IV

Maître Carvin était un homme froid, ni impatient ni colérique, et quand Lamarre et Kernorkian vinrent à son cabinet pour l'emmener à la Brigade, l'interrompant en plein travail, il leur demanda cinq minutes pour boucler une page et les suivit sans se cabrer.

— De quoi s'agit-il cette fois ? dit-il.

— C'est le commissaire, commença d'expliquer Kernorkian.

— Oh, celui-là ? Il est donc rentré ? J'ai eu quelques échos sur lui.

— Il veut vous voir, vous et Nassim Bouzid.

— Rien que de très normal. Je suis disposé à lui parler autant qu'il le souhaite.

— Je ne crois pas qu'il veuille parler, il veut vous emmener faire un tour en voiture.

— Ce qui est un peu moins normal. Mais je suppose qu'il sait ce qu'il fait.


Adamsberg avait déjeuné dans son bureau, cette fois relisant le rapport qu'il avait reçu à l'aéroport de Reykjavík. Il lisait debout, comme à son habitude, allant et venant dans la pièce. Il était rare que le commissaire travaille assis quand il pouvait l'éviter. Tout en lisant, en murmurant chacun des mots à voix basse — ce qui lui prenait du temps —, il ne pouvait empêcher la petite araignée de Voisenet de traverser ses pensées, de gauche à droite. Elle y marchait avec prudence, comme pour ne pas se faire remarquer, pour ne pas déranger. Mais déranger, elle le faisait déjà, à présent qu'Adamsberg la savait, grâce aux soins de Froissy, logée dans son propre ordinateur. Il posa le rapport sur la table et alluma l'écran. Autant en avoir le cœur net et que cette araignée foute le camp. Autant savoir ce que Voisenet trafiquait avec cet animal, ce matin encore, alors même qu'il devait être concentré sur la réunion à venir et occupé par la gestion de sa murène pourrissante. Alors pourquoi avait-il malgré tout affiché une nouvelle image de la recluse ?

Toujours debout, il ouvrit le fichier transféré par Froissy et en examina l'historique : cela faisait dix-huit jours que le lieutenant observait son araignée. Ce matin, il avait consulté les principaux journaux locaux du Languedoc-Roussillon, et de nouveau parcouru plusieurs forums de discussion sur le sujet. On y débattait avec acharnement de cette araignée recluse. S'y opposaient des apeurés, des pseudo-connaisseurs, des pragmatiques, des écologistes, des alarmistes. Voisenet avait également téléchargé des nouvelles datant de l'été précédent, où, dans la même région, six morsures d'araignées recluses, non mortelles, avaient réussi à semer la panique jusque dans certains hebdomadaires nationaux. Tout cela parce qu'une rumeur, venue d'on ne sait où, soufflait son vent mauvais : l'araignée recluse brune de l'Amérique du Nord avait-elle fait son apparition en France ? On l'estimait dangereuse. Où était-elle, et en quel nombre ? Un vacarme assez ahurissant jusqu'à ce qu'une véritable spécialiste s'en mêle pour y mettre un terme sans appel : non, l'araignée américaine n'avait pas posé patte en France. Une de ses cousines en revanche y avait toujours habité, dans le sud-est du pays, et n'était pas mortelle. D'autant que, très peureuse, non agressive, elle vivait dans son trou, et que les risques d'une rencontre avec un être humain en étaient d'autant plus rares. C'était d'elle qu'il s'agissait et d'aucune autre, de Loxosceles rufescens — Adamsberg ne parvint pas à murmurer son nom. C'en fut fini.

Jusqu'à ce que, durant ce printemps, la petite araignée morde deux vieillards. Mais cette fois-ci, les victimes étaient mortes. Mais cette fois-ci, la recluse avait bel et bien tué. Ces décès, expliquaient certains, n'étaient dus qu'à l'âge des victimes. Ces deux morts avaient relancé une polémique déjà grosse de plus de cent pages, à ce qu'Adamsberg pouvait en juger à la hâte. Il jeta un œil à la pendule de l'ordinateur. 13 h 53, maître Carvin allait pénétrer dans les locaux. Il traversa la grande salle, toujours puante en dépit des fenêtres ouvertes, et choisit dans l'armoire les clefs de la seule voiture haut de gamme de la Brigade. Qu'est-ce que Voisenet pouvait bien trouver à cette foutue araignée ? Deux hommes étaient morts, certes, leurs défenses affaiblies n'avaient pas résisté au venin, d'accord, et fallait-il pour autant que le lieutenant surveille quotidiennement la situation depuis dix-huit jours ? À moins que l'une des victimes ne fût un de ses proches, un ami, un parent. Adamsberg chassa la recluse et se hâta pour intercepter l'avocat sur le trottoir avant que les agents, oublieux de la situation, ne le fassent pénétrer dans l'espace putride qu'était devenue la salle de travail commune.


— Vous lui sortez la voiture d'apparat, commissaire ? dit Retancourt au passage. Vous voilà vous aussi sensible aux hauteurs de maître Carvin ?

Adamsberg pencha la tête et la regarda en souriant.

— Vous m'avez déjà oublié, Retancourt ? En seulement dix-sept jours ?

— Non. J'ai donc dû manquer quelque chose.

— Oui, lieutenant. Les gravillons. Sur le parcours pour revenir à la salle de jeux vidéo.

— Les gravillons, répéta-t-elle, un peu méditative. Et vous ne pouvez pas m'en dire plus ?

— Mais si. Il n'existe pas deux pissenlits ni deux conducteurs qui soient identiques sur terre, voilà tout.

— Voilà tout. Et Danglard qui craignait que vous ayez changé.

— J'ai sans doute empiré, rien de bien grave. Dites, ajouta-t-il en balançant les clefs de voiture au bout de ses doigts, que pensez-vous du fait de perdre le double de ses clefs de voiture ? C'est une question sérieuse.

— Et simple. Le double des clefs de voiture ne doit jamais être perdu, commissaire.

— Et s'il l'est ?

— On le cherche jusqu'à épuisement des forces. Le double des clefs de voiture fait partie de ces objets qui nous crétinisent.

— J'ai perdu mon portable à Grimsey.

— Où cela ?

— Dans des excréments où une brebis l'a enfoncé d'un coup de patte.

— Et vous n'avez pas tenté de l'extraire jusqu'à épuisement ?

— Ne mésestimez pas la puissance d'un sabot de brebis, Retancourt. Il devait être brisé.

— En attendant, vous êtes sans téléphone ?

— J'ai pris celui du chat. Enfin, celui qui est posé sur la photocopieuse à côté de lui. Celui qui dysfonctionne. Je crois qu'un jour, le chat lui a pissé dessus. Je crois que mes portables sont voués à un destin excrétal. Je ne sais pas comment je dois le prendre.

— Il n'a rien fait au portable, objecta Retancourt, qui défendait le chat — nommé La Boule — comme la prunelle de ses yeux. Mais c'est vrai que ce portable fait des « i » à la place des « e » et des « o » à la place des « p ».

— C'est cela. Donc si vous recevez un message tel que : « Ji oars », ce sera de moi.

— Cela va simplifier le travail. Rien de bien grave.

— Rien.

— Comment vont-ils ? demanda-t-elle d'une voix beaucoup plus basse. Gunnlaugur, Rögnvar, Brestir… ?

— Ils vous envoient leur amitié. Croyez-le ou non, Rögnvar a gravé votre portrait sur le plat d'une rame.

Adamsberg était heureux d'avoir retrouvé Retancourt, mais il n'avait pas su le lui dire, sauf par quelques gestes. Il arrivait que cette « déesse polyvalente », comme il la nommait, un mètre quatre-vingt-cinq, cent dix kilos, dotée de l'énergie de dix hommes, l'impressionnât assez pour lui faire perdre son aisance naturelle. D'une puissance physique inégalable et d'une résistance mentale indélogeable, Retancourt apparaissait à Adamsberg comme un arbre de légende : de ceux sur les branches desquels la totalité des agents de la Brigade, perdus à la nuit dans une vaste forêt secouée par la tempête, pourraient se réfugier dans une sécurité définitive. Un chêne celtique. Bien sûr, avec ces qualités inusuelles, le lieutenant ne prétendait pas à la séduction féminine, et Noël ne manquait pas de le lui rappeler parfois grossièrement. Bien que Retancourt eût des traits délicats dans un visage certes presque carré.


Il gara la voiture noire et lustrée devant la Brigade au moment où Kernorkian et Lamarre lui amenaient Carvin, qui examina le commissaire d'un coup d'œil. Le pantalon et la veste de toile noire élimés, le tee-shirt passé, qui avait pu être gris, ou bleu, tout cela ne convenait pas à l'idée que se faisait maître Carvin du dirigeant assez réputé de la Brigade criminelle. L'avocat lui tendit la main.

— Il paraît, monsieur le commissaire, que vous m'emmenez faire un tour ?

Sans attendre de réponse, Carvin se dirigea vers la place passager.

— Maître, dit Adamsberg en lui tendant les clefs, j'aimerais que vous conduisiez.

— Ah ? Vous testez mes aptitudes ?

— Sans doute.

— Comme vous voudrez, dit l'avocat en contournant le véhicule.

Carvin ne pouvait pas se défaire de son ton légèrement provocant, mais Adamsberg le trouva plus affable qu'avec ses adjoints. Pour cet homme en perpétuelle posture de domination, Adamsberg était un chef et, à l'instinct, il estimait plus prudent de se mettre à distance. Ce n'est pas parce qu'un homme porte une vieille veste de toile et qu'il est de petite taille qu'il faut pour autant le négliger, s'il est un chef.

— Je suppose, dit l'avocat en se glissant derrière le volant, que cette voiture n'appartient pas à votre Brigade. Ou bien on nous ment sur les moyens de la police.

— Elle appartient au divisionnaire, dit Adamsberg en bouclant sa ceinture. J'ai idée que vous conduisez bien, mais vite. Et je dois la lui rapporter intacte ce soir. Aussi faites-y attention, je vous en prie.

Carvin mit le contact et sourit.

— Faites-moi confiance. Où va-t-on ?

— Au parking de la salle de jeux vidéo.

— Et ensuite sur le lieu de l'assassinat de ma femme ?

— Pour commencer, oui.

L'avocat s'engagea sur la chaussée, actionna le clignotant sans même le chercher, et tourna à gauche.

— Je suppose que vous allez jouer à cela avec ce Bouzim aussi ?

— Bouzid. Oui, bien entendu.

— J'avoue que je ne vois pas où vous voulez en venir, commissaire.

— Je ne le vois pas toujours moi-même, si cela peut vous rassurer.

— Je ne suis pas inquiet. Bonne voiture, très bonne voiture.

— Vous aimez les voitures ?

— Quel homme ne les aime pas ?

— Moi par exemple. Elles m'indiffèrent.

Après avoir garé la voiture face à la salle de jeux, puis pris la rue du Château-des-Rentiers, Carvin s'arrêta au feu rouge où son 4×4 avait écrasé sa femme.

— Voilà, commissaire. Et maintenant ?

— Revenez à la salle de jeux, comme l'a fait l'assassin.

Adamsberg lut sur les lèvres de l'avocat son mépris pour l'astuce si simpliste du commissaire.

— Et par où voulez-vous que je passe ?

— Allez par les petites rues. Prenez la première à droite, puis encore trois fois à droite et nous y serons.

— Entendu.

— Attention, il y a des travaux rue de l'Ormier, la chaussée est un peu défoncée.

— Pas de risques que j'abîme votre voiture, commissaire, dit Carvin en démarrant.


Quatre minutes plus tard, ils passaient à nouveau devant la salle de jeux. Adamsberg fit signe de poursuivre et de rentrer à la Brigade.

— Entrez je vous en prie, dit-il, le commandant souhaiterait s'entretenir avec vous.

— Pas vous ?

— Non, pas moi.

— Le commandant ? Je lui ai déjà parlé je ne sais combien de temps.

— Ce n'est pas le même.

— Cela sent, chez vous, observa Carvin en levant le visage.

— On a eu une livraison, dit Adamsberg.

Danglard se présenta à eux. Maître Carvin apprécia le costume anglais de coupe parfaite que portait ce grand homme sans beauté, aux yeux bleus trop clairs, aux jambes dégingandées, au buste voûté. Mais Adamsberg nota une légère appréhension chez l'avocat, et qui ne tenait pas à la tenue vestimentaire du commandant. Il avait perçu en Danglard un ennemi bien autre que ceux qu'il avait jusqu'ici affrontés.

— Nassim Bouzid est déjà arrivé, commissaire, annonça Danglard.

— Très bien, je l'emmène tout de suite.

Les deux suspects se croisèrent dans la salle, l'un suivant Danglard, l'autre Adamsberg.

— Bouzim, espèce de salaud ! cria l'avocat. Mais qu'est-ce qu'elle t'avait fait, hein ? Ordure, barbare ! C'est quoi ton clan ? La secte des Haschischins ? Des Assassins ?

Adamsberg et Danglard tirèrent chacun leur homme par un bras, aidés par Retancourt et Lamarre accourus en appui. Ce fut Bouzid qui écopa de Retancourt, qui lui fit parcourir six mètres en arrière sans qu'on eût bien compris comment.

— Je ne la connais même pas, votre femme ! cria Bouzid.

— Ignoble menteur ! Ce n'est pas interdit, le mensonge, dans le Coran ?

— Qu'est-ce qui te fait dire que je connais le Coran ? Je ne crois même pas en Dieu, imbécile !

— Je te tuerai, Bouzim !

On finit par éloigner les deux hommes et Adamsberg mit cinq bonnes minutes à calmer Nassim Bouzid sur le trottoir, qui répétait d'une voix tremblée que « c'était l'autre qui avait commencé », tel un enfant. Le commissaire l'installa sur le siège conducteur et attendit que l'homme fût prêt, émotionnellement, à prendre le volant.

Il lui fit accomplir le même parcours qu'à l'avocat, à ceci près qu'il le lui fit effectuer deux fois. Avant de démarrer, Bouzid avait pris le temps de vérifier l'emplacement de toutes les commandes et, au contraire de l'avocat, il parla en continu durant le trajet — qu'il fallut lui indiquer, tout comme à Carvin —, de sa famille, de son travail, de cet enculé d'avocat, de cette femme écrasée, ce n'était pas sa maîtresse, il ne l'avait jamais vue. C'est horrible de rouler comme ça sur une femme, non ? Il ne trompait pas son épouse, mais non, jamais, et où aurait-il pris le temps, même ? Et sa femme, hein, c'était son défaut, elle le surveillait sans cesse. Alors ? Comment il aurait fait ? On ne l'avait jamais envoyé en réparation dans cette boutique où la femme avait travaillé. Il se montra obligeant, beaucoup trop, allant jusqu'à proposer ses services gratuits si le distributeur à boissons de la Brigade tombait en panne. Le distributeur ne servait plus de soupe, et tout le monde s'en foutait.

À son retour, Adamsberg remit la voiture aux spécialistes des empreintes en leur expliquant précisément ce qu'il attendait d'eux, sur le véhicule du divisionnaire comme sur le 4×4. Une seule chose en fait, et rapide. Danglard sortait de son bureau, les joues un rien rosées, accompagnant l'avocat vers la sortie. Carvin avançait la mâchoire fermée, évitant les regards, ne saluant que le commissaire au passage. De toute évidence, un match 10 à 0 pour Danglard, exécuté en toute délicatesse, Adamsberg en était certain. Qui vit par l'épée périt par l'épée.


Adamsberg déambula un moment dans la salle de travail, bras croisés. Entre-temps, Voisenet était revenu à son poste, réalisant en entrant que la pièce, en effet, sentait fortement le vieux port. Toutes fenêtres ouvertes, un violent courant d'air passait sur les bureaux et chacun s'était débrouillé pour caler ses dossiers, qui avec des porte-crayons, qui avec ses chaussures, qui avec des boîtes de conserve dérobées dans l'armoire aux réserves du lieutenant Froissy, pâtés de sanglier, mousses de canard au poivre vert. Ce nouvel aménagement hétéroclite des tables donnait à l'ensemble une allure de vide-grenier ou de vente de charité, et Adamsberg espérait que le divisionnaire n'aurait pas l'idée subite de venir rechercher lui-même sa berline, et découvrir la moitié de la Brigade déchaussée dans une salle puante.

— Froissy, dit-il, passez l'enregistrement de l'interrogatoire de maître Carvin par Danglard à toute l'équipe. Cela sera réjouissant, ne le ratez pas. Mais avant, faites-moi un agrandissement des mains de Carvin durant son premier interrogatoire, un gros plan le plus net possible sur le bout de ses doigts, c'est-à-dire sur ses ongles.

Froissy travaillait vite et quelques minutes plus tard, elle désignait une main gauche à Adamsberg.

— J'obtiens de meilleurs résultats main par main expliqua-t-elle.

— Vous pouvez forcer le contraste ?

Froissy s'exécuta.

— Agrandissez encore.

Adamsberg se pencha longuement sur l'écran et se redressa satisfait.

— Vous pouvez répéter l'opération pour la main droite ?

— C'est en cours, commissaire. Vous y cherchez quoi ?

— Vous avez noté qu'il a les ongles de forme ronde ? Je veux dire que le bout des ongles a tendance à se refermer comme une coque sur l'extrémité de ses doigts. Vous voyez ? Ce sont des types d'ongles assez sympathiques pour les flics, car ils enferment plus volontiers des substances que d'autres.

— Quelles substances ?

— Je cherche de l'humus. De la terre bien brune.

— Je m'en occupe.

— De quoi, Froissy ?

— De faire monter les bruns en puissance. Voilà.

— Excellent, lieutenant. Où voyez-vous de la crasse ?

— Sous les angles des ongles du pouce et des annulaires.

— Oui, et il en avait encore aujourd'hui, au long du pouce. C'est un des coins les plus difficiles à récurer, surtout s'il s'agit de terre molle et collante et surtout sous un ongle rond.

— Ou bien c'est de la graisse de moteur.

— Non, dit Adamsberg en tapotant l'écran, c'est de la terre. Mais graisse ou terre, vous trouvez cela normal, chez un homme aussi soucieux de son apparence ?

— Il a pu planter quelque chose. On arrive en juin.

— Il aurait laissé ce travail à sa femme. Faites-moi des tirages de ces gros plans, voulez-vous ? Et puis lancez la vidéo de l'interrogatoire de Danglard. Cela va tous les rasséréner.


L'équipe technique des empreintes rangeait son matériel dans l'arrière-cour.

— Désolé, commissaire, lui dit le chef de groupe, écartant les bras. On a bien cette trace de doigt, deux même, pouce et index, sur le pare-brise de la voiture du divisionnaire, mais rien sur celui du 4×4. On ne peut pas gagner à tous les coups.

— C'est parfait comme cela. Envoyez-moi votre rapport dès que possible, avec des clichés des deux pare-brise.

— Pas avant demain, commissaire. On a encore deux scènes à traiter avant ce soir.


La salle de travail se vidait, la vidéo commençait en salle du chapitre. Adamsberg attrapa Voisenet au passage.

— Prenez votre appareil photo, Voisenet, un piochon, des gants et un sachet à prélèvement. J'emporte le détecteur à métaux. On ne va pas loin, juste dans l'impasse des Bourgeons.

— Commissaire, protesta Voisenet, qui se demanda s'il ne s'agissait pas là d'une mesure de rétorsion, je veux voir Danglard écraser ce type.

— Vous le verrez seul, après, et vous en profiterez d'autant.

Voisenet observa le visage d'Adamsberg, qui semblait avoir tout à fait oublié l'esclandre de la murène, passé aux pertes et profits. C'était plutôt la murène qui ne les avait pas oubliés, abandonnant dans son sillage son odeur infecte. Voisenet avait beau savoir que le commissaire n'était pas un type à ressasser ses rancunes et contrariétés, il avait toujours du mal à s'en convaincre, car lui-même ressassait volontiers.

Une fois devant l'immeuble des Carvin, Adamsberg marcha un moment dans l'impasse, qui, large et courte, évoquait plutôt une petite cour.

— Trois marronniers, dit-il. C'est bien.

— J'aurais pu vous le dire, commissaire. Si vous avez l'intention de fouiller le domicile, je vous rappelle qu'on attend encore la commission rogatoire du juge. Il était en week-end au moment des faits, et à l'heure actuelle, il compulse le dossier. Il compulse !

— Laissons-le compulser, Voisenet, je n'ai pas besoin d'entrer.

— Alors qu'est-ce qu'on fout là ?

— Dites-moi, Voisenet, vous vous y connaissez, en araignées ?

— Ce n'est pas mon domaine, commissaire. Et c'est un champ infini. Il en existe quarante-cinq mille espèces dans le monde, vous vous rendez compte ?

— Dommage, lieutenant. Rien d'important, mais je pensais que vous pourriez m'éclairer. C'est qu'en rentrant d'Islande, j'ai parcouru les nouvelles. Hormis les tueries et la pollution galopante, j'ai été intrigué par une petite histoire d'araignée.

Voisenet se mit sur ses gardes, fronçant ses gros sourcils noirs.

— Quelle petite histoire d'araignée ?

— Celle qu'on nomme la recluse, celle qui a recommencé à mordre en Languedoc-Roussillon et qui a fait cette fois deux morts, dit Adamsberg en sortant le détecteur à métaux du coffre de la voiture. On commence par cet arbre-là, Voisenet, au milieu de l'impasse. On enlève les grilles.

Voisenet regarda Adamsberg lancer l'appareil sans répondre. Il était un peu perdu parmi les considérations du commissaire qui voltigeaient entre les trois marronniers et l'araignée recluse. Il se reprit et suivit l'exploration circulaire du détecteur pas à pas.

— Rien sur celui-ci, dit Adamsberg en se redressant. Carvin est moins subtil que je ne pensais. Allons sur l'autre, juste en face de son immeuble.

— On cherche quoi ? demanda Voisenet. Une araignée métallique ?

— Vous allez voir cela, Voisenet, dit Adamsberg en souriant. Vous ne regretterez pas d'avoir manqué la vidéo. Donc cela ne vous dit rien, ces morsures de recluse ?

— En fait si, s'avança Voisenet, tout en tournant autour de l'arbre. J'ai un peu suivi le dossier.

— Beaucoup suivi. Pourquoi, Voisenet ?

— Il y a très longtemps, mon grand-père s'est fait mordre à la jambe par une recluse. La gangrène s'y est mise et il a fallu couper sous le genou. Il s'en est sorti, mais amputé. Il aimait courir à la tombée de la nuit, même à quatre-vingt-six ans. Je l'accompagnais parfois, et il me disait : « Écoute, petit, c'est l'heure de la bascule. Écoute le bruit des animaux qui s'endorment et de ceux qui se lèvent. Entends le froissement des corolles qui se replient. »

— Des corolles de fleurs ?

— Oui.

— Ça fait du bruit en se fermant ?

— Non. Et puis, sans plus pouvoir courir, il a dépéri, il est mort neuf mois après. Je hais les recluses.

Les deux hommes se figèrent. L'appareil venait de tinter.

— C'est peut-être une pièce de monnaie, dit Voisenet.

— Passez-moi vos gants.

Adamsberg examina attentivement la terre dans le quart de cercle mis à nu.

— Là, indiqua-t-il du doigt, il n'y a pas de feuilles mortes. Là, on a creusé récemment.

— Mais qu'est-ce qu'on cherche ? insista Voisenet.

Le commissaire dégagea doucement la terre sur une surface de dix centimètres de côté et sur environ huit centimètres de profondeur. Puis il s'interrompit et regarda Voisenet en souriant.

— Le double des clefs de voiture fait partie des objets qui nous crétinisent. À quoi bon les perdre ?

Écartant un peu plus la terre, il dégagea l'objet que ses doigts venaient d'exhumer.

— C'est quoi, cela, mon cher Voisenet ?

— Des clefs de voiture.

— Allez-y, photographiez en place. Plans larges, moyens et serrés.

Voisenet s'exécuta puis, de deux doigts, Adamsberg sortit de terre les clefs qu'il tenait par leur anneau. Il les fit danser devant les yeux du lieutenant.

— Passez-moi le sachet, Voisenet. Laissez la terre autour de la clef, n'y touchez pas. On replace les grilles, on remballe. Appelez la Brigade, qu'on aille de nouveau extraire maître Carvin de son cabinet. Garde à vue.

Adamsberg se redressa, frotta les genoux de son pantalon puis passa ses doigts entre ses cheveux pour les rabattre en arrière, y déposant des particules de terre.

— Parfois, Voisenet, les doux, les passifs, ceux qui ne savent jamais dire non et se mettent en quatre pour les autres, peuvent tuer par jaillissement subit de frustration. Cela aurait pu être le cas de Bouzid.

— Les passifs-agressifs.

— C'est cela. Mais parfois, les fiers-à-bras, les sûrs de soi, les dangereux, sont en effet tout simplement dangereux. C'est le cas de Carvin. L'avidité, tel le démon, grossit d'une nouvelle gueule chaque année.

— Je ne savais pas.

— Si, Voisenet, dit Adamsberg en ôtant ses gants. Jusqu'à ce que tout doive s'écraser sur son passage. Ici, écraser au sens propre. Votre murène, c'est une avide ?

Voisenet haussa les épaules.

— C'est une trouillarde, elle se cache.

— Comme la recluse.

— Qu'est-ce que vous avez, commissaire, avec cette recluse ?

— Et vous, Voisenet ?

— Moi, je vous l'ai dit. Mais vous ?

— Si je le savais, lieutenant.

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