XIII

Le commissaire Bourlin réveilla Adamsberg à 6 heures du matin.

— J'ai un autre suicidé sur les bras, collègue. T'as de quoi noter ? C'est dans le 15e bien sûr, sinon je ne serais pas sur le coup.

— Bourlin, tu vas m'appeler chaque fois que tu as un mort ?

— 417, rue de Vaugirard, 3e étage, code 1789B.

— La Révolution, toujours la Révolution.

— Qu'est-ce que tu marmonnes ?

— Rien. J'essaie de m'habiller d'une main.

— Mais le code est cassé, on s'en fout.

— Tu as des traces d'effraction sur la porte de l'appartement ?

— Aucune. C'est un suicide parfait. Enfin, atroce plutôt, à la japonaise, le type s'est enfoncé un couteau dans le ventre. Causes probables : il dirigeait une maison d'édition de livres d'art, dépôt de bilan, endettement, et ruine.

— Tu as des empreintes sur le couteau ?

— Les siennes.

— Et donc pourquoi je m'habille, Bourlin ?

— Parce que dans sa bibliothèque, il y a trois livres sur l'Islande. Alors que ce n'était pas un voyageur. Un truc sur Rome, un plan de Londres, une visite de la Camargue et ça s'arrête là. Mais trois sur l'Islande. Alors j'ai fait chercher le signe. J'en ai bavé, crois-moi. Parce que blanc sur blanc, ça n'a pas été facile à repérer. Fallait avoir la foi.

— Dépêche-toi.

— Il est bien là, gravé à la pointe du couteau, sur une plinthe au ras du sol. C'est tout récent, il y a un petit dépôt de peinture écaillée au sol.

— Redonne-moi l'adresse, je n'ai pas écouté.


L'homme avait été tué dans sa cuisine, transformée en mare de sang, à présent surmontée par des passerelles pour la circulation des agents. L'équipe technique était déjà passée, on enlevait le corps avec difficulté. La victime était petite mais grasse et lourde, et les gants glissaient sur la robe de chambre ensanglantée.

— À quelle heure ? demanda Adamsberg.

— 2 h 05 du matin, pile, dit Bourlin. Le voisin a entendu un cri terrible, et le bruit d'une chute. Il nous a appelés. Regarde le signe, ici.

Adamsberg s'agenouilla, puis ouvrit son carnet pour le reproduire.

— C'est lui, oui. Mais il me paraît plus petit, plus hésitant.

— J'ai vu. Tu penses à une imitation ?

— Bourlin, pour le moment, nous errons comme des bulles au vent. Mieux vaut ne pas trop penser.

— Comme ça t'arrange.

— Les photos de la victime sont déjà dans ta machine ?

— Dans ma « sorcière qui compte » ? Oui. Victor pourrait l'identifier. Il s'appelle Jean Breuguel. Pas comme Brueghel l'Ancien, dirait Danglard, juste Breuguel.

— Entendu, dit Adamsberg qui ne voyait pas à quoi Bourlin faisait allusion. Envoie-les à Victor. Explique-lui en deux mots la situation. Voici son adresse électronique, dit Adamsberg en lui tendant son carnet.

Carnet couvert de dessins dans les marges ou en pleine page, nota Bourlin, tout en préparant son envoi de photos vers Le Creux.

— C'est toi qui fais ça ? Ces dessins ?

Adamsberg observait la passerelle de plastique ployer sous le poids de Bourlin, cerné par la mare de sang.

— Oui, dit Adamsberg en haussant les épaules.

— C'est le portrait de Victor, là, sous son adresse ?

— Oui.

— Et là, Amédée, Céleste, Pelletier, dit Bourlin en feuilletant les pages.

— Sache que Masfauré l'a rayé de son testament. Suspicion de fraude sur l'achat des chevaux et des semences.

Bourlin n'écoutait pas, occupé à examiner les dessins, toujours suspendu à vingt centimètres au-dessus du sang figé. Finalement, il encoda l'adresse électronique de Victor et rendit son carnet au commissaire, suspicieux.

— Moi aussi, tu m'as dessiné ?

Adamsberg sourit et revint au tout début de son carnet.

— Fait de mémoire, précisa-t-il, à notre première visite au Creux.

— Tu ne m'as pas trop amoché, dit Bourlin, assez ravi de l'image de lui-même que lui renvoyait le dessin.

— Tiens, dit Adamsberg en déchirant la feuille et la tendant à son collègue. Si t'en as envie.

— Tu pourras faire mes gosses ?

— Pas maintenant, Bourlin.

— Oui mais un jour ?

— Un jour, oui, quand on retournera dîner à l'Auberge du Creux.

— Les photos sont parties, dit Bourlin en fermant l'ordinateur. Viens voir ces livres sur l'Islande. Ici, dit-il en passant dans le salon. Je les ai posés sur la table basse. Tu peux y aller, il n'y a pas d'empreintes.

Adamsberg secoua la tête.

— Normal, les livres sont neufs. Tous les trois. Pas de poussière, pas de page cornée, état impeccable.

Adamsberg en ouvrit un et mit son nez dedans.

— Ça sent le neuf, même.

— Une seconde, dit Bourlin en s'asseyant près d'Adamsberg sur un canapé gris défoncé. Une seconde. Tu veux dire qu'on nous a collé ces livres pour nous orienter sur l'Islande ? Mais que, comme ils sont neufs, la piste est fausse ?

— Exactement. On s'est trompés, Bourlin.

— Et il a gaffé. Il aurait pu acheter des livres d'occasion.

— Manque de temps sûrement. Trois meurtres en huit jours, rends-toi compte. Il court. Mais ses livres nous ont au moins dirigés vers une cible : chercher le signe.

— Pourquoi toujours cette saleté de signe s'il veut faire croire à des suicides ?

— Il sait qu'on ne croit plus aux suicides. Ou il ne le veut pas réellement. Un meurtrier qui signe est rongé d'orgueil, et c'est banal, dirait Retancourt. Un jour ou l'autre, si on avait classé les affaires, il aurait fait savoir qu'il s'agissait d'assassinats, des siens, de son boulot. Afin qu'on ne jette pas ces morts aux oubliettes de la tour du Creux.

— À moins que le signe ne soit pas dessiné pour nous. Mais pour que les autres sachent. Ceux qui restent du groupe islandais.

— Mais ce gars n'a pas été en Islande, Bourlin.

— Merde, j'oubliais, dit Bourlin en secouant la tête. Et cette fois, le signe est un peu différent. Qui d'autre connaît le lien entre les deux premiers meurtres et le signe ? Victor et Amédée, et eux seuls. Tu leur as montré le dessin.


Les deux hommes méditèrent un moment en silence. C'est-à-dire qu'Adamsberg songeait, tandis que Bourlin réfléchissait, et même ruminait, tournant sa pensée vingt fois dans sa tête tout en mouchant son rhume de printemps.

— À moins que ce ne soit pas le même tueur, dit Adamsberg. À moins qu'un type sache pour les deux autres meurtres et le signe, et qu'il les utilise pour commettre celui-là. En glissant des livres sur l'Islande. Mais en n'ayant pas une bonne pratique pour dessiner le signe.

— Tu penses à Victor.

— Oui, pour laver Amédée de tout soupçon. Amédée qui doit avoir pour cette nuit un très solide alibi. Qui peut surveiller les allées et venues de Victor ? Au soir, Céleste est dans les bois et Pelletier bien loin dans son haras.

Bourlin cala son front dans ses deux grandes mains.

— Ce n'est pas que je me défile, Adamsberg, mais je ne suis pas mécontent que tu écopes de tout cela. Je me perds.

— C'est que tu n'as pas dormi.

— Tu ne te perds pas, toi ?

— Moi, je suis habitué, ce n'est pas pareil.

— Je vais chercher la thermos.

Bourlin servit deux cafés dans des verres à pied gravés, les seuls récipients qu'il ait trouvés hors de la cuisine.

— Habitué à quoi ? demanda Bourlin.

— À me perdre. Bourlin, suppose que tu marches sur une grève de sable et de rochers.

— Je veux bien.

— Est-ce que tu visualises ces algues desséchées qui s'accrochent les unes aux autres et s'emmêlent en une sorte de pelote inextricable ? Qui forment une grosse, parfois une très grosse boule ?

— Très bien.

— Eh bien c'est cela qu'on a.

— Une boule de merde.

— Hélas non. Tu n'as pas de sucre ?

— Non, il est dans la cuisine. Je n'ose pas aller y voler du sucre. Question de respect, Adamsberg.

— Je ne te parle pas du sucre, mais de la boule de merde. Je dis : hélas non. Parce que la merde est une matière cohérente, homogène. Tandis qu'une boule d'algues est faite de milliers de morceaux enchevêtrés qui proviennent eux-mêmes de dizaines d'algues différentes.


Les deux hommes burent leurs cafés amers, fatigués. Il était triste, ce petit salon à l'aube, pas refait depuis au moins vingt ans, à peine éclairé par le lever d'un soleil pâle, il sentait le naufrage et l'abandon. Et c'était incongru d'y boire du café dans des verres à pied.

— Regarde sur le tölva si Victor a répondu, dit Adamsberg sans bouger, avalé par le vieux canapé gris, troué de brûlures de cigarettes.

Bourlin tapa son code à trois reprises, les touches étaient petites pour ses gros doigts.

— Tu peux ajouter une autre algue à la pelote, dit-il finalement. Victor assure qu'il n'a jamais vu ce gars. Et c'est pourtant un… hypermnasique, a dit Danglard.

— Hypermnésique, je crois. Mais je n'en suis pas sûr.

— Alors c'est ce que tu disais. Breuguel n'a jamais fait partie du voyage. Mais on nous pousse à le croire.

— Tu as pu déterminer comment le tueur est entré ?

— La porte de la cuisine donne sur l'escalier de service, expliqua Bourlin, mais surtout sur le vide-ordures, installé sur chaque palier. Tous les soirs — information du voisin du dessous, toujours — Breuguel y jetait son sac-poubelle avant d'aller dormir. Il suffisait de l'attendre sur le palier, et de l'agresser au retour dans sa cuisine.

— Et de connaître ses habitudes.

— Ou de le surveiller quelque temps pour les apprendre. Comme les autres, ce type risquait de parler. Ruine, dépression, des facteurs combinés pour un possible aveu.

— Un aveu sur quoi ?

— Mais sur l'Islande.

— Ce type n'était pas en Islande, dit Adamsberg.

— Merde, dit Bourlin en renfonçant son front entre ses mains.

— C'est ce que je te disais. C'est l'effet de la pelote d'algues. On n'y échappe pas. Tu as l'heure ?

— Tu as deux montres à ton poignet. Pourquoi tu ne regardes pas toi-même ?

— Parce qu'elles ne marchent pas.

— Pourquoi tu les portes alors ? Et pourquoi deux montres, d'ailleurs ?

— Je ne sais pas, ça remonte à loin. Tu me donnes l'heure ?

— 8 h 15.

Bourlin leur resservit deux cafés dans les verres gravés.

— On n'a toujours pas de sucre, dit-il d'un ton désolé, comme s'il résumait par cette pénurie l'état alarmant de l'enquête. Et j'ai faim.

— Tu ne peux pas aller chaparder de la nourriture dans la cuisine, Bourlin. C'est toi qui l'as dit. On ne détrousse pas les morts en se glissant sur une mare de sang.

— Eh bien je m'en fous.


Adamsberg se hissa hors du vieux canapé, déambula dans le petit salon défraîchi. Bourlin revenait avec du sucre en poudre et une boîte de raviolis, qu'il avalait froids de la pointe de son couteau de poche.

— Ça va mieux ? demanda Adamsberg.

— Oui, mais c'est dégueulasse.

— Il faut envisager, exposa lentement Adamsberg, quasi scientifiquement, que la pelote dont nous parlions, dit-il en écartant ses mains, peut être encore plus grosse que nous l'imaginions.

— Grosse comment ?

— Comme toi.


Les deux hommes pesèrent en silence cette éventualité. Puis Bourlin plongea de nouveau dans la boîte de raviolis.

— Alors nous sommes foutus, dit-il. On ne trouvera jamais le tueur.

— C'est très possible. Quand on vous balance trente boules de billard dans les pattes, il est presque impossible de reconnaître la bonne. C'est-à-dire celle du départ.

Adamsberg attrapa un morceau sur la pointe du couteau de Bourlin.

— T'en penses quoi, de ce ravioli froid ? demanda Bourlin.

— Dégueulasse.

— Ça nous fait déjà un point d'acquis.

— Avec les corvidés de la tour, qui sont des corneilles mantelées.

— Deux, donc.

— Face à cela, reprit Adamsberg en arrêtant sa marche, il faut lancer notre propre boule. Si dérisoire soit-elle. Recourir aux méthodes archaïques.

— Un communiqué dans la presse ?

— Dans la presse et sur les réseaux sociaux. Ça touchera le monde entier en moins de six heures.

— Pour dire au tueur qu'on sait qu'il ne s'agit pas de suicides ?

— Ça lui fera sûrement très plaisir. Mais on ne joue pas à provoquer un type obsédé par la guillotine.

— Si c'est une guillotine.

— Si c'en est une. Je n'oublie pas, Bourlin. On se préoccupe de protéger les autres membres du groupe islandais. Les vannes sont ouvertes, rien ne nous dit qu'il n'a pas en tête de les supprimer les uns après les autres, et être tranquille une bonne fois.

— Tu te fous de moi ? Tu as dit qu'on laissait tomber l'Islande. À cause de lui, à cause des livres neufs.

— Et si Victor ment ? Et s'il le connaissait ?

— Alors on y repart ?

— Comment veux-tu qu'on s'éloigne de quelque chose quand on ne sait pas où on est ?

— Dans le communiqué, on parle du signe ?

— Non, dit Adamsberg après un instant. On se le garde encore. On publie quelque chose comme — Danglard me rédigera ça : « Trois meurtres en huit jours. » On donne les noms et les photos.

— Trois ? coupa Bourlin. Mais si Breuguel n'était pas en Islande ?

— Tant pis. Puis : « Les autorités policières ont des raisons de croire que les membres du dramatique voyage, etc., qui eut lieu en Islande, etc., seraient menacés par un tueur. Que les personnes concernées par, etc., se signalent dans les meilleurs délais auprès d'une gendarmerie ou d'un commissariat aux fins d'assurer leur protection, etc. » Avec adresse mail de la brigade et contact téléphonique.

Bourlin acheva son petit-déjeuner, plia la boîte d'une seule pression de son poing, ferma l'ordinateur et s'extirpa du canapé gris en s'appuyant sur l'accoudoir.

— Lance la boule, dit-il.

Загрузка...