XIV

À 10 h 30, Adamsberg, pas rasé et son tee-shirt enfilé à l'envers, avait achevé d'informer les membres de la brigade des circonstances du troisième meurtre. Et du fait que le verre à whisky trouvé chez Céleste ne contenait rien de suspect, ce qui pouvait la blanchir, sauf drame d'amour secret, avait rappelé Danglard. Elle aurait gardé pour elle la dernière trace des lèvres d'Henri Masfauré.

Le communiqué de presse était rédigé, et le lieutenant Froissy se chargeait de le diffuser dans l'instant. Tous ou presque étaient revenus ce matin de leur mission dans les Yvelines.

La salle du concile se vidait et Adamsberg retint Froissy par la manche.

— Lieutenant, dit-il, après avoir lancé l'annonce, mais seulement après, trouvez-moi quelque chose à manger. Je n'ai rien avalé depuis hier soir.

— Je vous fais cela tout de suite, dit Froissy avec fébrilité.

La nourriture était un point faible d'Hélène Froissy, pathologique disaient certains. Loin d'avaler des masses d'aliments avec la décomplexion de Bourlin, Froissy mangeait peu, restait mince et élégante, mais était tenaillée par une crainte panique de manquer. L'armoire métallique de son bureau était convertie en une sorte de réserve de survie en cas de guerre, et les membres de la brigade allaient y piocher çà et là quand les vivres manquaient, durant les heures supplémentaires. Ces ponctions affolaient assez Froissy pour qu'elle les remplace sur-le-champ, prétextant d'irréels motifs pour s'échapper et aller faire des courses. La brusque faim du commissaire retentissait en miroir sur sa propre angoisse. Elle aurait lâché n'importe quelle mission pour nourrir les autres. Hormis ce point douloureux, Froissy était de loin la meilleure informaticienne de l'équipe, suivie de Mercadet. Mais à cette heure, Mercadet dormait, là-haut, dans la pièce du distributeur à boissons.

— Aucune urgence, la rassura Adamsberg. Le communiqué d'abord. Aussi vite que possible. Puis, pendant que je me restaurerai, vous me raconterez ce que vous avez trouvé sur Alice Gauthier.


En dix minutes, la rapide Froissy avait diffusé le communiqué, à présent projeté dans sa course autour du monde, puis apporté de quoi s'alimenter sur le bureau d'Adamsberg. Sur une assiette, avec couteau et fourchette, car le lieutenant ne négligeait pas le service. Adamsberg devinait pourquoi il n'y avait pas de pain frais : Froissy avait craint, le temps d'aller et revenir de la boulangerie, que le commissaire tombât d'inanition. L'urgence nutritionnelle commandait.

— Allez-y, dit Adamsberg en entamant une tranche de pâté.

— C'est de la mousse de sanglier à l'armagnac. J'ai aussi du jambon italien à la chiffonnette, sous vide bien sûr et c'est moins bon, ou du magret de canard, ou des…

— C'est parfait, Froissy, dit Adamsberg en levant une main. Racontez-moi. Vous avez pu savoir quelque chose sur le visiteur d'Alice Gauthier, celui du mardi 7 avril, le jour suivant le passage d'Amédée ?

— Pour le voisin, c'est le même gars qui a frappé à la porte, parce qu'il a entendu ce « Dé » dans le prénom. Et que c'était à la même heure, quand la malade était seule. Mais il ne le jure pas.

— Et que disent les collègues de Gauthier ?

— J'en ai vu deux, et le proviseur. À son retour d'Islande, ils l'ont accueillie comme une sorte d'héroïne, mais elle ne voulait pas entendre parler de ça. Elle refusait toute compassion. Comme on l'a compris, c'était une dure à cuire. Elle a imposé silence sur le sujet et elle l'a obtenu. De sa vie, ils ne savaient rien. Une des collègues pense qu'elle était homosexuelle, mais elle n'en est pas certaine et elle s'en moque. Rien à tirer de tout cela. J'ai questionné le proviseur sur d'éventuels jeunes gens à qui elle en aurait fait baver, et qui pourraient s'être vengés d'elle. Mais selon lui, même en colère, les gosses rentraient dans le rang.

— Même les racketteurs qu'elle a dénoncés ?

— Il semble que oui. Ils étaient jeunes, ils n'ont pas même eu une peine avec sursis. On ne va pas tuer des années après pour cela. Non, le seul point brûlant de sa vie — enfin, glacial —, c'est ce drame en Islande.

— Il n'existe pas de confidente, d'ami, d'amie, à qui elle aurait pu révéler quelque chose, avant de parler à Amédée ?

— Personne en vue. Les deux collègues disent qu'après le drame, elle s'est recluse. Que la femme qu'on voyait parfois l'attendre à la sortie du collège a disparu. Je suppose qu'il s'agissait de son amie, « l'environnementaliste ». Il y aurait donc eu rupture. Quant aux dîners bisannuels entre professeurs, elle n'y venait plus. Les copies étaient toujours rendues corrigées dès le lendemain, preuve qu'elle restait chez elle. Le concierge de son immeuble confirme : pas de sorties, pas d'invités. Et puis elle est tombée malade il y a deux ans. Claquemurée.

— Impasse, conclut Adamsberg. Soit des impasses, soit cent hypothèses qui s'entortillent dans les contradictions et les méandres.

— Ce communiqué va nous tirer de là, commissaire. Quand on aura interrogé tous les survivants de cet îlot de la mort, la brume va se lever en dix minutes, comme là-bas, en Islande.

Adamsberg sourit. Froissy avait l'art de placer parfois quelques phrases optimistes et naïves, comme elle aurait parlé à un enfant. Nourrir, rassurer, consoler.

— Ne quittez pas votre écran, Froissy, ne ratez pas un seul message, je vous en prie.

— Jour et nuit, commissaire, assura Froissy en débarrassant l'assiette vide. J'ai installé une alerte sonore axée sur toute réponse à cette annonce.


Et jour et nuit, elle était capable de le faire. Somnoler dans son fauteuil, guetter le signal. Alerte sonore ciblée, Adamsberg ne savait même pas que cela existait, dans les « sorcières qui comptent ».

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