XXIV

Adamsberg s'éveilla au couchant, le soleil colorant Notre-Dame et l'eau sale.

— Danglard, vous bouffez où ? appela-t-il.

— Là, je ne bouffe pas, je bois.

— Oui mais vous bouffez où ? À la Brasserie Meyer par exemple ? Entre chez vous et la Seine ? J'ai trois noms, dont deux que je ne connais pas.

— Des noms de qui ?

— De guillotinés. Dont des descendants fréquentent sombrement l'association du haut des tribunes.

— Dans vingt minutes, dit Danglard. Où étiez-vous ? On vous cherchait.

— Je travaillais à l'extérieur.

— On a essayé plusieurs fois de vous joindre.

— Je dormais, Danglard. Sur un banc de pierre du XVIIIe siècle. Vous voyez que je ne lâche pas le sujet.


La Brasserie Meyer n'avait pas changé de décor depuis soixante ans. L'odeur de choucroute était envahissante et promettait à Danglard un blanc de qualité. Adamsberg attendit que son adjoint ait avalé une saucisse et bu deux verres avant de lui conter l'exposé du parfait tandem Lebrun à la barbe drue et Leblond aux poils soyeux, de lui détailler l'affaire des « infiltrés » et des « guillotinés », et de déposer son carnet devant lui, avec les trois noms des « descendants ».

— Vous n'en connaissez qu'un ? demanda Danglard.

— Je repère Danton. Son nom, sa statue, sa phrase, c'est tout. Les autres me sont deux complets inconnus.

— J'aime cette naïve honnêteté.

— Allez-y, Danglard, ordonna Adamsberg en hésitant devant son plat.

Il n'avait plus qu'à écouter — tenter éventuellement d'écourter, il s'y préparait.

— Danton était ami de Robespierre dès l'origine, un véritable patriote à la voix de géant, dévorant le monde et la vie, homme de cœur, homme de croyance, mais en même temps homme de sang, de femmes, de désirs et plaisirs, qu'il lui fallait bien payer, confondant son argent et celui de l'État, tractant avec la Cour. Tant qu'à profiter, profitons. Loyal et corrompu. Il a écrit des lettres d'amour confondantes à Robespierre. L'Incorruptible l'a envoyé à l'échafaud en avril 1794. Robespierre ne savait pas ressentir l'amitié, pas plus ses bienfaits que ses vices. Il n'acceptait sur sa fin que l'adulation, telle celle de son frère ou du jeune Saint-Just. L'excès de vie du grand Danton a dû finir par l'écœurer à un point indicible. Le puissant homme dominait l'assemblée sans forcer sa voix, tandis que l'étroit Robespierre devait s'époumoner. En quatre ans, les indulgences débutantes de Robespierre avaient beaucoup changé. L'exécution du patriote Danton et de ses amis, après une mascarade de procès, fut le premier choc traumatique ressenti par le peuple et une large partie de l'Assemblée. La charrette qui conduisait Danton vers la guillotine emprunta la rue Saint-Honoré où logeait Robespierre. Passant devant sa maison, Danton a crié : « Tu me suis, Robespierre ! » Et l'on connaît sa phrase dite au bourreau, avant de s'allonger sur la planche de la guillotine.

— Non, dit patiemment Adamsberg. On ne la connaît pas.

— « Montre ma tête au peuple ! Elle en vaut la peine ! »

Adamsberg, pourtant peu sensible, ou plutôt évitant les écueils blessants de la sensibilité, tel un oiseau prudent frôlant les murs, choisit de manger cette saucisse alsacienne avec ses doigts plutôt que de la trancher, de la tronçonner, bout par bout, tête par tête, avec son couteau aiguisé. Elle était d'ailleurs bien meilleure ainsi. Danglard eut un regard désapprobateur.

— Vous mangez avec les doigts maintenant ? Je veux dire : en pleine brasserie Meyer ?

— Certes, dit Adamsberg. De l'audace, encore de l'audace, et toujours de l'audace.

— Ceci pour Danton. Ce fut une terrible exécution. Même si Danton n'était pas, loin s'en faut, un « vertueux ».

— Et Dumoulins ?

— Desmoulins. Pire encore, si tant est qu'on puisse graduer tout cela. Il était le camarade de lycée de Robespierre. Fervent républicain, Camille Desmoulins l'adulait. Il l'invitait chez lui, il le considérait comme son ami et celui de sa jeune et jolie femme. Robespierre jouait avec le bébé, ou tout au moins le tenait sur ses genoux. Mais l'ami Camille laissa entendre sa lassitude de la Terreur et la crainte de ses répercussions. Il fut guillotiné le 5 avril, en même temps que Danton. Et la mort de sa jeune femme fut décidée par Robespierre dès le lendemain. Laissant orphelin le petit garçon qu'il avait tenu dans ses bras. Chacun comprit ce jour que, quelque longs et étroits qu'aient été les liens avec Robespierre, la pitié n'existait pas. Car Robespierre n'avait aucun lien, et surtout pas étroit. Cette décapitation fut abominable, en même temps qu'elle fut une révélation.

Adamsberg en avait terminé avec ses saucisses alsaciennes. Lui restait la choucroute, qui lui évoquait, en moins grave, en plus délié, l'énorme pelote d'algues. Un dîner finalement très particulier.

— Et l'autre ? demanda-t-il. Ce Sanson ? Il fut aussi guillotiné le même jour ? Avec les amis de Danton ?

Danglard sourit et s'essuya les lèvres avec lenteur, appréciant par avance un petit effet de surprise.

— Ce même jour, ce Sanson les guillotina.

— Pardon ?

— Comme il guillotina Louis XVI, la reine Marie-Antoinette et tous les autres à la suite durant la Terreur. Sans faillir, Sanson et son fils firent tomber le couperet de la terrible machine des milliers de fois en trois années.

— Qui était-ce, Danglard ?

— Mais le fameux bourreau de Paris, commissaire. L'« exécuteur des hautes œuvres », tel était son titre. Charles-Henri Sanson a eu une sale vie, on peut le dire. Je précise « Charles-Henri » pour qu'on ne le confonde pas avec les autres Sanson.

— Je ne risque pas, Danglard.

— Parce que les Sanson, continua Danglard en ignorant l'interruption, furent bourreaux de père en fils depuis Louis XIV jusqu'au XIXe siècle, jusqu'à ce qu'un Sanson joueur, endetté et homosexuel, interrompît la filiation. Six générations de bourreaux. Mais Charles-Henri eut une sale vie car il dut officier sous la Terreur. Plus de deux mille neuf cents têtes à couper. Tous les bourreaux d'alors se plaignaient de cette masse de « travail » insupportable, non par morale, mais parce qu'ils étaient propriétaires de leur machine et devaient veiller à tout : nettoyage et aiguisage de la lame, évacuation des corps et des têtes, lavage de l'échafaud, entretien des chevaux et des charrettes, remplacement de la paille pour absorber le sang, etc. En 1793, certainement épuisé, Charles-Henri Sanson passe la main à son fils Henri. Drame collatéral de l'hécatombe, son autre fils se tua en tombant de l'échafaud alors qu'il voulait montrer une tête au peuple.

— Et pourquoi un descendant Sanson en voudrait-il à l'association Robespierre ?

— Les bourreaux, vous vous en doutez, n'avaient jamais eu bonne presse, bien même avant la Terreur. On ne leur serrait pas la main, on ne les touchait pas, on les payait en déposant l'argent au sol, sans effleurer leurs mains. Ils ne pouvaient se marier qu'entre enfants de familles de bourreaux. Personne n'en voulait. Mais de toutes ces familles de réprouvés, de toutes les provinces de France, un seul nom est demeuré dans les mémoires : Sanson. Parce qu'il coupa la tête du roi. Et de la reine. Et de tous ceux que livra la Terreur. Robespierre a rendu ce nom affreusement célèbre, il l'a transformé en symbole d'abjecte cruauté.

— Et l'un des descendants ne le supporterait pas ?

— Le poids n'est pas simple à porter.

Danglard laissa passer un silence, pendant qu'Adamsberg se débrouillait sans grand appétit avec sa pelote de choucroute.

— Rien à voir avec Danton et Desmoulins, dit-il.

Et cette pelote, Adamsberg la sentit fondre sur lui, l'accrocher de tous ses piquants secs, repue de ses multiples pièges, de tunnels en impasses, telle qu'il n'en avait jamais connu d'autres. Il laissa tomber sa fourchette, vaincu.

— On rentre, dit-il. Depuis le début, au Creux, on a déjà envisagé quatorze suspects. Quatorze ! En neuf jours. C'est trop, Danglard. On va de tous côtés, on dérape comme des billes sur du verglas. On a perdu le chemin. Ou plutôt, on ne l'a jamais trouvé.

— N'oubliez pas qu'on a d'abord dérapé sur les glaces de l'Islande. Ça nous a bouffé du temps. Tout cela pour être projetés brutalement dans la Révolution, avec l'improbable descendant de l'Incorruptible et ses vengeurs face à nous. Il y a de quoi se sentir déstabilisés.

C'était un fait rarissime que Danglard le pessimiste encourage Adamsberg, au tempérament si détaché qu'il pouvait toucher à l'indifférence — un des principaux griefs du lieutenant Retancourt, que ce flegme rêveur tendait à exaspérer. Mais ce soir, sans aller jusqu'à parler d'anxiété, le commandant percevait une forme insolite de désarroi chez le commissaire. Il s'en inquiétait, mais d'abord pour lui-même. Car aux yeux de Danglard, aux prises perpétuelles avec les assauts des angoisses et des tourments, qui pouvaient prendre les formes les plus menaçantes et diversifiées, Adamsberg représentait une boussole sûre qu'il ne quittait jamais de l'œil, aux vertus apaisantes et cliniquement bienfaitrices. Mais le commissaire avait raison. Depuis le début de cette enquête, ils étaient comme égarés au cœur d'une forêt noire, explorant des voies sans issue, organisant d'inutiles battues, interrogeant sans relâche et sans profit.

— Non, dit Adamsberg, ce n'est pas la faute des faits. C'est la nôtre. On a manqué quelque chose. D'ailleurs, cela me gratte à m'en faire mal.

— Gratter ? Au sens lucianien du terme ?

— Comment cela, « lucianien » ?

— Au sens de la doctrine du vieux Lucio ?

— C'est cela, Danglard. Il y a quelque chose qui ne va pas dans le duo trésorier-secrétaire, Leblond-Lebrun.

— Je croyais que cela s'était très bien passé.

— Très bien. C'était parfait.

— C'est embêtant ?

— Oui. C'est trop lisse, trop consensuel.

— Préparé, vous voulez dire ? C'est normal qu'ils se soient préparés.

Adamsberg hésita.

— Peut-être. Et de concert, en une alternance irréprochable, ils nous servent sept suspects. Quatre infiltrés et trois descendants.

— Vous n'y croyez pas ?

— Si. Ce sont des pistes sérieuses, et il nous faudra interroger les « guillotinés ». Surtout vous, Danglard. Je me vois mal me débrouiller avec un descendant de Danton, du bourreau ou de Dumoulins.

— Desmoulins.

— Au fond, Danglard, pourquoi entassez-vous ces milliards de choses dans votre tête ?

— Mais pour la boucher, commissaire.

— Oui, bien sûr.

La boucher afin qu'il demeure à peine de place pour penser à soi-même. La manœuvre était bonne mais ses résultats très imparfaits.

— Ils vous ennuient, ces sept nouveaux suspects ? demanda le commandant. Vous pensez que Leblond-Lebrun nous les ont balancés dans les jambes ?

— Pourquoi pas ?

— Pour en protéger absolument un autre ? Leur ami François Château, par exemple ?

— Cela vous semble incongru ?

— Du tout. Néanmoins, le descendant de Sanson m'intrigue. Que ceux de Danton et de Desmoulins soient présents a quelque chose de presque compréhensible. Après tout, sans être meurtriers, ils ont quelque raison de souhaiter connaître l'époque où leur aïeul entra dramatiquement dans l'Histoire. Mais le descendant du bourreau, qu'est-ce qu'il fout là ? Jamais Sanson n'a joué dans l'arène politique. Il exécutait, et voilà tout. À votre idée, Leblond-Lebrun sauraient que François Château tue ?

— Ou bien ils auraient des doutes. Ou des craintes. Ils pourraient avoir peur de lui, et le protéger plutôt que d'y passer à leur tour.

— Et Froissy, où en est-elle ? Sur notre aubergiste François Didier ?

— Elle descend dans le temps. Il y a eu un léger point d'interrogation en 1848. À cause de la Révolution, ça a foutu un peu le bazar dans la tenue des archives. À présent, elle s'approche de 1912, elle va arriver à la Grande Guerre. À cette date, la famille Château était toujours enracinée dans le même terroir. Mais la mairie a bouclé ses portes à 18 heures, Froissy reprend demain.

— Elle y arrivera.

— Bien sûr.

— Après la guerre, il y a risque de diaspora familiale. Si Froissy perd la lignée à Château-Renard, elle pourra aller voir du côté des plus grosses cités qui s'industrialisent alors aux environs, Orléans, Montargis, Gien, Pithiviers ou, plus modestes, Courtenay, Châlette-sur-Loing, Amilly.

— Ça bouche bien la tête aussi, la géographie, dit Adamsberg.

— Comme du ciment, dit Danglard en souriant.

— Avec des fissures.

— Bien entendu.

— Qu'on ne peut pas remplir avec de la pâte à bois.

— Ni protéger avec de la fiente de corneilles mantelées.

— Encore que ? Vous pourriez disposer de la fiente devant votre porte et près de votre lit.

— C'est une expérience à tenter.

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