XVII

Adamsberg appela le commissaire Bourlin depuis la voiture.

— On quitte l'Islande, Bourlin, dit-il. Définitivement.

— On appareille pour où ?

— Pour l'Association des études de Robespierre.

— L'Association d'Étude des Écrits de Maximilien Robespierre, corrigea Danglard à forte voix.

— Merde, dit Bourlin. Ta guillotine.

— Le président nous a écrit en personne, il déplore trois membres manquants.

— Nos trois suicidés.

— Parfaitement. Et un quatrième serait absent, selon lui.

— Ils sont combien là-dedans ?

— Presque sept cents.

— Merde, répéta Bourlin.

— C'est ce que je voulais te dire.

— Tu crois possible que le tueur y foute une bombe ? Histoire de gagner du temps ?

— Non, il s'amuse trop. Pour le moment.


Le patron du petit Café des joueurs guettait leur arrivée.

— On ne m'a pas dit que vous seriez trois.

— On ne nous l'a pas interdit non plus, dit Adamsberg en tirant la lettre de sa poche.

La simple vue de l'écriture sophistiquée apaisa l'homme, qui les mena à la porte de sortie arrière. Puis à une courette, puis à une seconde, puis à une ruelle et une porte en fer de sécurité incendie.

— Par là, vous descendez dans le parking de la Tournelle. Je suppose qu'on vous a indiqué quelle sortie prendre ?

— Oui.

— Alors dépêchez-vous, ajouta l'homme en regardant de droite et de gauche. Et faites-vous discrets. Encore qu'avec lui, ajouta-t-il en désignant la chevelure de Veyrenc, c'est perdu d'avance.

Puis il rebroussa chemin sans un signe. Justin avait raison : relents de conspiration, de conjuration, de comploteurs à l'ancienne mode.

— Un peu ridicule, non ? dit Veyrenc.

— Sans doute, dit Adamsberg. Mais il n'a pas tort en ce qui te concerne.

— À qui la faute ?

Adamsberg grimaça. Il était certain que personne ne pouvait oublier Veyrenc, ce visage lourd et beau mais coiffé de cette chevelure bicolore, à la manière d'une fourrure de léopard inversée. Il était le dernier flic qu'on enverrait en filature, ou dans une conspiration du XVIIIe siècle. Des gosses qui l'avaient torturé enfant, entaillant son cuir chevelu de quatorze coups de couteau, les cheveux avaient repoussé roux sur les cicatrices. Cela s'était passé là-haut, chez eux, dans le Haut Pré de Laubazac, derrière la vigne. Adamsberg ne s'en souvenait jamais sans une secousse au ventre.

Ils sortirent par l'escalier 4 et poussèrent la porte arrière de La Tournée de la Tournelle. Vaste salle assez luxueuse, nappes blanches, emplie de clients à cette heure. Danglard repéra Retancourt assise en angle, bandeau rose pâle sur ses cheveux courts et blonds, et tailleur assorti. Sur la table, un magazine de lainages pour bébés. L'imposante lieutenant tricotait sans même regarder ses aiguilles, s'interrompant seulement pour prendre une bouchée dans son assiette, tirant sa laine blanche d'un gros cabas fleuri posé à ses pieds.

— Tu étais au courant ? souffla Veyrenc. Qu'elle savait tricoter ? Et si bien ?

— J'avoue que non.

— On ne dirait pas un char d'assaut posté en camouflage ? Non, elle est impeccable. Avec son flingue sous ses pelotes de laine.

— Notre gars est là-bas, dit Danglard, près du portemanteau. Celui en chemise blanche et gilet gris sans manches, celui qui se nettoie les ongles.

— Je ne crois pas, dit Veyrenc. J'imagine mal le président Château se faire les ongles au restaurant.

— Il prend la revue, dit Adamsberg, Motos d'hier et d'aujourd'hui. Il nous jette un œil. Il hésite parce que nous sommes trois.

Ils se présentèrent à sa table, et l'homme se leva à moitié pour leur serrer la main.

— Messieurs ? Avez-vous la lettre ?

Adamsberg ouvrit sa veste, l'enveloppe dépassant de sa poche intérieure.

— Vous êtes le commissaire Adamsberg, n'est-ce pas ? dit François Château. Je crois connaître votre visage. Et ces messieurs sont ?

— Le commandant Danglard et le lieutenant Veyrenc.

— Nous assemblons nos compétences, dit Danglard.

— Prenez place, je vous prie.


Rassuré, Château glissa son cure-ongles en acier poli dans la poche de son gilet et les pria de choisir leur menu, leur recommandant le feuilleté de champignons à l'oseille et le foie de veau à la vénitienne. L'homme n'était pas grand, étroit d'épaules, le visage rond, les joues rosées. Des cheveux châtain-blond clairsemés sur le dessus du crâne, de petits yeux bleus qui n'attiraient pas l'attention. Rien de remarquable, sauf ce cure-ongles incongru et sa posture bien droite, appliquée, tel qu'il serait assis sur une chaise d'église. Adamsberg était désappointé, comme si le président de l'association Robespierre se devait d'être intimidant.

— Vous buvez ? demanda Danglard en examinant la carte des vins.

— Modérément, mais avec plaisir en votre compagnie, dit Château en décrispant son sourire. Du blanc de préférence pour moi.

— Cela me va, dit Danglard en passant aussitôt la commande.

— Je vous prie une nouvelle fois de me pardonner ces manières de vous convoquer. J'y suis hélas contraint.

— Menacé ? demanda Veyrenc.

— Depuis longtemps, dit le petit Château en serrant de nouveau les lèvres. Et cela s'aggrave. Veuillez pardonner de même ces soins d'hygiène pour mes mains, dit-il en tendant ses doigts aux ongles noirs de terre. J'y suis tenu.

— Vous êtes jardinier ? demanda Adamsberg.

— Je viens de mettre en terre trois orangers du Mexique, j'en escompte une belle floraison. Quant aux menaces, messieurs, comprenez que diriger une association centrée sur Robespierre n'a rien de commun avec le pilotage d'un navire de commerce, n'est-ce pas. Il s'agirait plutôt d'un bâtiment de guerre affrontant ennemis et tempêtes, dans la mesure où le seul nom de Robespierre ravive des passions qui montent à l'assaut et déferlent à son bord. J'avoue que lorsque j'ai créé ce groupe d'étude, je ne m'attendais pas à son immense succès, ni à ce qu'il déclenche tant d'ardeurs, qu'elles soient ferventes ou haineuses. Et parfois, dit-il en jouant de la pointe de son couteau sur son assiette, je songe à abdiquer. Trop de cristallisations, de réactions enflammées, de manifestations de culte ou de rejet, qui finissent par transformer notre formation de recherche en une arène à fantasmes. Je le déplore.

— À ce point ? dit Danglard en emplissant les verres, évitant celui d'Adamsberg.

— J'avais anticipé votre défiance, ma foi, c'est très normal. Tenez, je vous ai apporté deux lettres récentes, qui prouvent que ces menaces, n'est-ce pas, n'ont rien d'une plaisanterie. J'en ai beaucoup d'autres au bureau. En voici une, qui date d'il y a environ un mois.

Tu te crois un grand homme, et tu te crois déjà triomphant, mais sauras-tu prévoir, sauras-tu éviter le coup de ma main ? Oui, nous sommes déterminés à t'ôter la vie et à délivrer la France du serpent qui cherche à la déchirer.

— Et en voici une autre, enchaîna Château. Postée le 10 avril. Juste après les assassinats d'Alice Gauthier et d'Henri Masfauré, si je ne me trompe. Comme vous le voyez, le papier est banal et le texte tapé sur ordinateur. Rien à en dire sur l'auteur, hormis que la lettre est partie du Mans, ce qui ne nous aide nullement.

Danglard se jeta avec avidité sur la seconde lettre.

Tous les jours je suis avec toi, je te vois tous les jours. À toute heure mon bras levé cherche ta poitrine. Ô le plus scélérat des hommes, vis encore quelques jours pour penser à moi, dors pour rêver de moi. Adieu. Ce jour-même, en te regardant, je vais jouir de ta terreur.

— Peu banal, n'est-ce pas ? dit Château, tentant un rire. Mais mangez, messieurs.

— D'autant peu banal, dit Danglard d'une voix grave, que ces deux textes sont des copies exactes de véritables courriers adressés à Maximilien Robespierre, après le vote de la terrible loi du 10 juin 1794.

— Qui êtes-vous ? s'exclama Château en reculant brusquement sa chaise. Vous n'êtes pas des flics ! Qui êtes-vous ?

Adamsberg retint l'homme par le bras, chercha son regard pâle. Château respirait vite, mais sembla trouver un peu d'apaisement dans l'expression du commissaire, si tant est qu'il fût commissaire.

— Des flics, nous sommes des flics, l'assura-t-il. Danglard, montrez-lui discrètement votre carte. Le commandant en sait beaucoup sur la période révolutionnaire.

— Je ne connais personne, dit sourdement Château, toujours sur la défensive, qui sache le texte de ces lettres, hormis les historiens.

— Lui, dit Veyrenc en désignant le commandant de sa fourchette.

— La mémoire du commandant Danglard, confirma Adamsberg, est un abîme surnaturel où mieux vaut ne pas mettre les pieds.

— Désolé, dit Danglard en secouant sa longue tête inoffensive. Mais ces lettres sont néanmoins assez connues. Croyez-vous, si j'appartenais à ceux qui vous menacent, que je me serais découvert aussi stupidement ?

— C'est ma foi vrai, dit Château, qui rapprocha sa chaise, un peu rasséréné. Mais tout de même.

Danglard resservit du vin, et adressa un léger signe de tête à Château, en manière de réconciliation.

— À qui ces lettres sont-elles adressées ? demanda-t-il. Sur l'enveloppe, j'entends.

— Croyez-le ou non, à « M. Maximilien Robespierre ». Comme s'il vivait encore. Comme s'il menaçait encore. C'est pourquoi je vous dis que des déments authentiques hantent nos assemblées et s'attaquent à présent à nos membres. Dans le but, du moins je le crois, d'instaurer un climat de terreur qui finira par m'atteindre, moi. Vous avez lu la phrase : Ce jour même, en te regardant, je vais jouir de ta terreur. J'ai créé l'association, j'en ai eu l'idée, j'en ai imaginé le concept, et à ce titre, je la préside depuis douze ans. Il serait ma foi logique que l'auteur des lettres, ou quelque autre forcené, finisse par viser à la tête, n'est-ce pas ?

— Il n'y a personne d'autre avec vous ? demanda Adamsberg.

— Un trésorier et un secrétaire, qui me servent également de gardes du corps. Ce ne sont pas leurs véritables noms qui sont déclarés au Journal officiel. Le mien oui. Ma foi, je ne prenais pas garde, au début.

— Et un financier, ajouta Veyrenc.

— Peut-être.

— Un mécène, même.

— Oui.

— Henri Masfauré.

— Vrai, dit Château. Et qui vient d'être assassiné. Il payait le loyer de la salle. Quand il nous a rejoints, il y a neuf ans, nous étions en mauvaise posture, il a repris les choses en main. Avec sa disparition, le meurtrier coupe le nerf de la guerre, l'argent.

Adamsberg observait le petit président découper avec précision son feuilleté de ses mains terreuses, cherchant une raison d'être à ce contraste chez un homme aussi maniéré. Le noir de la terre ennoblit les mains, celui de la malpropreté les avilit. Quelque chose de cet ordre.

— Si Masfauré, dit-il, était assez passionné pour vous financer, pourquoi ne venait-il pas plus souvent ? Vous avez écrit qu'il était, comme les deux autres victimes, un membre épisodique.

— Henri poursuivait un but scientifique fameux — et même révolutionnaire, le mot n'est pas de trop — et sa tâche l'absorbait tout entier. Il préférait ne pas courir le risque d'être repéré à l'association. Cela n'aurait pas été du goût, n'est-ce pas, de tous ses collaborateurs. Et ma foi, le même problème se pose pour nous tous et pour moi. Je suis chef comptable au Grand Hôtel des Gaules, cent vingt-deux chambres. Vous connaissez ?

— Oui, dit Veyrenc. Mais je vous croyais jardinier.

— Si l'on veut, dit Château d'une voix languissante en regardant ses ongles. Je m'occupe du jardin de l'hôtel, les autres ne savent pas s'y prendre. Cela dit, que mon directeur apprenne quelle association je préside et je suis à la rue. Car qui cherche à s'approcher de Robespierre est nécessairement douteux, c'est aussi simple que cela dans l'esprit des gens. Henri se satisfaisait simplement de savoir que l'association vivait. Il y venait deux fois par an.

— À votre idée, demanda Adamsberg, est-ce Masfauré qui a invité Alice Gauthier, la femme assassinée, à assister à quelques séances ?

— C'est ma foi probable. Car ils étaient parfois l'un à côté de l'autre. J'ai dû voir cette Mme Gauthier, et ce M. Breuguel, environ une vingtaine de fois, pas plus. J'ai pu les reconnaître sur vos photos car eux n'étaient pas déguisés. Ils assistaient aux séances derrière la barrière, en arrière des députés.

— Déguisés ? dit Adamsberg.

— Je ne comprends pas, intervint Veyrenc. Il existe en France d'autres groupes de recherche sur Robespierre. Des historiens qui étudient, épluchent, analysent et publient leurs résultats dans une ambiance studieuse. Mais votre association déclenche des troubles, des ferveurs et des haines.

— C'est un fait, dit Château en se redressant plus encore pour faire place à l'arrivée des foies de veau à la vénitienne.

— C'est que M. Château, dit Danglard, nous a parlé d'un « concept », qui nécessite la location coûteuse d'un vaste bâtiment. Avec des séances « exceptionnelles ». J'imagine que nous sommes là au cœur du problème : vous ne faites pas qu'éplucher des archives ?

— C'est juste, commandant. Je vous ai apporté quelques photos qui vous éclaireront mieux que mes propos. Car je reconnais, ajouta-t-il en plongeant dans sa sacoche pour en tirer les documents, qu'à force d'entendre des discours du XVIIIe siècle à longueur d'année, j'ai pris la fâcheuse habitude de m'exprimer d'une manière ampoulée qui ne facilite pas les choses. Même à l'hôtel, n'est-ce pas.


Une douzaine de clichés circulèrent sur la table. Dans une très vaste salle, éclairée par de hauts lustres équipés de fausses bougies, quelque trois à quatre cents personnes, toutes en habit de la fin du XVIIIe siècle, se pressaient autour d'une tribune, les unes au centre, les autres sur des gradins, certaines assises, certaines debout, ou bien dressées, des mains levées, des bras tendus, semblant apostropher ou applaudir l'orateur sur son estrade. Au-dessus d'eux, dans des tribunes latérales, une centaine d'hommes et de femmes en costume ordinaire mais discret, se fondant dans l'ombre, dont beaucoup se penchaient par-dessus la balustrade. Des drapeaux tricolores qui flottaient çà et là. Les prises de vue étaient trop larges pour distinguer un visage. Mais on pouvait presque entendre le son de cette salle, son bruit de fond, la voix de l'orateur, des murmures, des éclats, des invectives.

— Étonnant, dit Danglard.

— Cela vous plaît-il ? demanda Château avec un vrai sourire et quelque fierté.

— C'est une représentation ? demanda Adamsberg. Un spectacle ?

— Non, dit Danglard en passant d'une photo à une autre. Il s'agit d'une très fidèle reconstitution des séances de l'Assemblée nationale pendant la Révolution. Je me trompe ?

— Non pas, dit Château dont le sourire s'élargissait.

— Je suppose que les discours déclamés par les orateurs et les députés sont fidèles aux textes historiques ?

— Cela va de soi. Chaque membre reçoit avant la date de l'assemblée le texte complet qui sera déroulé ce soir-là, y compris ses propres interventions, selon son rôle. Cela s'effectue via un site Internet dont chacun a le code.

— Son rôle ? demanda Adamsberg.

À quoi bon « jouer » la Révolution ?

— Nécessairement, dit Château. Tel membre va jouer Danton, tel incarnera Brissot, Billaud-Varenne, Robespierre, Hébert, Couthon, Saint-Just, Fouché, Barère, et à la suite. Il doit connaître par avance le discours qu'il a à tenir. Nous fonctionnons par cycles, sur deux ans : depuis les séances de l'Assemblée constituante jusqu'à celles de la Convention. Nous ne les reproduisons pas toutes ! Ou bien les cycles dureraient cinq ans, n'est-ce pas. Nous choisissons les journées les plus représentatives, ou mémorables. En bref, nous faisons vivre l'Histoire, scrupuleusement. Le résultat est assez impressionnant.

— Et qu'appelez-vous, dit Adamsberg, les séances « exceptionnelles » ? Comme celle de ce soir ?

— Celles où paraît Robespierre. Elles attirent beaucoup plus de monde. Il n'est présent que deux fois par mois car son rôle est long et épuisant. Et lui, on ne peut pas le remplacer. En ce moment pourtant, il joue toutes les semaines, nous avons pris du retard.

Château reprit sa mine inquiète.

— Il y a un « mais » à ce succès, dit-il.

— La passion, suggéra Danglard.

— Et c'est un phénomène que nous n'avions en rien prévu, acquiesça Château. Une dérive, n'est-ce pas. Nous reste-t-il un peu de vin, commandant ? Au début, nous avions réparti les rôles selon les physionomies et les tempéraments de nos membres. On disposait d'un formidable Danton, très laid avec une voix de stentor. De grands talents également pour le paralytique Couthon, l'archange Saint-Just, le grossier Hébert. Mais au bout d'un an, chacun des députés, et jusqu'au plus modeste, s'était totalement imprégné de son personnage et de la cause de son groupe, qu'ils soient des centristes du Marais, des modérés de la Gironde, des radicaux de la Montagne, des dantonistes, des robespierristes, des Enragés, des Exagérés, c'était une épouvantable foire d'empoigne. Les membres ne suivaient plus leur texte, ils s'apostrophaient ou s'insultaient spontanément en pleine séance : « Qui es-tu citoyen, pour oser avilir la République de tes hypocrites paroles ? » Il a fallu y mettre un terme.

Château secoua tristement la tête, le vin rosissant ses joues rondes.

— Par quel moyen ? demanda Danglard.

— Tous les quatre mois, nous obligeons les membres à changer de camp politique : tel du Marais retourne à la Montagne, tel Enragé devient un modéré, vous suivez le principe. Et croyez-moi, ces conversions forcées ne se font pas toujours sans heurts.

— Intéressant, dit Veyrenc.

— Si intéressant, ma foi, que nous avons entrepris une recherche novatrice. Explorer le phénomène que nul historien n'a jamais su percer : comment le livide et glacé Robespierre, dénué de charisme et d'empathie, avec sa voix aigrelette et son corps sans vie, a-t-il pu générer une telle adoration ? Avec sa face lugubre et ses yeux vides cillant derrière ses lunettes ? Eh bien cela, nous l'observons, nous le consignons.

— Depuis combien de temps menez-vous cette recherche ? demanda Danglard, qui semblait à présent plus rivé à cette association d'exception qu'à l'enquête en cours.

— Environ six ans.

— Vous obtenez des résultats ?

— Certes oui. Nous détenons déjà des milliers de feuillets, de notes, d'observations et de synthèses. C'est notre secrétaire qui pilote le projet. Les femmes, par exemple, ces milliers de femmes si ferventes de Robespierre, si désirantes, et dont lui ne voulait pourtant pas. Eh bien nous les avons, commandant, dans nos tribunes. Elles s'éprennent de lui à ne pas le croire.

— J'aimerais bouger, dit Adamsberg. Pourrions-nous marcher sur les quais ?

— Au contraire, messieurs, j'ai déjà traîné trop longtemps ici.


Les trois hommes se retrouvèrent, par quelque contraste, auprès de la statue équestre du roi Henri IV, au square du Vert-Galant, et s'installèrent sur un banc ensoleillé.

— Des photos, dit Adamsberg, en avez-vous de plus rapprochées ?

— Nos statuts nous l'interdisent, dit Château, qui avait repris le curetage de la terre sous ses ongles. Nos membres s'inscrivent anonymement et toutes les prises de vue sont interdites. Pour les raisons de confidentialité que j'ai évoquées. Et chacun doit laisser son téléphone portable à l'entrée, déconnecté.

— Si bien que vous ne pouvez pas nous donner le nom du quatrième homme dont l'absence vous inquiète, ni nous fournir une photo de lui.

— C'est bien cela. En outre, celui-là est grimé, et il participe. Pas au début. Mais après quelque temps, la fièvre l'a pris, comme tant d'autres n'est-ce pas. C'est pourquoi son absence me tracasse. Il devait être là il y a deux semaines, il avait un rôle à jouer. Il n'y aurait pas manqué, il aimait trop cela. Mais parmi tous ces masques agités, je serais incapable de vous désigner un suspect. Je dirai néanmoins que ceux que l'apparition de Robespierre ébranle le plus follement sont au nombre d'une cinquantaine. Cependant le meurtrier, n'est-ce pas, peut tout aussi bien être un homme de l'ombre, discret comme un furet et ne laissant rien paraître de sa haine.

Château travaillait à présent aux ongles de ses annulaires, méticuleusement.

— Et ceci ? coupa Adamsberg en lui montrant le dessin du signe. L'avez-vous déjà vu ? Il est présent sur le lieu des trois assassinats.

— Jamais, dit Château en secouant la tête. C'est censé représenter quoi ?

— On se le demande. À votre idée ? Dans le contexte ?

— Dans le contexte ? dit Château en frottant son crâne chauve.

— Oui. Dans votre contexte.

— La guillotine ? proposa Château, un peu comme un élève hésitant sur l'estrade. Mais laquelle ? Celle d'avant ? Ou celle d'après ? Des guillotines mélangées ? Cela n'aurait pas de sens commun.

— C'est vrai, dit Adamsberg.

Qui enfonça ses mains dans ses poches. Lui non plus ne voyait pas comment pister un homme parmi quelque sept cents membres anonymes et grimés. Une nouvelle masse d'algues se formait à son horizon, plus tentaculaire encore que celle qui l'obsédait la veille, mais s'y agglomérant, et fusionnant indécemment.

— Vous dites qu'on peut assister à vos séances comme « membres occasionnels ».

— Oui, trois fois par an.

— Ce soir, par exemple, dit Adamsberg.

— Qui ? Vous trois ? demanda Château, surpris, lâchant son outil.

— Pourquoi pas ?

— Mais qu'espérez-vous y glaner ?

— Une impression, dit Adamsberg en haussant les épaules.

— C'est une séance importante, ce soir. Il s'agit du discours fleuve du 5 février 1794, du 17 pluviôse, an II. Qui sera écourté, je vous rassure.

— J'aimerais voir cela, dit Danglard.

— À votre convenance. Présentez-vous à 19 heures devant la porte arrière du bâtiment, au n° 17. Je vous ferai avoir costumes et perruques. Si cela ne vous importune pas. En habit ordinaire, ma foi, vous seriez relégué à l'arrière ou aux tribunes, et vous ne verriez rien.

— Votre Robespierre, dit Adamsberg, pourquoi ne pouvez-vous pas le remplacer ?

Château se tut, pensif et contrarié.

— Messieurs, vous comprendrez ce soir, dit-il.

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