XVI

Pour la troisième fois consécutive, Estelle vit les agents de la Brigade prendre place dans son restaurant. Ce soir, les deux Béarnais étaient accompagnés d'un petit homme à la crinière noire et au teint rougeaud qu'elle ne connaissait pas. Le policier aux mèches rousses, par son amabilité, ses sourires, semblait indiquer qu'il lui portait, peut-être, un certain intérêt. La veille, il s'était attardé après le départ du commissaire, ils avaient parlé de la montagne. Mais ces réunions répétées autour d'une soupière n'étaient certes pas une manœuvre orchestrée pour la rencontrer. Non, ils affrontaient sans doute des difficultés qui les obligeaient à ces entrevues du soir. Les trois hommes restèrent à peu près silencieux jusqu'à ce qu'elle apporte le plat sur la table.

— Vous n'êtes pas obligé de prendre de la garbure, Voisenet, dit Adamsberg.

— Ah bien, dit Voisenet en souriant, tapotant son ventre. À me convoquer ainsi, j'aurais pu croire qu'il existait un rite à accomplir pour entrer dans la clandestinité. C'est cette espèce de soupe à tout de chez vous ?

— Pas à tout, corrigea Veyrenc. Au chou, aux pommes de terre et au jarret de porc, si on en a.

— Ça me va, dit Voisenet, je ne suis pas difficile.

— Quant à la clandestinité, au moins la discrétion, vous n'avez pas tort, dit Adamsberg. Et c'est détestable. L'ambiance à la Brigade n'est pas saine.

— C'est le moins qu'on puisse dire. De nouveau divisée en trois. Les « contre », et face à eux, non pas les « pour », mais les compagnons de marche, les accompagnants, dirais-je. Car y a-t-il vraiment des « pour » ? Et en troisième part, les indécis, les neutres, qui préfèrent ne pas s'en mêler. Mais on peut avoir des neutres bienveillants, comme Mercadet, ou plus critiques, comme Kernorkian. C'est cela que vous vouliez savoir ? Ce qui se passe à la Brigade ? Mais vous le voyez aussi bien que moi.

— Aussi bien et je ne vous utilise pas comme espion, lieutenant. Je vous ai demandé de venir pour vous informer de quelques bricoles.

— Pourquoi moi ?

— Parce que vous avez débusqué le premier les frasques de la recluse.

— Je vous ai déjà dit pourquoi elle m'intéressait.

— N'empêche. Outre votre grand-père, cela vous tracassait.

— Que la recluse ait tué, oui. Ces rumeurs de mutation, d'insecticides, de prolifération, ça ne laisse personne indifférent. Ce n'est pas mauvais, cette garbure. De quelles bricoles s'agit-il, commissaire ?

— Ces deux morts, Claveyrolle et Barral, ont continué à se voir toute leur vie, se racontant les bons vieux souvenirs entre deux pastis.

— Nîmes n'est pas si grand, a dit Mordent. Mais j'admets que c'est curieux.

— Surtout sachant qu'ils faisaient partie des « mauvais garçons » de l'orphelinat.

— De ceux qui terrorisent les petits, les malingres et les gros. J'ai connu, allez, et j'ai dérouillé, vous pouvez me croire. J'aurais parfois voulu les voir morts. De là à dézinguer mes anciens tortionnaires tant d'années après, non, commissaire. Car c'est à cela que vous pensez, non ?

— C'est à envisager, dit Veyrenc. Dans une enquête, on ne laisse pas passer les coïncidences, vous le savez comme nous.

— « Enquête », le mot qui fait bondir Danglard.

— Rien ne dit non plus qu'ils n'ont pas continué leurs carrières de salauds.

— De blaps, ajouta Adamsberg.

— De blaps ? dit Voisenet. Vous voulez parler des coléoptères puants ?

— Oui.

— Mais le troisième mort, Landrieu, ne vient pas de cet orphelinat.

— Reste à savoir s'ils se connaissaient.

— Et ce Landrieu, reprit Veyrenc, a été témoin spontané dans une affaire de viol sur adolescente.

— Je n'aime pas trop les témoins spontanés, dit Voisenet.

— J'allais le dire, acquiesça Adamsberg.

— On a trouvé le coupable du viol ?

— Non.

— Ça a eu lieu quand ?

— Il y a vingt-huit ans.

— Là aussi, c'est beaucoup, dit Voisenet en tendant son assiette pour une seconde ration. Mais ça reste concevable. La jeune femme, jamais remise, se décide à l'âge mûr à tuer son violeur. Après toutes ces années, qui penserait à elle ? Surtout si sa mort se fond parmi d'autres victimes. De morsures.

— On en revient toujours là, dit Adamsberg. On ne peut pas commander à une recluse de mordre, encore moins à soixante.

— Soixante ?

— Savez-vous, Voisenet, combien il faut de venin de recluse pour tuer un homme ?

— Voyons, réfléchit le lieutenant. Trois à cinq vipères je crois, à raison de quelque quinze milligrammes de venin par bête. Alors, pour la petite recluse, il faudrait bien cinq fois plus de morsures, non ?

— Vous y êtes presque. Il faudrait le contenu complet de quarante-quatre glandes à venin, soit de vingt-deux recluses.

— Sans compter les morsures blanches et les demi-morsures.

— Exactement.

— Mais j'insiste, dit Voisenet. Ils étaient âgés. Supposons que trois morsures suffisent à démolir le barrage immunitaire des vieux. Ce n'est tout de même pas rien, comme venin. La nécrose, la septicémie, l'hémolyse. Pourquoi pas trois morsures ?

— Je n'y avais pas pensé, dit Veyrenc.

— Alors cela devient possible, dit Voisenet en s'échauffant et tendant son verre. C'est quoi ce vin ?

— Du madiran.

— Très bon. Possible si un gars a développé une technique pour choper des recluses. Dans l'ombre, à la nuit.

— Ou, dit Veyrenc, en les aspirant hors de leurs planques ? Ça résiste, une araignée. Il n'y a plus qu'à ouvrir le sac de l'aspirateur et à la choper.

— Excellente idée, dit Adamsberg.

— Là-dessus je confirme, dit Voisenet. Elles restent vivantes dans le sac, aucun doute. Alors supposons que notre tueur — attention je dis « notre », cela ne veut pas dire que j'y crois.

— On a bien saisi cela, Voisenet, dit Veyrenc.

— Supposons que notre tueur se soit monté une collection de quelques recluses. Il en fourre deux ou quatre dans une chaussure, dans un pantalon — c'est bien, dans un pantalon, car elles s'y coincent —, dans une chaussette ou dans le lit du vieux, et il y a de bonnes chances pour que l'homme les télescope et qu'elles mordent.

— L'ennui, dit Adamsberg, c'est que pour deux des décès, on sait que les morsures ont eu lieu dehors.

— Merde, dit Voisenet.

Adamsberg et Veyrenc échangèrent un regard. Que Voisenet se sente contrarié à l'idée que sa théorie ne fonctionne pas était bon signe. Tout homme détenteur d'une théorie, même depuis si peu, n'aime pas la voir battue en brèche. La route s'ouvrait, d'un rien, mais elle s'ouvrait.

— Ou alors, proposa lentement Adamsberg, les deux vieux ont menti. Ils ont été mordus à l'intérieur.

Les trois hommes restèrent un instant silencieux, méditant sur cette hypothèse. Estelle apportait la tomme de brebis.

— Je ne vois pas pourquoi ils auraient menti, dit Veyrenc.

— Moi non plus, éluda Adamsberg, qui discernait en réalité un motif valable mais préférait que Voisenet s'efforce encore de venir dans son sens.

— C'est tiré par les cheveux, dit enfin Voisenet, mais imaginons qu'ils aient menti parce qu'ils savaient.

— Savaient quoi ? demanda Adamsberg.

— Qu'ils étaient l'objet d'une vengeance. En ce cas, on préfère ne pas révéler aux autres qu'on a commis un truc assez moche pour en subir les représailles.

— Avec des recluses ? insista Adamsberg.

— Il faudrait supposer, en plus, continua Voisenet, qu'ils savaient que les recluses étaient un signe de vengeance. Par exemple, s'ils avaient attaqué des gosses avec des recluses, à l'orphelinat. Si, dès qu'ils arrivaient à attraper une araignée, ils la fourraient dans le lit d'un de leurs souffre-douleur.

Voisenet se redressa, avala une gorgée de vin en souriant, assez fier de sa performance. Adamsberg et Veyrenc échangèrent un nouveau regard.

— Bien sûr, ajouta le lieutenant, il faudrait réussir à savoir ce qui s'est passé là-bas, à l'orphelinat. Et comment ? Cela fait plus de soixante ans !

— Froissy a trouvé le fils de l'ancien directeur, un pédopsychiatre. Selon elle, il est presque certain qu'il a conservé les registres de l'établissement.

— Froissy en est ? demanda Voisenet, utilisant bel et bien une formule de conspirateur. Elle cherche pour vous ?

— Peu importe le sujet pour elle. Chercher et trouver, telle est sa flamme.

— Il faut voir ce type absolument, dit Voisenet à voix forte.

— Ce sera fait demain, dit Adamsberg. Veyrenc et moi partons pour Nîmes au matin.

— Et la femme violée ?

— Je ne l'oublie pas. Mais nous ne sommes que deux.

— Cette femme, elle habite loin ?

— Pas très, elle travaille à Sens.

Voisenet finit son verre, méditant. En silence, Adamsberg fit glisser vers lui une note portant l'adresse de la femme, Justine Pauvel. Le lieutenant hocha la tête.

— Je prends, dit-il.

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