VII

Deux jours après l'arrestation de Carvin, la Brigade entra dans sa phase paperassière, toujours accompagnée d'un silence nerveux, de pas glissés, de dos courbés, de visages froissés et concentrés, regards vissés sur les écrans. Tel le chat roulé en boule sur la photocopieuse tiède, la tête à peine visible et les poils rabattus, semblant avoir réduit du tiers de son volume. Retancourt, qui s'occupait principalement du chat avec l'aide de Mercadet, avait noté, lui semblait-il, que l'animal était sensible aux phases paperassières comme d'autres à celles de la lune, et adoptait la posture en boule serrée bien plus souvent qu'en phase active d'enquête de terrain. Non que Retancourt le surveillât constamment. Mais c'était elle qui s'occupait de remplir son écuelle trois fois par jour. Et trois fois par jour, elle devait emmener le chat jusqu'au premier étage, dans la salle du distributeur à boissons. Car le chat n'acceptait de manger qu'en ce lieu, et se serait laissé crever de faim plutôt que d'avaler son plat au rez-de-chaussée. Encore fallait-il le porter dans les escaliers à cette occasion, bien que, dans ses rares moments de jeu, il fût parfaitement capable d'escalader et dégringoler les marches à bonne allure. Ainsi exigeait le chat, ainsi obéissait Retancourt, à qui cette énorme boule de poils avait sauvé la vie. En phase paperassière, Retancourt renonçait à déplier la bête et portait sa masse molle des deux mains, telle une offrande.

La journée de la veille avait encore apporté à la Brigade les ultimes mouvements de l'enquête, telles les dernières vagues souples d'une marée descendante. Les analyses avaient confirmé l'identité de la terre coincée sous les ongles de Carvin et de celle adhérant à la clef. À dix-huit heures, l'avocat avait été transféré en détention provisoire à la prison de la Santé. Dont les murs de la cour étaient si sales, disaient les détenus, qu'on craignait de s'y adosser et d'y rester collé.

La phase paperassière suivait toujours le même protocole. Chacun des agents impliqués rédigeait d'abord son compte rendu d'activité. Rapports qui remontaient au commandant Mordent qui se chargeait de lisser cette masse disparate, tandis que Froissy et Mercadet rassemblaient la documentation photographique et les constats scientifiques. Le tout parvenait au commandant Danglard, responsable de l'état final du rapport, de sa complétude, de son exactitude, de sa cohérence et de sa lisibilité. Par quelque chance, au vu du caractère accablant de la tâche, Danglard, qui aimait le papier jusqu'à la névrose et l'écrit sous toutes ses formes, était l'unique membre de la Brigade à apprécier cette étape. Ses rapports étaient jugés exceptionnels par la hiérarchie et contribuaient, outre les résultats d'enquête, à la réputation de la Brigade.

En temps qu'« agent impliqué » dans l'enquête, le commissaire Adamsberg devait lui aussi consigner ses actes et paroles. Évitant l'écrit, il les contait à Justin qui rédigeait à sa place. En fin de processus, Adamsberg n'avait plus qu'à signer le rapport de Danglard, qu'on appelait « Le Livre », en raison de la perfection de sa langue.


Pour la troisième fois, le commissaire ordonna une pause de trente minutes à Justin. Il alluma son écran et se replongea dans la toile de l'araignée recluse. La troisième victime était décédée à l'hôpital de Nîmes dans la nuit, emportée par l'un des pires effets de l'intoxication venimeuse, la nécrose des viscères.

Adamsberg avait déjà noté, sous le titre Recluse violoniste, quelques informations sur les deux morts précédents :

— Albert Barral, né à Nîmes, décédé il y a trois semaines, le 12 mai, à quatre-vingt-quatre ans, courtier en assurances, divorcé, deux enfants.

— Fernand Claveyrolle, né à Nîmes, décédé une semaine plus tard, le 20 mai, quatre-vingt-quatre ans, professeur de dessin, deux fois marié, divorcé, sans enfants.

Il y ajouta Claude Landrieu, également né à Nîmes, décédé le 2 juin, quatre-vingt-trois ans, commerçant, marié trois fois, cinq enfants.

Et ce jour, un journal local signalait une femme, Jeanne Beaujeu, qui, rentrant de trois semaines de vacances et informée des précédents décès, s'était présentée à l'hôpital de Nîmes pour faire examiner sa plaie, en voie de cicatrisation. Elle déclarait avoir été mordue le 8 mai et, sa lésion n'étant pas étendue, elle s'était contentée de la prescription de son médecin. Elle avait quarante-cinq ans.

Adamsberg se leva et alla observer le feuillage du tilleul, depuis sa fenêtre. Il n'y avait donc pas que des vieux. Et Voisenet ne manquerait pas de le lui faire savoir. Revenant à son bureau, il releva en effet un mail du lieutenant : Vous avez vu ? Une femme de quarante-quatre ans, morsure non mortelle. C'est parce qu'ils sont vieux !

À quoi Adamsberg répondit :

Je croyais que vous laissiez tomber. Vous devriez être en train de suer sur votre rapport.

Vous de même, commissaire.

Justin, ponctuel, se présenta à sa porte à cet instant, la demi-heure de pause s'étant écoulée. Reprise du rapport. Adamsberg ferma son écran et, toujours debout, exposa à son adjoint le déroulé des deux parcours effectués en voiture avec Carvin et Bouzid.

— De même qu'il n'existe pas deux pissenlits identiques sur cette terre, ajouta-t-il.

— Je ne peux pas écrire cela, commissaire, dit Justin en secouant la tête. Cela ne va nous valoir que des ennuis.

— Si vous le dites.

Puis Adamsberg renvoya Justin à l'équipe scientifique qui avait analysé les pare-brise et se remit aussitôt à son écran, s'enfonçant dans les profondeurs des forums, tout agités par l'annonce d'une quatrième morsure. La polémique, depuis ce cas de guérison, enflait quant à l'existence, ou pas, d'une mutation de la recluse. À 18 h 06, un homme intervint de manière abrupte sur l'un des forums, sous le pseudonyme de Léo :

Léo : Vous commencé à emmerder le monde avec vos histoires de vieux. J'ai 80 ans, j'ai été mordu le 26 mai, et j'en ai pas fait tout un cirque, même pas vu le toubib. Et je suis vivant.

Arach : Bravo, Léo ! C'est rassurant !

Léo : J'ai eu rien que de la pustule et puis c'est tout.

Mig : Ya pas de mutation alors ?

Cerise33 : On n'a pas dit qu'elles avaient toutes muté.

Zorba : De toute façon, ya trop de morsures. Ou elles sont plus agressives, à cause des insectes qu'elle mange, ou elles se sont multiplié, à cause de la chaleur. Ou à cause qu'il n'y a plus d'oiseau comme avant.

Craig22 : Zorba a raison. On est que le 2 juin, et ça fait déjà 5 morsures. C'est énorme. Dans 3 mois, on sera à combien ? Quarante ? Et quand même ya des morts.

Frod : Mais c'est des vieux.

Léo : Arrêter de faire chier avec vos vieux ! Vous aussi vous aller vieillir.

Arach : On se calme, Léo, cé pas contre toi. Mais peut-être t'es un résistant, toi ?

Léo : 39 ans de carrière à piloter une grue, qu'il pleuve ou qu'il vente. Ça te dit quoi, comme résistance ?

Adamsberg ajouta à sa liste :

— Jeanne Beaujeu, quarante-cinq ans, première victime, mordue le 8 mai, en cicatrisation.

— Léo, quatre-vingts ans, ouvrier grutier, mordu le 26 mai, pustule, spontanément guéri.

Puis il lut le nouveau mail de Voisenet : Vous avez vu le site avec Léo ? Tous les vieux ne meurent pas. Mais Craig22 a raison : c'est trop de morsures, on n'est même pas en été.

Adamsberg répéta :

Je croyais que vous laissiez tomber.

Mais je laisse tomber !

Ce n'est pas l'impression que j'ai eue. Ceci dit, il y a des années où on est envahis de coccinelles.

Ça doit être ça. C'est une année à recluses. Beaucoup plus de morsures, et trois vieux qui n'ont pas résisté. C'est tout ce qu'il y a à voir. Laissez choir, vous aussi, commissaire.

Je ne m'en occupe pas, je fais mon rapport.

Moi aussi.

Il s'adossa à son siège, penchant la tête en arrière. Possible que cette araignée l'ait mordu. Son seul nom le mettait en alerte, fendillait ses pensées, se mêlant au souvenir de l'ordinateur de Voisenet dans la senteur infecte de la murène. Cette première raideur s'était répétée au fil de ces trois jours, apparaissant, disparaissant, visiteur éphémère autant qu'entêté.

Tout cela pour un mot, tout cela pour un son. Et qui n'avait rien à voir avec le lac de Cluses où son père les avait emmenés patauger, souvenir mouillé, souvenir brillant. À l'inverse des toiles grises et mouvantes que l'araignée apportait avec elle, avec, peut-être, quelque peur abritée dans leurs plis. Adamsberg se redressa. Cela passerait. Il acheva son travail avec Justin après vingt heures trente. La plupart des agents avait quitté la Brigade. Mais pas Danglard. Le commandant était entré dans le bureau du commissaire pendant qu'il dictait à Justin, accoudé à la fenêtre ouverte. Et Adamsberg n'avait pas eu le temps de faire disparaître sa note portant le nom des cinq victimes de l'araignée. Danglard l'avait vue. Et le commissaire savait que pour Danglard, voir, c'est lire, et lire c'est retenir. Et qu'il n'allait pas apprécier ce titre de Recluse violoniste, porté en haut de la note. Qu'il avait déjà dû taper ce terme sur internet.

Adamsberg pressentait que Danglard l'attendrait ce soir de pied ferme. Il composa rapidement le numéro du lieutenant Veyrenc.

— Louis, encore là ?

— Je partais.

— Tu as quelque chose de prévu ?

— Un reste de hachis parmentier.

— C'est toi qui l'as fait ?

— Non, c'est l'industrie.

— Tu dînerais avec moi ? À La Garbure ?

— Tu en appelles au son du terroir ? Tu as besoin de moi ?


La garbure était un plat traditionnel des Pyrénées, et sans doute fallait-il avoir grandi avec pour apprécier cette soupe au chou mêlée des restes divers du potager et, si possible, de jarret de porc. À La Garbure, on y ajoutait du confit de canard. En outre, la patronne des lieux avait une faiblesse pour le visage minéral de Veyrenc, ses lèvres un peu féminines, les quatorze mèches rousses qui tranchaient dans sa chevelure brune.

— C'est que je risque d'avoir un convive imprévu, précisa Adamsberg. Qui sera de méchante humeur, je le crains.

— Danglard ?

— Comment le sais-tu ?

— Cela fait plus d'une heure qu'il traîne dans les locaux en grommelant, préoccupé, et même anxieux. Personne ne sait pourquoi.

— Moi si.

— Ah. Où t'emporte le vent, Jean-Baptiste ?

— Vers l'araignée recluse.

— Celle qui mord en ce moment dans le Sud-Est ?

— Elle-même.

— Je vois, dit Veyrenc.

Non pas qu'Adamsberg pensât que Louis Veyrenc de Bilhc, de son vrai nom, allait défendre ses intérêts ou soutenir sa curiosité pour les agissements inconsidérés de l'araignée. Mais l'idée de devoir se justifier sous le regard inquisiteur de Danglard le harassait d'autant qu'il était incapable de s'expliquer. Or Danglard, si mécontent fût-il, ne s'attaquait jamais de front au lieutenant Veyrenc. Personne ne le faisait. Ni de front ni d'aucune façon. On ne craignait pas de réaction violente de la part de Veyrenc, comme cela pouvait se produire avec Retancourt ou Noël. C'était un calme. Mais son visage et son corps exprimaient une densité quasi granitique contre laquelle on userait dents et griffes en pure perte. En même temps que la rapidité de son esprit s'adaptait à chaque mouvement de la route, sans jamais paraître s'en étonner ou être pris au dépourvu.

Tous deux enfants du Béarn, Adamsberg et Veyrenc avaient hérité de leur montagne quelque matière incassable, souplesse pour l'un, stabilité pour l'autre. Tandis qu'un souffle d'air pouvait emporter Danglard dans les terres de l'angoisse.

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