas ni quoi ni qu'est-ce. C'est rageant. Je dis pas que c'étaient des hommes sympathiques, à ce que vous m'avez expliqué, mais quand même, ça fait rager.

— Dites-moi, Irène, vous êtes seule ?

— Ah oui. Louise prend son petit-déjeuner dans sa chambre. Elle ne sait pas encore pour les deux derniers. Grâce à Dieu j'ai encore un peu de calme. Et Élisabeth dort.

— Je vais encore vous embêter, sur votre Louise. Tâchez de répondre à mes questions sans réfléchir.

— C'est pas mon genre, commissaire.

— J'ai remarqué. À quelle heure Louise est-elle montée dans sa chambre hier soir ?

— Oh, elle avait pas faim, avec cet enterrement. C'est l'atmosphère. Un bol de soupe à cinq heures et je l'ai plus revue.

— Et ensuite, savez-vous si elle est sortie ?

— Ben pour faire quoi ?

— Je n'en sais rien.

— Disons que ça lui arrive de marcher le soir dans la rue, quand elle a ses insomnies. Comme il n'y a plus personne dehors, elle n'a pas peur de croiser des hommes, vous voyez ?

— Oui. Et donc ? Hier soir ?

— C'est difficile à dire, et quand même ça me gêne. Faut comprendre qu'elle se lève quasi toutes les trois heures pour aller…

— À la salle de bains, dit Adamsberg.

— Voilà, vous comprenez les choses. Et sa porte grince. Alors chaque fois, ça me réveille.

— Et vous avez entendu la porte grincer cette nuit.

— Je viens de vous l'expliquer, commissaire : comme toutes les nuits. Quant à savoir si elle a été faire un tour pour chercher le sommeil, je ne pourrais pas vous dire.

— Oubliez, Irène. Je voudrais vous envoyer quelqu'un. Une femme, ça ira ? Elle aimerait photographier les cachettes à recluses que vous avez chez vous.

— Ben c'est pour quoi ?

— Pour mon dossier à la hiérarchie. Ils veulent tout savoir, tout contrôler, c'est comme cela qu'ils sont, là-haut. Ce sera une preuve visuelle que les recluses se cachent.

— Et alors ?

— Et alors suivez-moi bien, plus le dossier est gros, mieux ça passe. Et comme l'enquête est un échec, j'ai intérêt à fournir beaucoup de travail de terrain.

— Ah là oui, je comprends.

— Je peux vous l'envoyer ?

— Mais je vous ai pas raconté ! dit Irène d'une voix soudain changée, montant dans les aigus. J'en ai une autre !

— Une colocataire ?

— Mais non, tassée tout au fond du rouleau de papier essuie-tout ! Je l'ai découverte ce matin, dans la cuisine !

— Une recluse, vous voulez dire ?

— Commissaire, qui d'autre irait se tasser au fond d'un rouleau de papier ? Bien sûr une recluse. Et belle comme tout ! C'est une femelle, adulte. Mais faut que je la déménage tant qu'il n'y a pas encore de cocon. Imaginez la Louise si elle la voit. Ce serait la fin de tout.

— S'il vous plaît, ne la déménagez pas tout de suite. Pour ma photographe.

— Ah je comprends. Mais faites vite alors, parce que Louise, par ces temps, elle scrute partout. Et elle se sert tout le temps d'essuie-tout.

— Dans une heure et quart, ça ira ?

— C'est parfait, je serai prête. Parce qu'il faut tout de même que je sois prête.

— Bien sûr.

— Elle est sympathique, cette femme ?

— Très.

— Et comment je fais pour éloigner Louise pendant qu'elle prend ses photos ?

— Vous ne l'éloignez pas. Vous l'invitez à prendre un café avec elle, ça la distraira.

— Elle ne boit que du thé.

— Alors du thé.

— Et pour les photos ?

— Elle dira qu'elle vient vérifier l'efficacité de la désinsectisation. Ça rassurera beaucoup Louise.

— Parce que j'ai fait désinsectiser, moi ?

— Oui. Sous la pression.

— Et quand ?

— Au petit matin.

— Bon, si vous le dites. C'est vrai que ça va la calmer, j'y avais pas pensé.

Adamsberg raccrocha et se releva, frotta son pantalon et sourit à Retancourt.

— Je sens que c'est pour moi, dit-elle.

— Oui. Une visite à ma flic arachnologue, à Cadeirac. Irène.

Adamsberg lui expliqua en quelques mots sa mission photographique post-désinsectisation.

— Mais ce qui vous intéresse, c'est Louise Chevrier. Vous prendrez le thé avec elle.

— Obligatoire, le thé ? Je ne peux pas avoir du café ?

— Bien sûr que si. Ce que je veux savoir, Retancourt, ce sont trois choses : primo, est-ce qu'elle fait son âge ? Soixante-treize ans ? Ou plutôt soixante-huit ?

— À cinq ans près, dites, ce n'est pas facile.

— Je m'en doute. Deuzio : a-t-elle les cheveux teints en roux pâle ? Avec deux centimètres de racines grises ? Et mis en plis ? Comme cela, ajouta-t-il en sortant le sachet de la mallette. Observez bien.

— Vu.

— Tertio : comment sont ses dents de devant ? Vraies ou fausses ? Débrouillez-vous, faites-la rire, tout au moins sourire. C'est très important. Une blague sur la collection d'Irène pourrait fonctionner. Elle trouve cela hideux.

— Qu'est-ce qu'elle collectionne ?

— Des boules à neige. Ces trucs qu'on secoue et qui font de la neige sur un monument.

— Vu.

— Enfin, demandez à aller à la salle de bains. Et prélevez des cheveux sur la brosse ou le peigne.

— Ce qui, sans commission rogatoire, est un délit.

— Bien sûr. Il doit y avoir deux brosses, celle d'Irène, mais elle se teint en blond, et celle de Louise. Pas de confusion possible.

— Si elle se teint en roux. Ce qu'on ne sait pas.

— Exact. Et prévenez-moi des résultats dès que possible. Ne vous étonnez pas qu'Irène m'appelle parfois « Jean-Bapt » devant Louise. C'est un truc entre nous. Ah, une chose encore : j'ai dit à Irène que vous étiez très sympathique.

— Bon sang, dit Retancourt, qui perdit un soupçon de son assurance.

Elle réfléchit un moment.

— On se débrouillera, dit-elle finalement. Je pense pouvoir faire cela.

— Qui en douterait, Violette ?


Retancourt déposa Adamsberg et Veyrenc à leur hôtel de Nîmes et fila aussitôt vers Cadeirac, appareil au poing.

Adamsberg prit le temps d'envoyer un message à Froissy pour lui dire d'abandonner la recherche sur le sourire de Louise. Un autre à Noël et Justin pour leur commander de rentrer à la Brigade.

— Je propose, dit-il à Veyrenc : solide petit-déjeuner puis repos jusqu'à l'appel de Retancourt.

— Tu penses qu'elle va se tirer de cette visite ? Ce n'est pas simple. Mensonges, délicatesse, tact psychologique.

— Retancourt se sort de tout. Elle conduirait le San Antonio à elle seule.

— Tu tires peut-être un peu trop sur la longe.

— Retancourt n'a pas de longe, dit Adamsberg en regardant son ami. Et si elle en avait une, elle ferait le tour du monde.

Загрузка...