XLVI

Adamsberg abandonna à Veyrenc le soin d'exposer à la Brigade le motif de la fouille du reclusoir du Pré d'Albret, l'identification presque certaine de la meurtrière avant les résultats de la comparaison ADN entre les molaires exhumées et la hache maniée, il y a quarante-neuf ans, par Enzo Seguin. Bien entendu, Veyrenc ne pouvait parler de martin-pêcheur, de pigeon ramier ni de quoi que ce soit de ce genre, et il s'arrangea brillamment pour présenter d'une autre manière le faisceau de présomptions ayant conduit le commissaire sur la route d'Irène Royer-Ramier. Yraigne, dit-il en croisant le regard de Danglard. Qui, cette fois-ci, acquiesça avec sagesse.

Chacun comprit, souffle retenu : après les échecs, après les baies fermées, après la sédition du commandant Danglard, après la mort des dix hommes, le vaisseau amiral, la Trinidad, entrait dans l'embouchure du détroit, passant le 52e degré de latitude.

Comme chacun sut que ce détroit serait victorieux mais glacial. Car l'arrestation de la coupable serait une des plus pénibles tâches qu'ait à accomplir Adamsberg. Cette femme, c'était au commissaire de l'emmurer encore, pour la troisième fois de sa vie.

Demande expresse avait été adressée auprès des archives de livrer la hache utilisée par Enzo Seguin, cette fois-ci par voie officielle.

Et pendant qu'effervescence et affliction se mêlaient à la Brigade, Adamsberg avait dormi onze heures puis, assis à la table de sa cuisine, tournant autour en suivant la marche du soleil, reconstituait l'assiette brisée, une assiette rustique de faïence blanche semée de trois fleurs bleues en son centre.

Il ne s'interrompit que pour boire un café et adresser un message à Froissy :

Des photos récentes des dix victimes ? Vous pourriez m'avoir ça en urgence par leurs familles, avec l'aide de Mercadet ? Tirages papier.

Je vous les passe à la Brigade demain ou je vous les fais porter ?

Chez moi, Froissy. Je fais un puzzle en céramique.

C'est joli ?

Très.

En réalité, ce puzzle était bien sûr désolant. Mais Froissy aimait le mot « joli », et Adamsberg ne voulait pas la décevoir.

Vers neuf heures du soir, la faim se fit sentir et il appela Retancourt.

— Lieutenant, dit-il, puis-je encore tirer sur la corde ?

— Pour hisser le pavillon ?

— Pour vous envoyer une dernière fois à Cadeirac.

— Non, commissaire, répondit durement Retancourt. Je n'irai pas arrêter cette femme. C'est hors de question.

— Ce fardeau-là n'est pas pour vous, Violette. Je voudrais que vous voliez une autre cuillère à thé. D'Irène.

— C'est dans mes cordes. Et sous quel prétexte vais-je me présenter, cette fois ? Je photographie les plafonds ?

— Je n'y ai pas pensé. Vous n'auriez pas une boule à neige, par exemple ?

— Si, répondit Retancourt.

— Comment ? Vous avez des boules à neige ?

— Je n'ai pas des boules à neige, commissaire, s'agaça Retancourt. J'ai une boule à neige. À Lourdes, après vous avoir laissés à la gare, je suis passée devant une vitrine de bondieuseries et de boules à neige. Et, comme cela, j'en ai acheté une. Pas une sainte Bernadette, non. Un angelot un peu gras qui volette dans les flocons.

— Vous voulez bien vous en séparer ?

— Cela va de soi. Je m'en fous, moi, de cette boule à neige.

— Alors apportez-la à Irène, en guise de remerciement pour son accueil.

— Et en guise de remerciement, je lui pique sa cuillère.

— C'est cela.

— Je n'adore pas, commissaire. Mais j'y vais. Aller retour dans la journée, vous aurez la cuillère à dix-neuf heures demain.

Adamsberg sortit la boule à neige tourbillonnante sur le vaisseau de Rochefort et en secoua les flocons. Il aimait cette boule idiote comme il aimait l'intelligente Irène. Il la cala dans sa poche et sortit dans Paris, en quête de pitance et d'errance.


Le dernier test ADN nouvelle cuillère-molaire tomba trois jours plus tard, à quinze heures. Irène Royer-Ramier avait bel et bien été la sainte recluse du Pré Jeanne d'Albret. Sans le surprendre, la nouvelle affecta Adamsberg. Tout ce qui le rapprochait de l'arrestation d'Irène l'enfonçait dans de sombres parages. Une heure plus tard, l'avis de justice parvenait à la Brigade : Bernadette, Marguerite, Hélène Seguin avait changé légalement son nom pour celui d'Irène, Annette Royer-Ramier, et sa sœur, Annette, Rose, Louise Seguin pour celui de Claire, Bernadette Michel. Chacune des sœurs avait emprunté un prénom à l'autre. Et Annette avait choisi comme patronyme un des prénoms de son frère.

Cette fois, ce fut Adamsberg qui annonça ces résultats à l'équipe. Les dés étaient jetés, la partie pliée. Ne restait plus qu'à partir pour Cadeirac.

Il sortit dans la cour, où le nourrissage des merles avait dûment continué, et y tourna pendant près de deux heures, parfois s'asseyant sur la marche, parfois reprenant ses rondes. Personne n'osa aller l'y déranger, chacun sachant qu'à ce stade si douloureux du détroit, nul ne pouvait rien pour lui. Il était désespérément seul à bord. Vers dix-neuf heures, il sonna Veyrenc qui le rejoignit dans la cour.

— Je pars demain. M'accompagnes-tu ? Non pas pour intervenir, je ne te le demande pas. Mais pour être témoin. Quand je parlerai, n'interviens pas. Ne préviens personne.

— Quel train ? demanda simplement Veyrenc.

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