XVI

Il n'arriva qu'à 9 h 20 à la brigade le lundi matin. Pelote, mauvais sommeil. Une douzaine de ses hommes s'était groupée à la réception autour du brigadier Gardon, tous dominés par la masse de Retancourt, qui semblait équilibrer la composition de l'ensemble, conférer un axe à cette scène un peu picturale. Ils attendaient, muets, tendus, les regards portés vers le bureau d'accueil, comme si Gardon tenait entre ses mains une aumône de la Providence ou un engin explosif. Jamais Gardon ne s'était trouvé dans une telle situation, devenu le centre de la curiosité de tous, et il ne savait que dire ou faire. Bien qu'on sût les capacités de Gardon limitées, personne ne s'avisait de lui prendre la lettre des mains. C'eût été offenser le réceptionniste. C'était lui qui avait reçu la missive, c'était lui qui devait s'acquitter de sa tâche.

— Ça a été déposé par porteur spécial, expliqua-t-il au commissaire.

— Ça quoi, Gardon ?

— La lettre. Elle vous est adressée. Mais comme le papier est épais, comme l'écriture est jolie, comme sur un faire-part de mariage, commissaire, et comme il y a ça, dit-il en pointant son index sur l'angle gauche de l'enveloppe, je l'ai montrée au lieutenant Veyrenc et ensuite, tout le monde est arrivé pour la voir.

Gardon la remit à plat entre les mains d'Adamsberg, comme s'il la lui tendait sur un plateau d'argent, et chacun conserva sa posture, sans que les corps ne bougent, seuls les regards se tournant à présent vers le commissaire. « Ils savent un truc que tu sais pas », pensa Adamsberg en entendant la voix éraillée de Lucio.

Adresse libellée à la plume, et non au feutre ou au stylo-bille, écriture presque calligraphiée, enveloppe de luxe, doublée. Il hésitait presque à déchiffrer le petit nom de l'expéditeur, en haut à gauche, qui semblait avoir statufié son équipe :

ASSOCIATION D'ÉTUDE DES ÉCRITS DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE

Ses doigts se serrèrent légèrement sur l'enveloppe et il releva la tête.

— La guillotine, dit Veyrenc à voix basse, résumant les pensées — la pensée unique — de tous, qui hochèrent la tête, écartèrent les mains, frottèrent leurs joues.

L'interprétation du signe par Adamsberg les avait amusés ou agacés : simple perte de temps, balade hors piste dans les nuées, ce à quoi il les avait habitués depuis longtemps, et ils n'y avaient pas attaché d'importance, à l'exception de Veyrenc. Adamsberg croisa son regard, qui souriait.

Sa lame affreuse brille dans le jour qui lève, déclama le lieutenant à voix basse,

Ses tréteaux noirs se dressent vers la voûte céleste,

Elle se penche glacée vers une vie qu'on enlève

Nous refusions de voir cette image funeste.

— Les « e » muets, bon sang, Veyrenc, les « e » muets, dit Danglard.

Veyrenc haussa les épaules. Sa manie — héritée de sa grand-mère pourtant inculte — de débiter des faux et mauvais vers qu'il disait « raciniens », indisposait le commandant. Seul parmi les autres, Danglard avait la tête baissée, les épaules voûtées. Adamsberg pouvait saisir ses pensées. Son adjoint remâchait son échec à déchiffrer le signe, puis son opposition un peu caustique à l'interprétation d'Adamsberg. Comme les autres, il avait refusé de considérer cette image funeste.

— Ben une lettre, commissaire, ça s'ouvre, non ? dit Gardon sans offense, et son intervention brisa prosaïquement ce moment de tension collective qui les avait emportés dans quelque terre inquiétante ou, peut-être, poétique.

— Un coupe-papier, dit Adamsberg en tendant la main. Je ne vais pas déchirer cela avec le doigt. Salle du concile, ajouta-t-il, réunissez tous ceux qui traînent dans les bureaux ou au distributeur.

— Mercadet nourrit le chat, précisa Estalère.

— Eh bien descendez-moi le chat et Mercadet.

— J'y vais, dit Retancourt, et nul ne s'y opposa, car descendre La Boule et le lieutenant à moitié endormi n'était pas une prouesse facile, surtout avec cette foutue marche inégale sur laquelle chacun trébuchait régulièrement.

Adamsberg lut d'abord la lettre pour lui-même pendant qu'Estalère officiait en distribuant les cafés en salle du concile. Adamsberg ne savait pas lire à haute voix de manière fluide, et il butait sur les mots, voire les modifiait. Non qu'il en éprouvât de la gêne devant ses adjoints, mais il préférait leur livrer un texte à peu près clair, pressentant que la prose de son correspondant raffiné ne serait pas des plus simples.

Froissy entra la dernière dans la pièce, les yeux battus par sa veille de trois jours et trois nuits devant l'écran muet.

— Finalement, une réponse nous est parvenue, mais à l'ancienne, lui dit Adamsberg.

Adamsberg attendit que le tintement des petites cuillères dans les tasses se soit apaisé pour commencer sa lecture.

— De François Château, Président de l'Association d'Étude des Écrits de Maximilien Robespierre.

Monsieur le commissaire,

Ce n'est qu'hier tard dans la nuit que j'ai su, par un collègue, l'annonce que vos services ont fait paraître concernant l'assassinat récent de trois personnes, à peu de jours de distance, soit de Mme Alice Gauthier, et de MM. Henri Masfauré et Jean Breuguel. Votre dite annonce m'en a appris les noms, dont je n'avais pas connaissance. En revanche, j'ai reconnu sur les photographies ces trois malheureuses victimes, et ce sans le moindre doute.

Il me paraît de la plus haute importance de vous faire savoir qu'elles étaient toutes trois membres de l'Association susnommée dont j'ai l'honneur d'être le président. Bien que visiteurs occasionnels, ces personnes apparaissaient à nos assemblées depuis quelque sept à dix années — je ne saurais être plus précis — une ou deux fois l'an, et vers le début de l'automne et au printemps.

Leur « disparition » ne m'aurait aucunement inquiété sans la lecture de votre communiqué. Il n'existe dans nos statuts aucune obligation de présence, et chacun est libre de venir et partir à sa guise. Néanmoins, la coïncidence entre ces trois décès et leur fréquentation de notre groupe d'études m'alerte légitimement. D'autant que je relève l'absence notable d'un quatrième membre, beaucoup plus assidu, et qui semblait entretenir quelque contact avec les disparus. Tout au moins se saluaient-ils, j'en suis certain.

Veuillez pardonner par avance la longueur de ce courrier, mais vous comprendrez aisément que je redoute — pour choisir une formule qu'un policier ne désavouerait pas — qu'un assassin ne sévisse dans nos murs, ce qui aurait pour effet d'autres possibles morts tragiques et la fin assurée de nos activités.


Pour ces raisons, je vous serais vivement reconnaissant d'accepter de me rencontrer dans les meilleurs délais, et si possible à 12 h 30, au reçu de cette lettre. Au vu de ces éléments alarmants, il semble hautement préférable que nul ne me voie entrer dans vos locaux. Je vous serais donc très obligé — tout en vous priant de m'excuser pour ces façons inhabituelles que dictent les circonstances — de vous rendre au Café des joueurs, rue des Tanneurs, et de vous présenter au patron comme une de mes connaissances. Il vous fera sortir par l'issue arrière, et par une ruelle qui vous mènera à un parking en sous-sol. Par l'escalier 4, vous déboucherez à deux pas de la porte arrière du café La Tournée de la Tournelle, sur le quai du même nom. Je serai assis à une table mal éclairée dans le fond de la salle à droite, je lirai, face à vous, Motos d'hier et d'aujourd'hui. Merci de prendre cette lettre sur vous afin que je sois assuré de votre identité.


Je vous prie de croire, monsieur le commissaire, en l'expression de mes sentiments les plus respectueux.

Adamsberg n'avait buté que sur une dizaine de mots — et qui ne l'aurait pas fait ? se dit-il. Un silence décontenancé suivit cette lecture, plus dû sur l'instant au ton de la lettre qu'à son contenu.

— On peut réentendre ? demanda Danglard, en notant les yeux affolés d'Estalère, qui avait manifestement perdu prise.

Adamsberg regarda machinalement ses deux montres arrêtées, demanda l'heure — 10 h 10 — et s'exécuta sans que nul ne soulève d'objection.


— Adieu l'Islande, résuma Voisenet quand le commissaire reposa la lettre.

— En effet, dit Noël. Ce n'est pas demain la veille que tu iras scruter les poissons dans les eaux arctiques. En revanche, et si je comprends bien, on va plonger dans un aquarium où nagent des poissons autrement bizarres que tous ceux que tu connais. Un aquarium à cinglés de robespierristes, ça vaut le détour, sûrement.

— Climat également glaciaire, dit Voisenet.

— Rien n'indique qu'il s'agisse d'une société de « robespierristes », dit Mordent avec ce léger mépris qu'il avait pour s'adresser à Noël. Mais de chercheurs qui analysent les textes de Robespierre. C'est une grosse nuance.

— Même, dit Noël, c'est quand même des types qui se passionnent pour ce gars. On est à la brigade criminelle ici. On ne va pas se mettre à défendre les tueurs de masse, si ?

— Fin du débat, Noël, dit Adamsberg.

Noël se renfonça dans son gros blouson de cuir, cette carapace virile le faisant paraître deux fois plus râblé qu'il ne l'était.

— Piège ? demanda Justin en tendant un doigt délicat vers la lettre. Il vous demande de passer par un véritable dédale pour le rejoindre.

— C'est fou ce que les gens connaissent comme trucs pour semer les flics, dit Kernorkian.

— Ce qui est plutôt rassurant, en un sens, commenta Adamsberg.

— On vous demande, insista Justin, d'aller retrouver là-bas, si la ruelle ou le parking ne sont pas un coupe-gorge, un inconnu qui parle comme un livre, dont on ne sait pas s'il dit la vérité, ni s'il est vraiment président de cette association. Tout cela fait très conspirateur, cela sent son intrigue à l'ancienne.

— Je ne serai pas seul, Justin. Veyrenc et Danglard viennent avec moi, ils m'aideront à faire le liant, l'enveloppement historique de la conversation.

— Le fond de sauce en quelque sorte, dit Voisenet.

— L'Histoire n'est pas un fond de sauce, protesta Danglard.

— Pardon, commandant.

— Et en protection, continua Adamsberg, car on ne sait jamais en effet, cinq agents avec moi sur les arrières. C'est-à-dire vous seule, Retancourt. Attendez-nous dans le parking et suivez-nous. C'est le point dangereux du parcours. Puis entrez à La Tournée de la Tournelle par la porte principale, comme n'importe quelle cliente qui vient déjeuner. Ne vous faites pas remarquer.

— Ce qui sera difficile, ironisa Noël.

— Moins qu'à vous, lieutenant, dit Adamsberg. Vous sentez la flicaille d'assaut à cent mètres. Au lieu que Retancourt inquiète et rassure à son gré.

Adamsberg lut sur le calme visage de Retancourt que l'offense de Noël se paierait, ce ne serait pas la première fois.

— L'Association existe bel et bien, je viens de vérifier, dit Froissy qui quittait rarement son écran et à qui le dernier échange avait échappé. Elle a été fondée il y a douze ans. Mais sur ce lien, on ne sait pas les noms de ceux qui la gèrent.

— On vérifiera au Journal officiel, dit Mercadet. Je m'en charge.

— Leur site est on ne peut plus sobre, continua Froissy. Reproductions d'époque, quelques textes de Robespierre, photos du lieu, dates des assemblées, et une adresse. Cela ressemble à une ancienne halle ou que sais-je.

Danglard se déplaça pour examiner l'écran.

— Sans doute une grange à grains, dit-il. La légère voussure au haut des fenêtres indique une construction de la fin du XVIIIe siècle. Où est-ce ?

— Tout au nord, en lisière de Saint-Ouen, au 42, rue des Courts-Logis, répondit Froissy. Ils déclarent six cent quatre-vingt-sept membres inscrits. Ils disposent d'une vaste salle de débats, avec tribunes, plus une cafétéria, un salon, des vestiaires. Les réunions — dites « ordinaires » ou « exceptionnelles » — ont lieu une fois par semaine, le lundi soir.

— Ce soir donc, dit Adamsberg avec un léger frémissement.

— Et ce soir est une « exceptionnelle », ajouta Froissy.

— À quelle heure ?

— 20 heures.

— Il faut beaucoup d'argent pour louer un lieu pareil. Cherchez là-dessus, Froissy. Propriétaire, locataires, etc.

La station assise avait assez duré pour le commissaire qui se leva pour arpenter la grande salle.

— N'oublions pas qu'on nous balade depuis le début, dit-il. On nous envoie sur l'Islande, en même temps qu'on nous prépare à la guillotine, avec un signe assez peu clair pour qu'on ne le décrypte pas facilement. Puis, avec l'assassinat de Jean Breuguel, on nous conduit à nouveau sur l'Islande, à tort, pour nous renvoyer sur la guillotine, mais avec un signe gravé un peu différemment. Tremblant. On rebondit de suicides en meurtres, puis de suspects en suspects, Amédée, Victor, Céleste, Pelletier, ou le « tueur de l'île ». Et maintenant nous voici face à Robespierre. Ou plutôt face à un meurtrier qui, au sein de cette association, dézingue des passionnés de Robespierre.

— Un infiltré, quoi, dit Kernorkian.

— Ou des infiltrés. Meurtres politiques ?

— Ou vengeance personnelle, proposa Voisenet. Car pour des robespierristes, nos trois victimes ne semblaient pas très assidues aux assemblées.

— Si ce président dit la vérité.

— Et s'il existe.

— Ou bien, dit Mordent, comme le suggère le gars — comment s'appelle-t-il au fait ?

— François Château.

— Ou bien, comme le suggère ce François Château, on cherche à ruiner cette association. Qui resterait dans un groupe où un tueur fou élimine ses membres ? En moins d'un an, il sera dépeuplé et fermé. Soit cause politique, soit cause personnelle.

— Mais pourquoi alors, dit Justin en fixant ses notes, nous envoie-t-on au début sur le drame islandais ?

— Je ne sais pas si on nous y a jamais « envoyés », dit lentement Adamsberg en revenant sur ses pas. J'ai fait une erreur, ou je me suis mal exprimé, ou je me suis perdu. C'est cette foutue boule d'algues, une chatte n'y retrouverait pas ses petits.

— Même pas La Boule, dit Estalère.

— Personne ne nous a orientés, poursuivit Adamsberg. On s'est orientés tout seuls. Dès le premier meurtre, le tueur avait laissé un signe qui n'avait rien à voir avec l'Islande. Mais il y avait eu cette lettre d'Alice Gauthier, alors il y a eu Amédée, et le deuxième assassinat au Creux, et le rocher islandais. Nous sommes allés tout seuls en Islande.

— Là où la brume tombe en cinq minutes et nous avale, dit Mordent en hochant la tête.

Pourquoi mènes-tu

ton chargement de brouillard

sorcière du crachin

sur les champs ?

Danglard le regarda, un peu stupéfait.

— Pardon d'interrompre, dit Mordent. Et ce n'est pas de moi, Veyrenc, c'est un poème islandais.

Puis Mordent allongea son maigre cou, signe de préoccupation du héron embarrassé.

— Il n'empêche que les premières victimes avaient toutes deux été en Islande, dit-il. Coïncidence ? On n'aime pas les coïncidences.

— Pas forcément, dit Adamsberg en amorçant un nouveau tournant dans sa marche. Ces deux-là ont pu se revoir après le drame. Supposons que l'un d'eux soit affilié à cette association d'études. Et que le premier, disons Henri Masfauré, ait initié le second, disons Alice Gauthier, aux réunions de la société Robespierre.

— Rien n'indique une activité de ce genre chez Gauthier ou Masfauré.

— Et pourtant, si ce président dit vrai, ils étaient bel et bien membres de cette société, Mordent. Et Jean Breuguel de même. Ce n'est pas forcément le genre de choses que l'on crie sur les toits. « Études robespierristes », ça n'aurait pas forcément plu au proviseur de Mme Gauthier ou aux commanditaires industriels de Masfauré.

— Le sujet reste brûlant, confirma Danglard.

— Mais si le tueur n'a rien à voir avec l'Islande, dit Mercadet, pourquoi a-t-il apporté des livres chez Jean Breuguel ?

— Pour se foutre de nous, lieutenant, pour nous encourager sur la fausse piste sur laquelle nous étions lancés, et pour nous éloigner de l'association. Ce qui expliquerait que cette guillotine fût si alambiquée. Il avait besoin de la dessiner, mais non pas qu'on l'identifie.

— Je l'ai, dit la voix fluette de Froissy.

— Quoi ?

— La halle, dite la « Grange au blé », appartient à la ville de Saint-Ouen. Elle est louée par divers groupements, et une fois par semaine par l'association Robespierre. Locataire déclaré pour les lundis : Henri Masfauré, ajouta-t-elle tranquillement, pour cent vingt mille euros par mois.

— Tiens, dit Adamsberg en stoppant sa déambulation. Voici qu'apparaît un pan entier de montagne inexploré, une face du philanthrope demeurée invisible.

— Entre un philanthrope et Robespierre, c'est la terre et la lune.

— Détrompez-vous, Kernorkian, dit Danglard, d'une voix un peu acide. L'esprit de Robespierre était philanthrope, croyez-m'en. Le bonheur des humbles, la subsistance pour tous, l'abolition de l'esclavage, la suppression de la peine de mort — oui, parfaitement —, le suffrage universel, un statut honorable pour tous les conspués, pour les Noirs, les Juifs, les bâtards, et la perfection « sublime » sur cette terre.

— Danglard, coupa Adamsberg, tentons tous de rester collés au sujet. Qui est : un meurtrier dans l'association Robespierre, et qui en exécute les membres. Collés au sujet.

Consigne surprenante de la part d'Adamsberg, qui avait tout de l'éponge dérivante et rien d'un coquillage « collé », plaqué obstinément sur son rocher. Il demanda de nouveau l'heure : 11 h 15.

— Il faudrait changer les piles de ses deux montres, chuchota Froissy.

— On reste collés au sujet, répéta plus fermement Adamsberg. Veyrenc, Danglard, préparez-vous, non armés surtout. Mordent, vérifiez cette affaire de location de la Grange au blé auprès du notaire de Masfauré. Était-ce officiel, ou versé en liquide ? Joignez Victor pour connaître le contenu de sa bibliothèque, livres d'histoire, études sur la Révolution ? Ou bien Masfauré dissimulait-il son inclination ?

— À cent vingt mille par mois, j'appelle cela plus qu'une inclination, dit Mercadet.

— En effet. Vous, Froissy, lancez un avis d'enquête en urgence, mais en interne cette fois, à destination de tous les commissariats et gendarmeries du territoire : on cherche un « suicidé » avec un signe de guillotine. Envoyez-leur le dessin, sous ses trois formes déjà connues.

— Quel suicidé ? demanda Estalère.

— Rappelez-vous, expliqua Adamsberg avec la patience protectrice dont il faisait toujours preuve avec le brigadier, que François Château nous signale un quatrième homme manquant, ayant eu quelques contacts avec nos morts. Vrai ou faux, on le cherche. Les flics ont pu passer à côté d'un faux suicide.

— Sans remarquer le signe, compléta Mercadet. Il était presque invisible chez Masfauré, et Bourlin ne l'a trouvé chez Breuguel qu'en raison des livres sur l'Islande.

— On commence à prospecter sur les suicidés du dernier mois. Que les agents retournent sur les lieux en quête du signe. Si cela ne donne rien, même investigation pour les suicidés du mois précédent, et ainsi de suite. Prévenez le divisionnaire de l'extension des recherches. Justin, rédigez l'avis et vous, Froissy, imitez ma signature. On quitte les lieux dans dix minutes. Retancourt, préparez-vous et partez en avant-garde.


— Danglard, demanda Adamsberg en sortant de la salle, c'est à propos de quoi ce truc de « Si la montagne ne vient pas à toi, c'est toi qui iras à la montagne » ?

— Je croyais qu'on devait coller au sujet, dit Danglard un peu sèchement.

— C'est vrai. Mais Mordent n'était pas obligé de nous réciter ce poème islandais. Vous les contaminez, commandant, tous autant qu'ils sont. À la fin, il n'y aura plus un seul flic concentré dans cette brigade. Et j'ai besoin de flics concentrés.

— Parce que vous ne l'êtes pas.

— Exactement. Alors, ce truc de la montagne ?

— Ce n'est pas à proprement parler un « truc », commissaire. Il s'agit d'une parole coranique. Il s'agit même de Mahomet, tout bonnement. « Si la montagne ne vient pas à Mahomet, c'est Mahomet qui ira à la montagne. »

— Eh bien en ce qui me concerne, et plus modestement, je dis : « Si je n'ai pas été à la montagne, la montagne est venue à moi. » Parce que je n'ai pas vu la route.

— Si. Vous avez compris le signe.

— Mais je n'ai pas été au-delà, Danglard. Je n'ai pas franchi cette guillotine.

— Mieux vaut pas, commissaire.

— Et sans la lettre de ce matin, on serait toujours figés sur place.

— Mais il y a eu la lettre. Et il y a eu la lettre parce qu'il y a eu votre annonce.

— Commandant, vous êtes clément avec moi, aujourd'hui, dit Adamsberg en souriant.

Загрузка...