XXXV

Le patron leur avait servi un petit-déjeuner dont il était apparemment hors de question de manquer une seule étape, café à volonté, lait aigre, pâté, jambon, fromage, galettes de seigle. Ils rejoignirent la chambre de Veyrenc, un peu alourdis, une nouvelle tasse de café en main. Seule chambre qui disposait d'une petite table, et où Adamsberg parvint à capter le réseau. En attendant l'arrivée du descendant de Desmoulins, Adamsberg ouvrit la fenêtre et promena son regard sur les montagnes noires et blanches. Almar avait dit juste, le bleu du ciel était d'une matière exceptionnelle, donnant aux reliefs une précision telle qu'ils en tremblaient.

— Ça commence, grogna Retancourt. Danglard aux manettes.

— Temps parfait, dit Adamsberg en fermant la fenêtre.

À nouveau les quatre photos des morts qui claquèrent sur la table.

— La rumeur de ces meurtres court dans la salle du buffet, admit le descendant de Desmoulins. Non, je ne vois pas qui sont ces gens.

La voix de Jacques Mallemort était paisible et assurée, sans irritation aucune.

— Encore que celui-ci me dit quelque chose.

— C'est un occasionnel qui a viré participant. Angelino Gonzalez.

— Oh, il s'est pris au jeu, hein ?

— Le voici représenté en habit, dit Danglard.

— Joli dessin, apprécia Mallemort. Oui, je le situe à présent. Il nous a fait un incroyable Hébert, jurant comme un charretier. Et l'expression scandalisée de Robespierre en réponse, très convaincante.

— Aucune information sur lui ?

— Nous ne nous sommes jamais parlé. Là-bas, nous en disons peu sur nous-mêmes. Ce n'est pas le but.

— Ce que nous cherchons à savoir, c'est la raison de votre présence à cette assemblée.

On entendit le grincement particulier du dossier de la chaise, que tous connaissaient bien, parmi tous les petits sons rituels de la brigade, y compris le bruit du chat sautant au bas de la photocopieuse, quand le désir de fouiller la poubelle à papiers avait raison de sa paresse. Mallemort-Desmoulins se penchait donc en arrière.

— Je vois, dit-il. Enquête criminelle. Quelqu'un s'attaque aux membres de l'Assemblée. Et moi, descendant de Desmoulins — je ne sais pas comment vous l'avez découvert — je puis faire un joli suspect. Rongé, plus de deux siècles après, par l'atrocité de l'exécution de mes ancêtres, je venge l'honneur du doux Camille en abattant ces gens. Savez-vous combien nous sommes ? Presque sept cents. C'est un programme ogresque, mieux vaudrait bloquer les issues et lancer un formidable brasier, non ?

Voix toujours posée, sans trace d'inquiétude. L'homme paraissait plutôt réfléchir à haute voix que se défendre de quoi que ce soit.

— Il serait plus probable, reprit-il, examinant la situation en place des policiers, que l'homme visé soit Robespierre. Je dis Robespierre car celui qui l'incarne est spectaculaire. Pour un peu, ce serait presque inquiétant. Mais avant, votre meurtrier chercherait à l'ébranler par d'autres meurtres, l'effrayer, en lui montrant comment la mort s'approche de lui. Je suppose que vous avez réussi à le rencontrer ? L'acteur ?

— Oui, dit Danglard avec réticence.


« Il est moins à l'aise avec lui qu'avec Sanson, chuchota Adamsberg. Il ne sait pas trop comment saisir ce visage léger et cette bouche de fille. »


— Et a-t-il peur ? Robespierre ? demanda Mallemort.

— Je dirais que non. Il se soucie surtout de ses membres. Ma question, monsieur Mallemort ?

— Je ne l'ai pas oubliée, et on entendit un sourire dans l'intonation. J'en suis à mon deuxième cycle dans l'Assemblée. Quatre ans déjà.

— Vous assistez donc à toutes ces séances pour la seconde fois ?

— C'est cela. Mais mes motivations se sont étrangement modifiées avec le temps. Si bien que j'ai deux réponses à votre « Pourquoi ? ».

— Si bien qu'il y a deux « Pourquoi ».

— Voilà. Pour le premier, pour mon entrée à l'Association, c'est assez simple. Je suis historien.

— Nous savons cela. Vous êtes professeur d'histoire moderne à l'université de Nanterre.

— C'est cela. Je voulais comprendre comment Robespierre en était arrivé à faire trancher la tête de ce Camille qui le vénérait, de ce fidèle et affectueux compagnon. Je songeais à un petit article sur la question. Encore que l'ancêtre Desmoulins, excellent mari et père, ne fut pas si parfait. On dit qu'un soir il glissa entre les mains d'une très jeune fille un livre licencieux. Que Robespierre le lui arracha et que, de ce jour, l'arrêt de mort de Camille était signé.

— On a su cela, dit Danglard sans s'étendre.

— Tant de temps après, demanda Mordent, sa décapitation et celle de sa jeune femme vous révoltent-elles encore ?

— Dans les noirs tréfonds de moi-même ? dit Mallemort, et une nouvelle fois un net sourire fut perceptible dans sa voix. Aux débuts sans doute. Tradition de famille, vous comprenez. Mais cela s'est atténué. Les séances auxquelles j'ai assisté m'ont donné une clef, je crois.

— Qui est ?

— L'abstraction du meurtre chez Robespierre. D'ailleurs les exécutions se passaient toujours hors de sa vue, elles étaient dématérialisées. Comme s'il avait guillotiné, non pas des hommes, mais des concepts : le vice, la trahison, l'hypocrisie, la vanité, le mensonge, l'argent, le sexe. Camille, l'amoureux, l'ami tendre, éventuellement pervers, pouvait représenter ce « vice » auquel il ne pouvait atteindre. Mais je suis trop long n'est-ce pas ?

— Je vous en prie, dit Danglard. Et le second « pourquoi ? » Pourquoi recommencer ? Pourquoi assistez-vous à un second cycle ?

Silence, grincement du dossier de la chaise.


« Faudra la graisser, cette chaise », dit Veyrenc.


— Autant le premier « pourquoi » est simple à résoudre par une compulsion d'historien doublée d'une fatalité familiale, c'est classique. Autant le second m'embarrasse. Disons que lors du premier cycle, j'ai ressenti, je crois, ce qui était arrivé à Robespierre. Et lors du second, j'ai compris ce qu'avait vécu Camille.

— C'est-à-dire, proposa Danglard en hésitant, que vous vous êtes entiché de Robespierre ?

— Merci de le dire à ma place, commandant. On peut fumer ? Je suppose que non.

Bruits de papiers, de cendrier de verre, grattement d'un briquet.

— Cela s'est fait peu à peu, insensiblement. Je ne venais plus pour Camille, mais pour lui. Cela m'a beaucoup perturbé. Quelles étaient les raisons de ma fascination ? Quelles étaient les causes de cette quasi-hypnose ? Puis j'ai observé les autres membres. Ils étaient tous saisis, ou presque. On m'a dit que le secrétaire menait une étude sur ce thème, sur ce toboggan psychologique que nous faisait dévaler Robespierre, ce tourbillon addictif dans lequel s'était fait avaler mon ancêtre.

Puis Danglard et Mallemort se mirent à sortir des termes de l'interrogatoire, discutant de points d'Histoire, de la loi de Prairial, de la paranoïa, de l'Être suprême, de l'enfance de Robespierre, des ambiguïtés amoureuses de Desmoulins, de la réaction thermidorienne.

Adamsberg secouait la tête.

— Il n'y a pas que moi, Retancourt, qui sors des pistes, dit-il.

— Danglard jette le gant, résuma Veyrenc. Encore un peu et ils vont aller déjeuner bras dessus bras dessous à la Brasserie des philosophes.

— Alors, dit Retancourt assombrie, nos trois descendants ne mènent à rien ?

— Pelote d'algues impénétrable, je le répète depuis le début, dit Adamsberg. Immobile. Les descendants restent néanmoins à surveiller, ils sont à bonne école pour jouer des rôles et mentir.

— Mais les pistes ne sont pas miroitantes, dit Veyrenc.

— Opaques, confirma Adamsberg. Dans cette association, tout le monde avance costumé, masqué, grimé, sans nom et sans visage, des personnages et non des personnes, feignant de ne pas se connaître. Simulacres, apparences, feintes, illusions, fantasmes, pas une once de vérité à engranger. Ils nous disent ce qu'ils veulent : un groupe d'infiltrés, soi-disant « occasionnels », des descendants de guillotinés. Et alors ? Ils peuvent nous en servir autant qu'ils veulent. Qui croire et où aller ? Si cela se trouve, ils sont sept cents à décider d'en tuer sept cents.

— Silence, dit Veyrenc. Ils reprennent. Possible que Danglard ait fait simplement diversion.

— Complicité entre érudits, approuva Adamsberg.

La voix de Danglard, légère, animée de curiosité, cessant d'être inquisitrice.

— Mais ce patronyme, « Mallemort », est plutôt rare, non ? Autrement dit la « mauvaise mort ». Il y a une commune de ce nom dans les Bouches-du-Rhône. Mais un patronyme ?

On entendit le rire léger de l'historien.

— Vous posez le doigt sur les blessures intimes de l'Histoire, commandant. En 1847, un aïeul obsédé par le sort de Camille, et qui se nommait communément Moutier, adressa une demande argumentée au maire de Mallemort pour avoir le droit de porter ce nom. Afin, disait-il, que le souvenir de la « mauvaise mort » de l'ancêtre ne s'efface jamais des esprits de ses descendants. Vu le contexte prérévolutionnaire, cela lui fut accordé.

— Charmante idée.

— S'il n'y avait que cela.

— Vous portez son prénom, c'est cela ? Jacques Horace ?

— Ici vous faites erreur. Camille ne s'appelait pas Horace.

— Je ne parle pas de lui. Mais de l'enfant laissé orphelin. Horace Camille.

De nouveau le rire léger, cette fois embarrassé.

— Qu'ai-je à vous apprendre, commandant ?

— Et malgré ce poids, ce nom — Horace Mallemort —, pas de hantise, pas de phobie, pas de vengeance ?

— Je me suis expliqué. Et vous, commandant, la famille ?

— La moitié est morte de silicose dans les mines du Nord.

— De quoi vouloir assassiner tous les rois du charbon ?

— Pas nécessairement. Un déjeuner ?

Adamsberg se leva.

— Cela va se terminer au vin blanc, dit-il en soupirant. On se retrouve dans quinze minutes en bas. Le bleu criant du ciel nous fera du bien.

— Il suffit d'un éternuement pour que tout change, rappela Retancourt.

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