VII

Céleste avait refait du café pour « essuyer les émotions », comme elle aurait parlé de faire les poussières, et du thé au lait pour Amédée. Elle avait augmenté le service par des biscuits et un petit gâteau aux raisins. Danglard se servit sans attendre, imité par Bourlin. Il était plus de dix-neuf heures, il avait à peine déjeuné. Ils étaient de nouveau installés dans la vaste salle du rez-de-chaussée aux fenêtres hautes, tapis superposés, statues, tableaux collés cadre à cadre.

Mais sans chaussures.

— On n'a pas le droit d'entrer ici avec du crottin sous les semelles, avait commandé Céleste. Je m'excuse d'avoir fait déchausser ces messieurs.

Tous étaient donc en chaussettes, ce qui donnait un aspect incongru à la situation et sapait de fait l'autorité des forces de l'ordre. Adamsberg avait préféré ôter chaussures et chaussettes — on est toujours plus élégant nu qu'à moitié dévêtu — mais Bourlin avait eu l'instinct de s'y opposer, arguant qu'il n'avait pas de crottin sous les semelles. Ce à quoi Céleste avait répondu d'un ton sans réplique : « On a toujours du crottin sous les semelles. » Adamsberg trouvait cette affirmation très juste. Il convainquit Bourlin de s'incliner, ce n'était pas le moment de perdre leur récente alliée. Elle leur recommanda une fois de plus de parler bas.

— C'est vrai, dit Amédée, après avoir croisé et décroisé dix fois ses jambes, posant son pied sur l'une et l'autre cuisse, chaussettes rouges émergeant de son jean déchiré. C'est vrai. Je ne voulais pas parler. Alors je suis parti. C'est tout.

— Pas parler de votre père ou de la lettre d'Alice Gauthier ? demanda Bourlin.

— D'Alice Gauthier. Cette lettre, c'est entre elle et moi. Et je ne pense pas que j'ai le droit de vous la montrer sans son accord. Je ne sais pas ce qui vous intéresse là-dedans. C'est elle et moi.

— Mais nous n'aurons pas son accord, dit Bourlin en allongeant ses grosses pattes sur la nappe et cachant loin ses pieds sous la table. Mme Gauthier est morte mardi dernier. Et c'est sa dernière lettre.

— Mais je l'ai vue le lundi, protesta franchement Amédée.

Réaction inéluctable, aussi animale qu'irréfléchie, comme si le fait d'avoir vu une personne un lundi rendait inacceptable qu'elle disparaisse le lendemain. La mort subite est incomprise.

— Le médecin lui avait donné encore quelques mois à vivre, reprit le jeune homme. C'est pour ça qu'elle mettait de l'ordre dans ses affaires. Petites et grandes, je la cite.

— Elle s'est ouvert les veines dans sa baignoire, dit Bourlin.

— Cela non, dit vivement Amédée. Elle avait commencé un puzzle immense, une œuvre de Corot. Elle espérait bien finir le ciel avant son départ. Le ciel, c'est ce qu'il y a de plus difficile. À faire comme à atteindre, je la cite encore.

— Elle aurait pu vous mentir.

— Je ne crois pas.

— Parce que vous la connaissiez bien ?

— Je l'ai vue lundi pour la première fois.

— C'est sa lettre qui vous a fait venir ?

— Et quoi d'autre ? Et je suppose que vous voulez la voir, cette lettre ?

Amédée Masfauré s'exprimait de manière rapide, avec un débit plus nerveux que ne laissait supposer la douceur de ses traits. Il tira une enveloppe de sa poche intérieure et la passa au gros commissaire en un geste tendu, maladroit. Adamsberg et Danglard se rapprochèrent pour la lire.

Cher Monsieur,

Vous ne me connaissez pas, cette lettre vous surprendra. Il s'agit de votre mère, Marie-Adélaïde Masfauré, et de sa fin tragique sur cet épouvantable rocher d'Islande. On vous aura dit qu'elle y est morte de froid. C'est faux. Je faisais partie du voyage, j'étais là, je sais. Et depuis dix ans, je n'ai pas trouvé le courage de parler, ni beaucoup de tranquillité pour dormir. Très égoïstement — je suis une égoïste —, au seuil de la mort, je souhaite vous dire la vérité à laquelle vous avez droit et dont moi, et d'autres, vous ont privé. Je vous prie de venir me voir le plus tôt que vous pourrez, entre 19 heures et 20 heures, moment où je suis seule, sans garde-malade.

Vôtre,

Alice Gauthier

33 bis rue de la Tremblaye

75015 — Paris

Porte B, 5e étage, face ascenseur

PS : Prenez garde à ne pas vous faire voir, passez par la porte arrière de l'immeuble (au 26, rue des Buttes), la serrure est facile à ouvrir avec un fin tournevis. À moins qu'elle ne soit encore cassée, elle l'est tout le temps.

Bourlin replia la lettre avec gravité.

— Nous ne savions pas que vous aviez perdu votre mère.

— Il y a dix ans, répondit Amédée. Je n'ai pas eu le droit d'accompagner mes parents en Islande, je n'avais que dix-sept ans. C'est elle qui a eu la brusque envie d'aller « se purifier dans les glaces éternelles », je me suis toujours rappelé cette phrase, et son enthousiasme. Mon père s'est laissé convaincre, enivrer presque. Ces glaces éternelles, ce n'était pas du tout son truc, à lui. Mais on ne pouvait pas lutter contre la vitalité de ma mère. Elle était drôle, optimiste, enfin, irrésistible. D'autres vous diraient un peu dévorante, mais c'est parce que tout l'amusait et qu'elle voulait tout. Alors ils sont partis. Elle, mon père, et Victor. Victor était très excité par ce voyage — il n'avait jamais quitté le pays. Et ils sont rentrés seuls, mon père et lui. Elle y était morte de froid, c'est ce qu'ils m'ont dit.

Amédée renifla et, ne sachant comment poursuivre, se massa les doigts de pied, c'est-à-dire les tordit en tous sens.

— Je me souviens, intervint Danglard. Est-ce l'histoire de cette dizaine de touristes qui furent piégés deux semaines par la brume ? Sur un îlot, tout au nord ? Ils avaient survécu grâce à des phoques échoués sur le rivage.

— Vous avez dit que vous ne saviez pas pour ma mère, réagit Amédée. Mais vous avez déjà enquêté, il faut croire ?

— Non. Je m'en souviens, c'est tout.

— Le commandant mémorise tout, expliqua Adamsberg.

— Comme Victor alors, dit Amédée en changeant de genou et tordant son autre pied dans ses doigts. Il a une mémoire anormale. C'est pour cela que mon père l'a engagé. Il n'a même pas besoin de notes pour rédiger le compte rendu d'une réunion. Et pourtant, la chimie, il n'y connaît rien.

— Et, reprit doucement Adamsberg, Mme Gauthier vous a fourni une autre version du décès de votre mère ?

Amédée abandonna son pied et posa ses bras sur la table. Il tordait le bout de ses mains, comme des pattes d'araignée se dressent. Il était de ces types qui savent plier la dernière phalange de leurs doigts ou la retourner en arrière. Cela formait une petite danse rapide et intrigante, qui se crispait sur la table.

— Elle a écrit qu'elle était égoïste, et c'était vrai. Elle s'en foutait bien, de moi, et de ce que ses saletés de révélations pourraient bien me faire. Elle voulait monter là-haut en robe blanche avec des ailes et voilà tout. Eh bien elle n'est pas blanche. C'est à cause d'elle que mon père est mort. Et à cause de moi. De cette saloperie de bonne femme.

Céleste était sortie puis revenue poser une boîte de mouchoirs près de son petit. Il se moucha et posa le papier froissé sur la table.

— Merci, Nounou, dit-il d'une voix plus douce.

— Cela vous ennuie qu'on enregistre ? demanda Bourlin.

Amédée sembla ne pas entendre, ou s'en désintéresser, et Bourlin mit son petit appareil en marche.

— Qu'a dit cette saloperie de bonne femme ? continua Adamsberg.

— Que ma mère avait été assassinée sur l'îlot ! Et que tout le monde a fermé sa gueule !

— Assassinée par qui ?

— Elle a refusé de me dire son nom. Elle m'a expliqué qu'elle devait le taire pour me protéger. Tu parles. Que le type était formidablement dangereux, mauvais, sans pitié. Abominable, immonde. Il a d'abord dézingué un autre membre du groupe, une sorte de légionnaire qui ne voulait pas lui obéir. Le type a sorti un couteau et d'un coup d'un seul, il a transpercé le légionnaire. Tout le monde a été horrifié, sauf le tueur qui a tiré le cadavre et l'a balancé à la flotte, au milieu des glaces de la banquise.

Amédée se moucha. On arrivait au point crucial, à sa mère, et il reculait.

— Allons, souffla Adamsberg.

— Trois jours après, ou quatre, je ne me souviens plus, alors qu'ils étaient encore plus affaiblis, par le froid, par la faim, que la brume ne se levait pas, le type immonde a dit qu'il « baiserait un dernier coup avant de claquer ». C'est tombé dans le silence, parce que depuis la mort du légionnaire, tout le monde crevait de peur devant lui. Il était devenu le chef, il les tenait par la terreur. Le médecin — il y avait un médecin dans le groupe, qu'ils appelaient « Doc » — a quand même répliqué : « Vous n'en aurez même pas la force, ce n'est pas l'heure pour la vantardise », ou quelque chose comme ça. Ça a foutu le gars en rage, il a dit à mon père : « Toi aussi, tu crois que je ne vais pas me faire ta gonzesse ? » Mon père s'est levé en titubant, et les autres se sont interposés pour calmer la bagarre.

Amédée tira un nouveau mouchoir.

— Nous sommes désolés, dit Bourlin.

— Pendant la nuit, ma mère a poussé un cri, tout le monde s'est réveillé. Le type était sur elle et il avait déjà glissé ses mains…, enfin il avait déjà glissé ses mains. Ma mère a eu la force de le repousser et il est tombé le cul dans le feu. Ça, ça ne m'étonne pas d'elle, ajouta Amédée avec un petit sourire. Le gars s'était remis debout, et il se tapait les fesses pour éteindre les flammèches. Il était ridicule, vous voyez, humilié. Pire, ma mère a rigolé en le traitant de tous les noms, de porc, d'enculé, elle en connaissait un rayon en vocabulaire, maman. Mais elle aurait dû s'écraser, la pauvre. Parce que le gars, devenu fou, il s'est jeté sur elle et il l'a tuée d'un seul coup de couteau dans le cœur. Et pareil, il est allé la balancer dans la banquise. Avec une bûche allumée pour se guider dans la brume. Et mon père, il n'a pas fait un geste. Ni lui ni personne.

Le jeune homme attrapa deux autres mouchoirs. Il commençait à y en avoir tout un petit tas autour de ses mains flexibles.

— Pourquoi ils ne l'ont pas tué ? reprit Amédée. Ils étaient dix ! Dix contre un ! « L'ascendant », m'a répondu Alice Gauthier, il avait de l'« ascendant ». C'est surtout que ce type, c'était le seul qui avait encore la force de tourner sans cesse sur l'îlot dans l'espoir de trouver de la bouffe. Au cas où un manchot ou un macareux y aurait posé une patte. Alors ils fermaient tous leurs gueules et ils attendaient, passifs, épuisés. Et un soir, dégouttant de sang et puant le poisson, il a ramené un phoque. Il lui avait cassé les vertèbres au bâton. Là, mon père et le Doc se sont levés pour l'aider à haler la bête et la découper. Le gars a ordonné qu'ils jettent des pierres dans le feu, puis ils ont fait griller la viande dessus.

Cette fois, Amédée balaya sa morve avec le dessus de sa main.

— Alice Gauthier, quand elle en a parlé, ses petits yeux secs ont brillé, comme si ça avait été le meilleur moment gastronomique de toute sa vie, un saumon géant ou quoi. Ils ont fait durer le phoque plusieurs jours. Faut reconnaître que l'immonde aurait pu tous les tuer, tout compte fait, et garder la bête pour lui seul. Mais pas du tout, il a nourri tout le groupe. On est obligés d'admettre cela, a dit Gauthier. Et quand le brouillard s'est enfin levé, ils avaient assez de forces pour retraverser la banquise et rejoindre l'île de Grimsey. Seulement voilà.

À présent que l'atroce épisode de la mère était passé, Amédée retrouvait un ton de voix plus audible, moins enrhumé.

— Seulement voilà. Il leur a dit : « Ils sont morts de froid tous les deux. C'est bien clair ? On les a retrouvés gelés au matin. Si l'un de vous parle, je l'abats, comme j'ai abattu le phoque. Et si ça ne suffit pas, je tue ses gosses, et s'il a pas de gosses, je tue sa femme, et s'il n'a pas de femme, sa mère, son frère, sa sœur, et tout ce qui me passera sous la main. Au moindre faux pas, c'est la fin. Vous vous dites : “On le dénoncera, il ira en taule.” Erreur. J'ai des gars dévoués comme des esclaves. Ils seront avertis dès notre arrivée à Grimsey, par le… »

Amédée fronça les sourcils, cherchant dans sa mémoire perturbée.

— Alice Gauthier a dit un drôle de mot, à ce moment. Oui, il préviendrait ses gars par le « tölva ». « Tölva », ça veut dire « ordinateur », elle m'a expliqué. Parce que les Islandais inventent des mots pour lutter contre l'américain. « Tölva », cela signifie « la sorcière qui compte ». L'ordinateur, vous voyez ? Ça lui aurait plu, ça, à ma mère, la « sorcière qui compte ». Elle ne comprenait rien aux ordinateurs.

Le jeune homme sourit tout seul, un moment indifférent à la présence des trois flics.


— Pardon, dit-il en revenant vers eux. Il a donc expliqué, plus ou moins : « Que je sois en taule ne changera rien. Vous savez de quoi je suis capable. Et vous avez une dette incalculable envers moi. J'ai sauvé vos petites vies, tas de minables, pas un de vous qu'a été capable de chercher de la bouffe, pas un de vous qui s'est accroché, pas un de vous qui m'a accompagné dans la brume. Non, vous avez baissé les bras et vous êtes restés collés au feu comme des loques, bien heureux d'ingurgiter mon phoque. » Et c'était vrai, m'a dit Gauthier. Comme c'était vrai qu'il les épouvantait. Elle y compris, elle a insisté. Voilà pourquoi depuis dix ans, personne n'a dénoncé l'assassin de ma mère et du légionnaire. Même pas mon père ! Qui l'a bouclée lui aussi, tant il tremblait. Lui qui n'hésitait pas à s'attaquer à l'air de la planète, oui, il a eu peur.

Amédée s'était enflammé et, debout, il frappait de sa main désarticulée sur la table, éparpillant ses mouchoirs usagés.

— Et oui, c'est pour cela que je lui ai hurlé dessus ! Après être sorti de chez Alice Gauthier, j'ai traîné deux jours à Paris, j'étais affolé, en débris, je ne voulais jamais revoir cette saleté de père. Finalement je suis rentré le mercredi soir et j'ai foncé droit sur lui. Ce n'est pas ce que j'ai dit aux gendarmes, selon quoi je voulais mon indépendance ou je ne sais quoi. Je l'ai traité de tous les noms. Il était défait, mon père, et moi satisfait, bien content de le voir à terre, de voir le génie patauger dans son indignité. Le génie qui avait laissé cavaler l'assassin de sa femme ! Alors, sans même finir son whisky…

— Pardon, interrompit Bourlin, il buvait du whisky ?

— Oui, comme tous les soirs, deux verres. Il a filé comme un lâche pour aller courir à cheval et, avant, la main sur la porte, il m'a dit : « Il avait prévenu qu'il tuerait les gosses avec. Alors oui, je me suis protégé, mais toi aussi. Mets-toi à ma place. » Et moi, j'ai gueulé : « Plutôt crever qu'être à ta place ! » Je suis rentré au pavillon, comme cinglé. J'ai entendu revenir le cheval et je voulais toujours voir mon père griller en enfer. Et trois heures après, un peu de raison m'est venue. Bien sûr qu'il avait voulu me protéger. Alors le matin, je suis allé le voir pour parler plus calmement avec lui. Je suis monté à son bureau, et je l'ai trouvé mort. Il s'était tué, à cause de moi.

Amédée tira sur chacun de ses doigts et fit craquer ses articulations. Cela aussi, il savait le faire. Céleste pleurait silencieusement dans un coin. Adamsberg servit un restant de café, le gâteau était consommé, 20 h 30 sonnaient au clocher d'on ne sait quel village, la nuit tombait.

— C'est fini, dit Amédée. Peut-être, je n'ai pas reproduit exactement les mots qu'elle a prononcés, les dialogues et tout cela, je n'ai pas la mémoire de Victor. Mais c'est ce qui s'est passé. Au moins, ma mère lui aura mis le feu au cul, et c'est bien la seule qui aura eu du cran. Est-ce que vous serez obligés de dire ce qui s'est passé en Islande ?

— Non, dit Bourlin.

— Est-ce que je peux m'en aller à présent ?

— Une seule chose, dit Adamsberg en poussant vers lui un dessin. Vous avez déjà vu ce signe ?

— Non, dit Amédée, surpris. C'est quoi ? Un H ? Comme Henri ?


— Voilà, dit Bourlin après le départ d'Amédée, en frottant son ventre pour calmer la faim qui commençait à lui faire mal. Après ses aveux, Alice Gauthier avait mis sa conscience en ordre, et elle s'est ouvert les veines dans la baignoire. Amédée a raison : elle n'a parlé que pour son seul repos, sans se soucier des conséquences pour le jeune homme. Si cet « immonde » tue tous ceux qui le trahissent, c'est à son tour de la boucler maintenant.

— N'indique pas dans le rapport qu'il nous a parlé.

— Le rapport sur quoi ? dit Bourlin.


Les trois hommes déambulaient dans l'allée sombre, Danglard suivait la ligne de graviers — pour ne pas endommager ses chaussures —, tandis qu'Adamsberg marchait sur le bas-côté, ne laissant jamais passer une opportunité de fouler de l'herbe. Une preuve, avait dit caustiquement le divisionnaire — qui estimait Adamsberg sans l'aimer —, que le commissaire n'avait jamais atteint un degré normal de civilisation. Depuis qu'on laissait pousser les mauvaises herbes sur les grilles des arbres à Paris, Adamsberg déviait souvent ses pas pour passer sur ces grilles, infimes espaces de sauvagerie. Parmi les herbes qu'il écrasait à cette heure, une plante déposait sur le bas de son pantalon de ces petites boules adhérentes qu'il fallait décoller une à une à la main. Il leva la jambe droite, nota dans l'obscurité une dizaine de graines accrochées au tissu, en arracha une. Elles venaient vite, elles étaient douées, elles ne lâchaient pas prise, alors qu'elles n'avaient même pas de pattes. Le nom de cette plante, qu'aucun enfant n'ignore, il l'avait oublié.

Quant à Bourlin, toute préoccupation se diluait quand la faim commandait. Il lui fallait conclure vite.

— Un problème, Adamsberg ? demanda-t-il.

— Aucun.

— Conséquences dramatiques des aveux d'Alice Gauthier, résuma Bourlin : Amédée insulte son père et quand il revient le lendemain pour tempérer ses paroles, il est trop tard. Henri Masfauré, abandonné par son fils, s'est tué.

— Continuez droit devant vous, dit Adamsberg alors que les deux hommes amorçaient un demi-tour. Il nous faut le récit de Victor sur ce voyage en Islande, sans qu'il ait communiqué avec Amédée. Céleste dit qu'il est dans son pavillon, qu'il ne dîne pas avec les autres.

— Qu'est-ce que Victor pourrait nous apporter de plus ? dit Bourlin en haussant ses grosses épaules.

— Et qu'est-ce qu'on fait du signe ? demanda Danglard.

— Sans doute un signe du groupe islandais, dit Bourlin, plus maussade à mesure que les minutes s'écoulaient. On ne saura jamais.

— Si, on saura, répliqua Adamsberg en foulant à dessein une nouvelle touffe de gratteron desséché.

Voilà, il avait retrouvé le nom de cette plante aux graines accrocheuses. Le gratteron.

— Deux suicides, gronda Bourlin. On classe et on va dîner.

— Tu as faim, dit Adamsberg en souriant, et cela t'aveugle. Que dis-tu d'Amédée revenant le lendemain chez la femme Gauthier et, de rage, la noyant dans sa baignoire ? Il dit lui-même qu'il a traîné deux jours à Paris. Tu te rappelles comment il l'a nommée ce soir ? « Cette saloperie de bonne femme. » Cette saloperie qui n'a pas eu le cran de s'interposer pour sauver sa mère, ni le courage de parler après. Pas plus que son père. Et de son père, qu'est-ce qu'il a dit ?

— Cette « saleté de père », dit Danglard.

— Et dès son retour, il l'affronte, ce père, et il le tue. Pourquoi pas deux faux suicides, Bourlin ?

— Parce que Choiseul a fait le boulot : pas de poudre sur Amédée, ni sur les mains, ni sur son pull.

— Tu as faim, c'est pour cela. Amédée enfile des gants, une blouse, et il ressort du bureau propre comme un sou neuf. Ou si l'idée ne te plaît pas, prends ce tueur de l'Islande, ce gars « abominable ». Il tue Alice Gauthier, puis Masfauré.

— Et comment ce tueur aurait su que Gauthier avait parlé ?

— Il pressent peut-être qui va parler, Bourlin. Qui va s'effondrer. À cela, plusieurs déclencheurs possibles : la mort imminente — c'était le cas de la femme Gauthier —, et il le savait. Tant d'aveux se prononcent sur le lit de mort. Et pour Henri Masfauré, le remords, le rejet de son fils après les révélations de Gauthier. Le tueur a dit qu'il les surveillerait tous, non ? On peut supposer qu'il guette particulièrement les malades ou les dépressifs. Ou les buveurs à l'alcool bavard et repentant.

— Ou les croyants, compléta Danglard. Imaginez qu'un curé ait fait partie du groupe. Cela arrive, les curés voyageurs dans les étendues propres et pures.

— Curé qui n'existe pas, jusqu'à nouvel ordre, dit Bourlin en appuyant sur son ventre. Il fait nuit, insista-t-il.


Adamsberg avait pressé le pas et frappait à la porte du pavillon de Victor. La cloche sonnait 21 h 15, relayée par celle d'un village voisin.

— Je comprends la procédure, disait Victor, mais je ne peux pas vous suivre à Paris. L'enterrement a lieu à 9 heures demain, vous vous souvenez ? Dormez dans vos voitures et même devant ma porte, si vous craignez que je ne parle à Amédée, ou même enfermez-moi, et je vous retrouve à 10 h 30 demain. Ou plutôt non, j'ai mieux, dit-il après un regard à Bourlin. Le commissaire a faim, je me trompe ? Puisque je ne suis pas un prévenu — car je ne suis pas considéré comme un prévenu, si ?

— Comme un simple témoin, dit Adamsberg. Nous souhaitons simplement que vous nous racontiez l'Islande. Elle a déjà fait quatre morts. Deux là-bas, il y a dix ans, et deux cette semaine.

— Vous ne croyez pas à des suicides ? demanda Victor, un peu inquiet.

Et si le tueur de l'île venait de se mettre en mouvement, il y avait de quoi l'être, songea Adamsberg.

— On ne sait pas, dit-il.

— Admettons. Dès l'instant où je ne suis que témoin, et même simple narrateur, est-il autorisé, légalement, que nous dînions ensemble ?

— Rien ne s'y oppose, déclara Bourlin impatiemment.

Victor enfila une veste de velours, passa ses mains dans ses cheveux blonds.

— À huit cents mètres d'ici, il y a une auberge familiale. Les parents, le fils, la fille. J'y vais très souvent. Mais attention, il n'y a qu'un seul menu par soir, on n'a pas le choix. Et il n'y a que deux sortes de vin. Un blanc, un rouge.

Victor donna un tour de clef à sa porte et sortit un petit journal de sa poche intérieure.

— Venez près de la grille, que je puisse lire sous le réverbère. Les menus de la semaine sont publiés dans le journal local. Mardi. Nous sommes bien mardi ? Mardi : Entrée : salade aux gésiers de poulet.

— Je laisserai les gésiers, dit Danglard.

— Je m'occupe de tes gésiers, dit Bourlin.

Plat : Bavette sauce poivre avec pommes paillasson. Vous voyez ce que sont des « pommes paillasson » ?

— Très nettement, dit Bourlin. Cessons de perdre du temps. Victor, vous avez toute ma sympathie.


Les quatre hommes avançaient rapidement dans la nuit, trois sur le macadam, Adamsberg sur le bas-côté herbeux.

— Vous n'êtes pas de la ville, commissaire ? dit Victor.

— Des Pyrénées.

— Et vous ne vous faites pas à Paris ?

— Je me fais à tout. J'ai dû mal entendre tout à l'heure, je n'ai pas saisi votre nom de famille.

— Mal entendre ? Je ne vous crois pas. Masfauré. Victor Masfauré. Et non, je ne suis pas le fils d'Henri, ni son cousin ni quoi que ce soit de ce genre.

Victor sourit largement dans la nuit. Un grand sourire régulier et généreux aux dents très blanches, qui effaça un instant l'aspect disgracieux de son visage.

— Aucune coïncidence, poursuivit-il en riant presque. Parce que c'est à cause de mon nom que j'ai rencontré les Masfauré. C'est un patronyme rare et Henri voulait savoir si j'étais de la famille. Il possédait un arbre généalogique très complet. Mais rien à faire, il a dû en convenir. Je ne suis pas de sa branche.

— Masfauré, réfléchit Danglard, irrésistiblement attiré par la moindre énigme savante. « Mas » indiquerait la petite ferme provençale. Mais « fauré » ? De Faurest sans doute ? Forest, Forestier ? La ferme de la forêt ? Vos ancêtres étaient provençaux ?

— Ceux d'Henri, oui. Mais d'ancêtres, moi, je n'en ai pas.

Victor écarta les bras, en habitué de cette confidence.

— J'ai été abandonné à la naissance, et élevé en famille d'accueil, dit-il rapidement. Voici l'Auberge du Creux, enchaîna-t-il en leur désignant des lumières au bord de la route. Cela vous convient ?

— Dépêchons, dit Bourlin.

— L'Auberge du Creux ? répéta Danglard. C'est un nom curieux.

— Vous posez le doigt sur les fêlures, commandant, dit Victor en retrouvant son sourire. Je vous raconterai cela. Après l'Islande, dit-il en ouvrant la porte de l'auberge, à petits carreaux vitrés. Qu'on se débarrasse de cette foutue Islande.


Il y avait encore trois tables occupées à cette heure tardive pour le village, et Victor demanda à la patronne — après l'avoir embrassée — la place la plus éloignée, près de la fenêtre du fond.

— Il y a toujours plus de monde quand les pommes paillasson sont au menu, expliqua-t-il pour Bourlin.

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