IX

À 13 h 50, Adamsberg, un peu en avance, attendait son rendez-vous avec le professeur Pujol, l'arachnologue — il vérifia une dernière fois le mot dans son carnet. Huit pattes. Loxosceles rufescens. Hier soir, sur le chemin du retour, Danglard avait réfléchi à haute voix sur l'étymologie du terme Loxosceles, alors que nul ne lui avait rien demandé. De loxo, « oblique », et par extension, « qui ne marche pas droit », « vicelard ». Et peut-être de celer, « qui se cache ». La vicelarde qui se cache ? Mais cela ne satisfaisait pas Danglard de mêler des racines grecque et latine.

Le commissaire était assis sur un banc de bois instable, baigné dans une odeur de vieux parquet, de poussière, de formol, de crasse peut-être. Il cherchait comment justifier sa visite et les idées lui manquaient.

Une petite femme un peu rondelette de quelque soixante-dix ans, appuyée sur une canne, s'approcha du banc. Inquiète ou méfiante, elle s'y assit à plus d'un mètre du commissaire. Elle coinça sa canne auprès d'elle, et la canne tomba. Toutes les cannes glissent, toutes les cannes tombent, se dit Adamsberg, qui la ramassa aussitôt et la tendit en souriant à la femme. Elle était vêtue d'un jean trop long retroussé sur des baskets grises, d'un chemisier très fleuri et d'un « cardigan » tout aussi démodé. Pour s'habiller avec négligence, Adamsberg savait reconnaître une tenue « provinciale », ainsi qu'on disait ici, dans la grande ville de pierre. Elle lui rappelait sa mère, ses « chandails » à gros boutons recousus main, avec trop de fil, pour que ce soit solide. Pas très jolie, un bon visage presque rond, des cheveux teints en une nuance de blond, une mise en plis, des lunettes lourdes qui ne lui allaient pas. Et, comme sa mère, elle présentait deux stries nettes entre des sourcils trop souvent froncés, elle n'avait pas dû rigoler en matière d'éducation des gosses.

Adamsberg se demandait ce que cette femme pouvait bien faire sur ce banc, pourquoi elle avait voyagé jusqu'ici. Elle tenait son petit bagage noir sur ses genoux, l'ouvrit pour en sortir une boîte en plastique, l'examiner et la renfourner aussitôt. Cela faisait bien quatre fois qu'elle vérifiait qu'elle n'avait pas oublié la boîte. C'était pour cela qu'elle venait.

— Pardon, dit-elle, vous seriez gentil de me donner l'heure.

— Je suis désolé, je n'ai pas l'heure.

— Alors c'est quoi, ces deux montres que vous avez au poignet ?

— Ce sont des montres, mais elles sont arrêtées.

— Et pourquoi vous les mettez alors ?

— Je ne sais pas.

— Excusez-moi, ça ne me regarde pas. Excusez-moi.

— Je vous en prie, ce n'est pas grave.

— Non, c'est que j'aime pas être en retard.

— Vous avez rendez-vous à quelle heure ?

On aurait dit deux patients dans une salle d'attente de dentiste, discutant faussement pour tromper l'appréhension. Mais comme on n'était pas chez un dentiste, s'ajoutait une curiosité sur le motif de la présence de l'autre. Et le souci que cet autre ne lui vole sa place.

— À 14 heures, répondit-elle.

— Moi aussi.

— Mais avec qui ?

— Le professeur Pujol.

— Moi aussi, dit-elle en se renfrognant. Alors il nous prend ensemble ? Ça se fait pas, ça.

— Il est peut-être très occupé.

— Et vous venez pour quoi, vous ? Sans indiscrétion ? Pour faire réparer vos montres ?

Elle eut un petit rire spontané, gai, sans moquerie, qu'elle réprima aussitôt. Elle avait de jolies dents, encore assez blanches pour son âge, ce qui lui ôtait dix ans quand elle riait.

— Excusez-moi, dit-elle, excusez-moi. C'est que parfois, je fais des petites blagues.

— Je vous en prie, rien de grave, répéta Adamsberg.

— Mais vous venez pour quoi ?

— Eh bien, disons que je m'intéresse aux araignées.

— C'est forcé, si vous venez voir le professeur Pujol. Vous seriez une sorte d'arachnologue amateur ?

— C'est cela.

— Et il y en a une qui vous fait des embêtements ?

— Un peu. Et vous ?

— Moi, j'en apporte une. Des fois que ça peut leur servir. Parce qu'elle est rare à dénicher.

Puis la femme parut réfléchir, regardant droit devant elle, semblant peser avec gravité un pour et un contre. Elle examina ensuite son compagnon — sans indiscrétion espéra-t-elle. Un petit homme brun, mince, et des muscles tendus comme du nerf de bœuf. Une tête… mais qu'est-ce qu'on pouvait bien dire de sa tête ? Tout irrégulière, les pommettes saillantes, les joues creuses, un nez trop grand, busqué, et un sourire pas droit qui faisait plaisir à voir. Sur ce sourire, elle se décida, sortit sa précieuse boîte et la lui tendit.

Adamsberg regarda avec attention la bête brune recroquevillée derrière le plastique jauni. Une araignée morte, ça n'a plus l'air de rien. Vous écrasez une tégénaire géante, il en reste un petit pois. Aujourd'hui, parler de la recluse et même la voir pour la première fois ne déclenchait en lui aucun trouble. De même que la veille au dîner. Pourquoi, il ne tentait pas de se l'expliquer. Il s'habituait, voilà tout.

— Vous savez pas ? demanda la femme.

— Je ne suis pas sûr.

— Peut-être que vous n'en avez jamais vu de morte ?

— Non.

— Vous voyez quand même son dos.

— Oui.

— Et ça vous frappe pas, son céphalothorax ?

Adamsberg hésita. Il avait lu quelque chose là-dessus. L'autre nom de la recluse : l'araignée violoniste, ou l'araignée-violon. Parce qu'il y avait un dessin en forme de violon sur son dos. Il avait eu beau scruter les photos, franchement, ça ne ressemblait pas à un violon.

— C'est ce dessin, n'est-ce pas ?

— Vous voulez que je vous dise, sans indiscrétion ? Vous n'êtes pas plus arachnologue que je suis le pape.

— C'est vrai, dit Adamsberg en lui rendant la boîte.

— C'est quelle araignée qui vous intéresse ?

— La recluse.

— La recluse ? Alors vous êtes comme les autres ? Vous avez peur ?

— Non. Je suis flic.

— Flic ? Attendez que je comprenne.

De nouveau, la petite femme regarda face à elle, puis revint à Adamsberg.

— Dès qu'il y a des morts, les flics rappliquent. Mais vous n'allez pas arrêter des recluses pour assassinat quand même ?

— Non.

— Remarquez qu'elles seraient à l'aise dans une cellule, si vous leur mettez un petit tas de bois pour se cacher. Pardon, je riais. Je faisais une blague.

— Je vous en prie, rien de grave.

— Attendez que je comprenne. Ah, voilà. Dès qu'il y a panique, les flics rappliquent. Pour ramener l'ordre. Alors vous, vous venez vous renseigner pour dire ensuite quoi faire à vos collègues d'en bas et d'en haut, pour rassurer les gens.

Adamsberg réalisa que la petite femme venait de lui fournir une parfaite explication pour justifier sa demande de rendez-vous auprès du professeur Pujol.

— C'est cela, dit-il en souriant. Ce sont les ordres de ma direction. Comme si on n'avait que cela à faire.

— Ben fallait me téléphoner, vous auriez gagné du temps.

— Mais je ne vous connaissais pas.

— C'est vrai, tiens. Vous ne me connaissiez pas. C'est une recluse que j'ai dans la boîte. Des fois qu'ils veulent du venin.

— Il est dangereux ?

— Pensez-vous… Dame, si on est vieux, c'est plus embêtant. Mais c'est surtout si on attend des jours et des jours. Et les gens, ils n'y connaissent rien. Ils savent pas que s'il sort une petite pustule, c'est que c'est la recluse qui les a mordus. Que mieux vaut aller au docteur et prendre des antibiotiques. Seulement, non, ils attendent, surtout les vieux. Parce que ça attend, les vieux. Ça enfle, ça gonfle, ils se disent « j'ai été piqué, ça va passer ». Ils ont pas tort, remarquez. S'il fallait courir à l'hôpital dès qu'on a un bouton, imaginez. Seulement, une morsure de recluse, ça passe pas toujours. Et d'un coup, quand ça devient grand et noir, ils y vont, à l'hôpital. Et des fois, eh ben c'est trop tard.

— Vous la connaissez bien, cette recluse.

— Pensez, j'en ai plusieurs chez moi.

— Et vous n'avez pas peur ?

— Ben non. Je sais où elles sont, je les embête pas, c'est tout. J'embête aucune araignée. J'aime bien les animaux, tous. Ah non, sauf un. Celui-là, je peux pas le voir. Le blaps. Vous voyez ce que c'est ? Dites donc, il est en retard le professeur, il ne se gêne pas. Avec tout le train que j'ai fait. Je ne sais pas si je vais lui offrir ma recluse, tout compte fait. Donc, cette saleté de blaps, vous voyez ce que c'est ?

— Non, je ne connais pas.

— Mais si. C'est un gros coléoptère noir, mais noir sale. Comme des chaussures qu'on n'a jamais cirées. On l'appelle aussi le scarabée funèbre, le scarabée puant, ou le blaps annonce-mort.

— Qu'est-ce qu'il fait pour mériter ça ?

— Ce qu'il aime, c'est les endroits sombres, pas propres. Ah non, il n'est pas propre. Et quand on le trouve, au lieu de filer, il redresse son cul — pardon, excusez-moi, je suis désolée, excusez-moi —, il redresse son arrière-train, voilà, et il vous envoie dessus un jet puant. Et irritant. Chez nous, il fait quatre centimètres de long, c'est pas rien. Vous en avez forcément vu. Mais si. Vous êtes d'où ?

— Du Béarn. Et vous ?

— De Cadeirac, c'est près de Nîmes. Mais si, vous le connaissez : partout où y a de la merde, il y a des blaps. Pardon, excusez-moi, vraiment.

— Ce n'est rien.

— Ah celui-là, je l'écrase, avec une bûche ou avec une pierre, avant qu'il m'asperge. Ce qui m'embête, c'est que j'en ai vu deux ces derniers temps, pas dans la cave, mais dans la maison. J'aime pas ça.

— Parce qu'il est annonce-mort ?

— La mort, je ne sais pas, mais il annonce le mauvais sort. Personne n'aime voir un blaps. Le premier, il est sorti de derrière la bombonne de gaz. Et l'autre, de ma botte. Carrément. Et vous savez ce que ça mange ? Des merdes de rat, carrément.

Le professeur Pujol venait à leur rencontre, blouse blanche ouverte, gros homme barbu à lunettes fines, crâne chauve, le visage sévère d'un gars qu'on dérange. Il tendit d'abord la main à Adamsberg.

— Commissaire Jean-Baptiste Adamsberg ?

— Lui-même.

— J'avoue que la visite d'un ponte de la police pour quelques morsures de recluses me surprend un peu.

— Moi de même, professeur. Mais j'ai des ordres.

— Et vous obéissez. Quel métier. Il n'y a pas de place chez vous pour la pensée libre, et croyez que je vous plains.

Imbuvable, se dit Adamsberg.

Puis Pujol dévisagea la petite femme qui se mettait debout avec difficulté, encombrée de son sac de voyage et de sa canne. Adamsberg l'aida, la soulevant doucement par le bras et lui prenant son sac.

— Excusez-moi, vraiment, excusez-moi, c'est mon arthrose.

Le professeur n'avait pas levé un doigt pour porter assistance et attendit que la femme soit de nouveau sur pied pour lui tendre la main.

— Irène Royer-Ramier ? Je vous en prie, suivez-moi tous les deux.

Pujol partit d'un pas rapide au long des couloirs, alors qu'Adamsberg, ralenti par la femme qu'il soutenait toujours par le coude, ne pouvait pas tenir le rythme.

— Prenez votre temps, lui dit-il.

— Je dis que c'est un rustre. Mais peut-être que je me trompe, faut pas juger trop vite. Je savais pas que vous étiez commissaire, et j'ai dit « flic ». Excusez-moi, je m'excuse.

— Il n'y a pas de mal. C'est moi qui l'ai dit le premier.

— Ah, c'est vrai.


Sept minutes de couloirs, au rythme d'Irène Royer, parquets grinçants, formol, bocaux sur des étagères, jusqu'au très petit bureau du professeur Pujol.

— Eh bien, posez vos questions, dit-il avant même de s'asseoir. Je vous avertis tous deux que je suis spécialiste de la famille des Salticidae, donc rien à voir avec votre recluse. Mais je la connais tout de même, cela va sans dire. C'est cette histoire de morsures en Languedoc-Roussillon, c'est cela ? Commissaire ?

— Les rumeurs qui courent déjà sur internet, après cinq morsures en trois semaines et trois morts — des hommes âgés —, commencent à créer la polémique et semer la panique. Ma hiérarchie n'aime pas la panique, mère de violences.

— Et encore, ajouta Irène Royer, depuis Paris, vous ne pouvez pas vous rendre compte. Mais là-bas, c'est la chasse aux sorcières. La vente des aspirateurs a bondi, pour les arracher à leurs cachettes.

— Bon pour le commerce, dit Pujol, qui attrapa un cure-dent et s'affaira sur sa mâchoire.

— La chasse aux sorcières toutes directions. Dans mon village, tout le monde sait que je ne tue pas les araignées.

— C'est bien.

— C'est bien mais j'ai déjà reçu un caillou dans ma vitre. J'ai prévenu la gendarmerie, mais ils ne savent pas quoi faire quoi penser : s'ils doivent aider à tuer les recluses « mutantes », ou diminuer la population « envahissante », ou pas s'en occuper ? Ils ne savent pas.

— C'est ici qu'on se rejoint, dit Adamsberg. Ma hiérarchie exige un avis scientifique pour décider du message à faire passer aux autorités locales.

— Avis sur quoi, commissaire ?

— Assiste-t-on à une subite multiplication du nombre de recluses ? Due, dit-on, au réchauffement climatique ?

— En aucun cas, dit Pujol avec une moue de dédain, dédain pour les ignares et les faibles d'esprit. Les arachnides ne sont pas des rongeurs. Ils ne sont pas sujets à de brusques élévations de population, comme les spermophiles par exemple.

— Certains avancent, insista Adamsberg, que la diminution très conséquente du nombre des oiseaux, suite à la pollution et aux insecticides, aurait laissé beaucoup plus de petits d'araignées survivre.

— Comme chez tous les animaux, sitôt que certains s'effacent, d'autres en profitent pour prendre leur place. Prenez une diminution de moitié des passereaux, des mésanges, des moineaux, et des oiseaux plus coriaces occuperont leurs niches et croîtront. Les corneilles par exemple. Si bien que la même quantité de petites araignées sera avalée. Autre question ?

Adamsberg prit un instant pour noter.

Imbuvable.

— L'hypothèse de la mutation, dit-il. On dit…

— « On dit. » C'est-à-dire les réseaux, les forums, les chats ?

— C'est cela.

— Autrement dit les ignorants, les imbéciles qui se haussent du col avec des hypothèses fumeuses et sans rien y connaître.

— Mais c'est de ces réseaux, professeur, que naît et se répand la rumeur. Et ma hiérarchie n'aime pas les rumeurs. Ce pourquoi, je vous l'ai dit, elle veut savoir ce qu'il en est avant d'opposer un démenti officiel.

— Cela fait trois semaines que je me bagarre sur ces réseaux, intervint Irène Royer. Peine perdue. Autant…

« Autant pisser dans un violon », allait-elle dire, pensa Adamsberg.

— Autant verser de l'eau dans un entonnoir, continua-t-elle. C'est une parole scientifique qui peut arrêter ça.

— Et que répondez-vous, madame Royer, sur ces réseaux ?

— Royer-Ramier, précisa-t-elle, mais c'est plus simple de dire Royer. Tout le monde le fait. Je dis que les recluses se cachent et que c'est rare de les rencontrer. Qu'elles ne sont pas agressives, ni sauteuses ni quoi que ce soit. Que leur venin n'est pas mortel sauf, d'accord, parfois, sur des personnes âgées, au système affaibli…

— Au système immunodéficient, coupa Pujol.

— Et c'est à cause du temps qu'ils prennent avant d'aller consulter. Parce qu'on ne sait pas reconnaître une morsure de recluse.

— Grossièrement c'est cela, avec d'autres mots.

— Mais vous n'avez pas répondu sur l'hypothèse de la mutation, dit Adamsberg. Cela terrifie les gens, cela les fascine aussi, ils la redoutent comme ils la désirent. Ils soutiennent que les araignées peuvent avaler des quantités énormes d'insectes.

— Exact.

— Et que ces insectes étant à présent gorgés de pesticides, elles se gavent d'un poison qui aurait pu transformer leur venin.

— Des mutations, autrement dit une modification de l'information contenue dans l'ADN, il s'en produit constamment. Le virus de la grippe mute tous les ans. Elle reste cependant la grippe. Il ne survient jamais une mutation apte à modifier de fond en comble tout un organisme animal.

— Mais il naît quand même des enfants à quatre bras, dit la femme.

— C'est une anomalie chromosomique individuelle, cela n'a rien à voir. Vous n'imaginez pas, madame Royer, qu'une araignée mutante à dix-huit pattes et au venin surpuissant se mette en chasse des hommes ? Ne confondez pas réalité génétique et fiction cinématographique. Vous me suivez ? Et pour clore le sujet, les araignées sont bien entendu farcies de pesticides. Comme nous. Comme les insectes, qui en meurent, comme les oiseaux, qui en meurent. Les araignées de même. On risque plutôt une diminution qu'une augmentation de leur population.

— Donc, pas de mutation ? demanda Adamsberg, notant toujours.

— Pas de mutation. Si vous voulez y mettre les grands moyens, commissaire, faites donc commander par le ministère de l'Intérieur une analyse du venin présent dans le sang des victimes décédées de loxoscélisme.

— Loxoscélisme ? dit Adamsberg, stylo levé.

— C'est le nom de l'atteinte morbide de la recluse. Et demandez donc au CAP…

— Le CAP ?

— Le Centre antipoison de Marseille.

— Ah, bien.

— Demandez donc au CAP une comparaison avec le venin de recluse de l'an dernier, et une recherche de hausse de dangerosité. Les patients ont dû conserver leurs analyses. Vous me suivez ? Faites faire cela. Et l'on s'amusera, croyez-moi.

— Tant mieux alors, dit Adamsberg en refermant son carnet. Pas de surpopulation, pas de mutation. Que proposez-vous pour expliquer que l'on ait déjà, le 2 juin, cinq morsures de recluses et trois décès ?

— Pour les trois décès, comme l'a dit madame, j'incrimine un retard préjudiciable de soins et des individus immunodéficients, victimes d'une hémolyse ou d'une surinfection. En ce qui concerne les deux autres cas, la rumeur a conduit les mordus, poussés par le flot de la presse régionale et des réseaux, à se déclarer publiquement. Si la rumeur, toujours elle, n'avait pas stupidement crié au feu l'an dernier en imaginant la France envahie par la recluse brune d'Amérique, nous n'en serions pas là. Ordinairement, la majorité des personnes mordues par des recluses subissent une morsure blanche, c'est-à-dire nulle, ou de faible contenu venimeux. Dans les cas rares d'une injection totale de venin, la personne va consulter son médecin qui lui prescrit des antibiotiques. Et personne ne le sait. Nous en avons fini ?

— Pas tout à fait, professeur. Est-il possible qu'une personne, disons, mal intentionnée, introduise plusieurs recluses dans le domicile d'une autre ?

— Pour la tuer ?

— Oui.

— Vous allez presque me faire rire, commissaire.

— J'ai mes ordres.

— J'oubliais. Vos ordres. Vous êtes le mieux placé pour savoir qu'il existe mille moyens infiniment plus simples d'assassiner quelqu'un. Que si — mais nous sommes en train de rire, n'est-ce pas —, que si votre cinglé désire utiliser du venin animal, mais qu'il choisisse donc des vipères, nom d'un chien ! La vipère libère, si elle le veut bien, quinze milligrammes de venin. Je vous épargne sa DL 50, soit la dose létale efficiente sur cinquante pour cent d'un groupe de souris de vingt grammes par individu, vous me suivez ? Sachez donc que pour tuer un homme « à la vipère », elles devraient être quatre à cinq à le piquer ! Et si vous connaissez l'astuce pour donner cet ordre à des vipères, racontez-moi cela, on s'amusera. Alors imaginez la recluse ! Sa quantité de poison est infime. En admettant qu'elles acceptent de vider la totalité de leurs glandes sur un homme, ce qui est très rare, je le répète, il vous faudrait environ, laissez-moi quelques secondes… nous ne disposons pas de DL 50 pour la recluse, seulement d'estimations glandulaires.

Il y eut un silence, pendant que le professeur effectuait mentalement ses calculs.

— Il vous faudrait, reprit le professeur Pujol en souriant, le contenu d'environ quarante-quatre glandes de recluses pour tuer à coup sûr. Soit une attaque totale de vingt-deux recluses sur un homme, ce qui serait une sacrée prouesse de la part d'araignées solitaires et non attaquantes ! Et comptez plutôt soixante recluses, en incluant les morsures blanches et les semi-morsures ! Et pour tuer trois hommes, cent quatre-vingts recluses ! Votre cinglé devrait donc se débrouiller pour dénicher presque deux cents recluses, les lâcher chez ses ennemis, et prier pour qu'elles mordent — et pourquoi mordraient-elles, je vous le demande ? Deux cents ! Je vous rappelle qu'il est très difficile de les débusquer ! Elles ne portent pas leur nom pour rien.

— Très, confirma Irène Royer. Ou de les surprendre, même quand on sait où elles sont. Vous savez ce que j'ai eu le privilège de voir, un jour ? La nuée des nouveau-nés s'en allant, portés par le vent, avec leurs fils de la vierge.

— Tant mieux pour vous, madame, c'est très beau. Mais laissez-moi poursuivre quant à l'hypothèse du commissaire sur une attaque groupée. Vous ne croyez pas qu'après trois morsures, votre victime se lèverait pour savoir ce qui se passe dans son lit ? Au lieu d'attendre d'être mordue soixante fois ? Allons, commissaire. Mais si vous mettez la main sur votre agresseur, dit-il en se redressant, je vous en prie, amenez-le-moi…

— On s'amusera, conclut Adamsberg à la place de Pujol. En ce qui me concerne, j'en ai fini, et je vous remercie de m'avoir consacré de votre temps.

Il se leva, imité par Irène Royer.

— Vous aussi, madame ? Satisfaite ?

— Pareil. Merci. Excusez-nous, je m'excuse.


— Vous n'avez pas, dit Adamsberg à Irène Royer, une fois de retour dans les couloirs, à vous excuser devant un type aussi…

Adamsberg chercha le mot de Danglard.

— Infatué. Infatué, brutal et mufle. Mais peu importe, nous avons nos réponses.

— Vous les avez eues, et moi grâce à vous. Parce que je suis bien sûre qu'à moi, il n'aurait pas pris la peine de parler. Tandis qu'avec un fli…, avec un commissaire en mission, on fait plus attention. C'est un peu normal, on peut comprendre. J'ai bien fait de ne pas lui donner ma petite boîte. Il aurait ri.

— Attention, madame Royer, attention. N'allez pas raconter sur vos forums que ma hiérarchie m'a confié cette mission, je vous en prie.

— Ben au contraire. Pour une fois que les fli… policiers font quelque chose d'utile, c'est bien de le faire savoir, non ? Pourquoi je le dirais pas ?

— Parce que c'est faux. Personne ne m'a jamais confié de mission.

Ils venaient de franchir la porte du Muséum et la femme stoppa net sur le trottoir de la rue Buffon.

— Alors vous êtes même pas policier ? Tout ça c'était des mensonges ? Ah non c'est pas bien propre, pas propre du tout.

— Je suis flic, dit Adamsberg en montrant sa carte.

La femme l'inspecta avec soin, puis leva le menton.

— Donc vous êtes venu comme ça, tout seul ? C'était pas vrai que vous aviez des ordres. Vous aviez une idée dans la tête ou je me trompe ? C'était ça, toutes vos questions sur le venin, que vous avez presque failli avoir l'air d'un imbécile ?

— Ça ne me gêne pas, j'ai l'habitude.

— Eh bien moi, ça me gêne rudement. J'aurais pu vous l'expliquer, qu'on peut pas tuer avec des recluses. Elles veulent pas mordre, je vous dis. J'aurais pas pu le raconter avec tous les chiffres qu'a expliqués le professeur, mais au bout du compte, ça revient au même. On ne peut pas, on ne peut pas.

— Mais je ne vous connaissais pas.

— Ah c'est vrai, vous ne me connaissiez pas.

— Madame Royer-Ramier, proposa Adamsberg, très soucieux de ne pas voir son initiative et son nom s'étaler sur les réseaux, si nous prenions un café, à L'Étoile d'Austerlitz ? C'est au bout de la rue. On y verrait plus clair.

— Madame Royer, dit la femme, c'est plus simple, tout le monde m'appelle comme ça. Et j'aime pas le café.

— Un thé ? Un thé au lait ? Un chocolat ?

— C'est ma direction, de toute façon.


Veyrenc appela tandis qu'Adamsberg et la petite femme remontaient la rue lentement, le commissaire la tenant toujours par le coude et son bagage en bandoulière.

— Rien de suspect, lui dit Adamsberg. Le gars est odieux, mais calé.

— Manquerait plus que ça, murmura Irène Royer à ses côtés, c'est son boulot, non ? On fait pas tout le voyage pour entendre des âneries, hein ?

— Non, Louis, poursuivit Adamsberg, pas de multiplication des recluses, pas de mutation du venin. Et pas la moindre possibilité de tuer avec ces bestioles. Cela clarifie les choses.

— Tu es déçu ?

— Non.

— Moi, un peu. Enfin, un rien.

— Ton « ombre » ?

— Peut-être. Mais on peut se tromper d'ombre, sais-tu.

— Comme on peut se tromper de brumes.

— Eh bien admettons, le sujet est clos.

— Il n'est pas clos, Louis. N'oublie pas : on a quoi dans le monde ? Dix morts par an par morsures d'araignées. Et en France, jamais.

— Mais tu viens de le dire : « pas la moindre possibilité ».

— Vu comme cela, sans aucun doute. Mais suppose qu'on cherche à voir par une autre face ? Tu te souviens de l'escalade du pic du Balaïtous ? Il y a des chemins où l'on tombe, et d'autres par lesquels on accède.

— Je les connais, Jean-Baptiste.

— C'est une question de route, Louis. D'angle. De piste d'envol.


Attablée devant son chocolat, Irène Royer désigna le portable.

— Vous parlez bizarrement, dit-elle. Excusez-moi vraiment, ça ne me regarde pas. « Ombre », « chemin », « piste d'envol ».

— C'est un ami d'enfance. Et un collègue.

— Un Béarnais alors, comme vous.

— Tout juste.

— On dit que ces gars ont la tête dure, à cause de la montagne. Comme les Bretons, à cause de la mer. Une seule petite erreur et la montagne vous lâche, et la mer vous attrape. Ce sont des éléments trop grands pour l'homme, alors il faut s'endurcir le crâne, quelque chose comme cela je suppose.

— C'est possible.

— Mais là, vous êtes en train de la faire, la petite erreur. Vous vous accrochez à votre rocher, et vous allez l'avoir, votre chute dans l'éboulis.

— Non, je descends de ce rocher, et je grimpe sur un autre.

— Je suppose que vos chefs, ils ne sont pas au courant ? Que vous vous énervez comme ça avec la recluse ? Sans rime ni raison ?

— Non.

— Et que s'ils le savaient, ça irait assez mal pour vous.

Adamsberg acquiesça avec un sourire.

— Et que c'est pour ça que vous m'offrez un chocolat. Pour pas que j'aille raconter sur les forums que le commissaire perd la boule, tout seul, sans que ses chefs le sachent. Alors vous faites votre gentil.

— Mais je suis gentil.

— Et vous êtes buté. C'est l'orgueil qui fait ça. Vous aviez votre petite idée, sans savoir rien de rien de l'araignée, pas plus qu'un gamin, et le professeur, il vous a montré que non. Il l'a montré, oui ou non ?

— Oui.

— Mais vous, vous dites à votre ami que c'est clos et que c'est pas clos. Alors que vous avez tout ce qu'il vous faut sous le nez. C'est de l'orgueil, ça, c'est le nom.

Adamsberg sourit encore. Cette petite femme lui convenait. Elle devinait bien, elle résumait bien. Il posa un doigt sur son épaule.

— Je vais vous dire, madame Royer. Je ne suis pas orgueilleux. J'avais ma petite idée, comme vous dites, c'est tout.

— Eh bien moi aussi, figurez-vous, je l'ai eue ma petite idée. Parce que la recluse, elle tue pas. Parce que ça faisait trois morts. Et des morts de recluse en France, y en a pas. Parce qu'autre chose aussi. Et alors ? On a tous des petites idées, et surtout la nuit quand on se tourne dans son lit, pas vrai ? Mais je suis pas folle comme vous, moi. Quand c'est pas possible, c'est pas possible, c'est tout.

— Tiens, dit Adamsberg en s'adossant à la banquette et croisant les jambes. Quelle « autre chose aussi » ?

— Une bêtise, dit-elle en haussant les épaules. Il est bon ici, leur chocolat, je reconnais.

— Quelle « autre chose aussi », madame Royer ? insista Adamsberg.

— Tout compte fait, appelez-moi Irène, ça ira tout de suite plus vite.

— Merci. Allons, Irène, qu'est-ce qu'on risque ? Vous ne me reverrez pas. Vous pouvez bien me dire votre petite idée. Je les aime bien, surtout quand elles sont petites et surtout quand elles viennent de la nuit.

— Eh bien moi pas tellement. Ça énerve, je trouve.

— Alors donnez-la-moi, je m'énerve rarement. Sinon, elle vous agacera tout le temps.

Et Adamsberg pensa inéluctablement au vieux Lucio, il faut toujours finir de gratter.

— C'est rien. C'était juste qu'à un moment, à la deuxième mort, je me suis dit qu'il y avait anguille sous roche.

— Et murène sous rocher.

— Pardon ?

— Excusez-moi. Je pensais à autre chose.

— Alors faudrait savoir si vous la voulez, cette idée, ou pas ?

— Bien sûr je la veux.

— C'est que les deux premiers vieux qui sont morts, ils se connaissaient. De l'enfance.

— Tiens.

— Avant de prendre ma retraite à Cadeirac, j'habitais Nîmes.

— Eux aussi ?

— Ne me coupez pas tout le temps, ou elle va me filer entre les pattes, cette anguille sous roche.

— Pardon.

— On habitait à deux rues. Moi, à sept heures le soir, c'est porto. Excusez-moi si ça vous choque, mais c'est tout ce que je bois de la journée. « Un petit verre tue les vers », ma mère disait, mais je pense que c'est des conneries. Oh excusez-moi, vraiment, je m'excuse.

— Je vous en prie, rien de grave, répéta Adamsberg pour la énième fois de l'après-midi.

— En tout cas ça tue pas l'arthrose, dit-elle avec une grimace. C'est cette humidité dans l'air, je suis mieux dans le Sud. Enfin, ils allaient au même bistrot que moi, à La Vieille Cave. Parce que le porto à sept heures, c'est bien, mais surtout pas toute seule chez soi, hein, faut être bien clair là-dessus. « Vous me suivez ? » comme disait tout le temps ce Pujol. Je crois que je vais la retenir, celle-là. Vous, vous buvez quoi ?

— Une bière après le dîner, avec mon vieux voisin, sous un arbre.

Adamsberg voyait s'éloigner la petite idée, l'anguille se faufiler entre les roches, la murène s'enfoncer dans son trou. Mais il sentait qu'il ne fallait pas interrompre ce bavardage, elle allait y revenir. Ou bien la petite idée allait la gratter toujours et, d'une certaine façon, elle n'était pas mécontente de s'en débarrasser en la passant au commissaire.

— Moi, c'était pas sous un arbre, c'était à La Vieille Cave. Et ces deux-là, ils y étaient toujours. Et je vous garantis qu'ils ne buvaient pas qu'un petit porto. Pastis sur pastis, et ça parlait et ça parlait. C'est souvent, quand on a eu un enfer, qu'on en parle et on en parle, comme s'il fallait le tuer tous les jours. Vous me suivez ? Qu'on en parle même en rigolant, comme si ç'avait été un paradis. Le bon vieux temps, quoi. Et eux, leur enfer, ç'avait été un orphelinat. Ils l'appelaient « La Miséricorde ». Pas très loin de Nîmes. Enfin, ça les avait soudés comme les deux doigts de la main et ce qu'ils préféraient, c'était se rappeler leurs bêtises, leurs mauvais coups, quoi. Et de ce que j'entendais, moi — je faisais mes mots croisés à côté d'eux, un jour j'ai gagné une couverture chauffante, une vraie saleté —, oh pardon, excusez-moi, vraiment.

— Rien de grave.

— Je veux dire que c'est le genre d'engin à foutre le feu au lit. Ils se racontaient des mauvais coups de mauvaise graine de l'orphelinat, quoi. Pisser — là, c'est leur mot — dans le vestiaire du directeur, faire la grosse commission dans son cartable, faire le mur, attacher un gamin dans ses draps, voler le pantalon à un autre, baisser le short d'un gosse au sport, tabasser celui-ci, enfermer celui-là, vous voyez le genre. De la mauvaise graine qu'aimait faire du mal. Ils étaient pas tout seuls, remarquez, toute une petite bande apparemment. En même temps, voyez-vous, c'est sûr qu'ils étaient pas heureux là-dedans, les pauvres mômes. Vous parlez. Et vas-y que ces deux-là, ils rigolaient avec leurs pastis. Mais des fois, ils rigolaient plus, ils ricanaient à voix basse. Là, ça devait être des coups plus graves.

— Alors vous vous êtes dit, en tournant dans votre lit : il y a quelqu'un qui s'est vengé.

— Oui.

— En faisant passer ça pour une morsure de recluse.

— Oui. Mais soixante ans après, ça n'avait pas de sens, si ?

— C'est vous qui le dites : un enfer, on en parle tous les jours. C'est donc qu'on y pense tous les jours. Même pendant soixante ans.

— Seulement voilà, ils sont bien morts à cause de la nécrose, du venin. Et on tombe toujours sur le même truc : on peut pas forcer une recluse à piquer.

— Et si on la met dans le lit ? Dans la chaussure ?

— Ça ne marche pas. Parce que le premier, il a été piqué dehors, près de son tas de bois. Et le deuxième, dehors aussi, en ouvrant sa porte. La recluse, elle devait être dans les rocailles, bien tranquille.

— Ça ne va pas.

— C'est ce que je vous disais.

— Et le troisième, vous le connaissez ?

— Je ne l'ai jamais vu. Vous avez l'heure ?

Adamsberg lui montra ses deux bracelets au poignet.

— J'avais oublié, dit-elle. C'est que je dois me rendre chez une amie qui m'héberge.

— J'ai ma voiture, je vous dépose.

— Mais c'est sur le quai Saint-Bernard.

— Eh bien je vous dépose.


Une fois Irène Royer devant le domicile de son amie, Adamsberg lui tendit son sac et sa canne.

— Allez pas vous mettre martel en tête, surtout, dit-elle avant de le laisser.

— Et n'écrivez pas mon nom sur internet.

— Je vais pas abîmer votre carrière, allez. Je ne suis pas de la mauvaise graine, moi.

— Vous accepteriez de me donner votre numéro ? demanda Adamsberg en ouvrant son portable.

Irène réfléchit, à sa manière, regard droit devant elle, puis lui dicta les chiffres en consultant un petit répertoire.

— Disons que c'est si vous avez des nouvelles, dit-elle.

— Ou vous.

Adamsberg s'était déjà réinstallé au volant quand la petite femme frappa à la vitre.

— Je vous l'offre, dit-elle en lui tendant la boîte en plastique jauni.

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