XII

Adamsberg avait gardé Justin auprès de lui pour noter les rapports qui arrivaient depuis Le Creux. Le téléphone était branché sur haut-parleur et Justin tapait sur l'ordinateur, beaucoup plus vite qu'Adamsberg qui n'utilisait que deux doigts.

— Le mort avait épousé l'irrésistible Adélaïde il y a vingt-six ans, exposait Mordent de sa voix plate. Mais leur fils n'est venu vivre avec eux qu'à l'âge de cinq ans. L'arrivée du gamin a surpris tout le monde. On a su après qu'il avait été placé en maison spécialisée durant toute sa petite enfance, pour troubles psychomoteurs. Ce n'est pas le terme qu'ils emploient, mais c'est le sens. Enfin, le petit n'était pas « normal », quoi.

— Mais Amédée n'a presque aucun souvenir de cette période, ni de cette institution, ajouta par-derrière la voix de basse de Retancourt. Il se rappelle de canards qu'on décapitait, par exemple.

— Pardon ? dit Justin en relevant la tête, réajustant sa mèche blonde qu'il coiffait de côté, ce qui lui donnait l'allure d'un écolier modèle d'avant-guerre. Vous avez bien dit « canards » ? Pas « cafard » ou « cabale » ou…

— Canards, trancha Retancourt. Qu'on décapitait.

— Guillotine, murmura Adamsberg.

— Commissaire, dit Retancourt, sauf votre respect, on coupe toujours la tête des canards. Rien que de très normal.

— Ça évoque plus une ferme qu'une institution, observa Justin.

— Peut-être une institution où l'on pratiquait des activités liées aux animaux, dit Mordent, c'est à la mode. Contact avec les bêtes, responsabilités, petits travaux de plein air, donner du grain, changer l'eau.

— Pour un enfant, décapiter des canards n'est pas un « petit travail » de plein air anodin, dit Adamsberg.

— Il a pu le voir par hasard. En tout cas, le petit ne tournait pas rond. Et peut-être ne tourne-t-il toujours pas rond.

— De quoi se souvient encore Amédée ?

— D'un lit froid, d'une femme qui criait. C'est à peu près tout.

— Pas d'autres enfants avec lui ?

— Il se rappelle un grand qui l'emmenait en promenade et qu'il adorait. Sans doute un aide-soignant. Le médecin de la famille est à Versailles, j'y pars avec Veyrenc. Retancourt va se charger de Pelletier, le gars n'est pas clair.

Danglard appela sur l'autre ligne.

— Le notaire est à Versailles, j'en sors.

— Ils faisaient tout à Versailles, ces gens.

— C'est évidemment mieux coté que Malvoisine. Vu les sommes en jeu, Masfauré avait opté pour un grand cabinet. Très beau d'ailleurs, boiseries anciennes du sol au plafond, tapisseries d'Aubusson, une scène de chasse avec quelques détails discrètement licencieux, comme on…

— Danglard, s'il vous plaît, coupa Adamsberg.

— Pardon. Le notaire n'a pas encore achevé l'estimation précise des biens, mais cela atteint quelque chose comme cinquante millions d'euros. Vous vous rendez compte ? Il y avait bien plus avant, mais Henri Masfauré a investi personnellement dans la recherche sur le pompage du CO2 et la reconversion des résidus. L'usine prototype qui doit tester la technologie est en fin de construction dans la Creuse. Un bienfaiteur et un très grand chercheur, le notaire confirme. Il y a un testament, qui date d'un an et cinq mois.

— Allez-y, dit Adamsberg en sortant de sa veste une cigarette pliée.

Censé ne pas fumer, le commissaire prélevait des cigarettes dans les paquets de son fils, qu'il enfournait à même ses poches, où elles se tordaient, se vidaient, vivaient une vie nouvelle en liberté.

— Tout va à son fils Amédée, à charge pour lui d'achever l'usine et de veiller à sa mise en fonction. Sauf un legs de cent mille euros à Victor, et de cinq cent mille à Céleste.

— Je comprends pour Céleste, dit Adamsberg. Mais laisser cent mille euros à son secrétaire, c'est très rare. On peut se demander quel service il avait rendu pour être si copieusement récompensé.

— Ces gens n'ont pas la même notion de l'argent que nous, commissaire, tout simplement. En tout cas, ce sont des sommes qui suffisent très largement pour inciter à tuer.

— À tuer Masfauré, mais pas la professeur de maths.

— À moins que, dit Danglard. L'idée étant de commettre un autre meurtre avant, accompagné du même signe alambiqué, pour égarer les soupçons. Auquel cas nous aurions affaire à la technique classique du leurre.

— Je continue de noter ? demanda Justin. Parce qu'il ne s'agit plus d'un rapport, mais de commentaires.

La méticulosité de Justin était précieuse, on pouvait compter sur l'excellence de ses procès-verbaux, mais elle agaçait par son revers maniaque.

— Oui, Justin, vous notez tout, ordonna Adamsberg. Et comment Victor ou Céleste aurait connu l'existence d'Alice Gauthier ?

— Victor la connaissait de fait, depuis l'Islande, dit Danglard. Quant à Céleste, elle avait tout moyen de fouiner dans la maison et de tomber sur une éventuelle correspondance entre elle et Masfauré. Si les flics croient à deux suicides, tant mieux. S'ils s'égarent sur l'Islande, très bien aussi. Sinon, il reste toujours le signe, farfelu, conçu pour nous brouiller la vue. Du travail bien fait, avec anticipation des logiques policières.

— C'est possible.

— Je suis d'accord, ajouta Justin. Mais cela, je ne le note pas, précisa-t-il pour lui-même.

— Et comment auraient-ils connu le testament ? reprit Adamsberg.

— Il en existait un double chez Masfauré, dit Danglard. Introuvable. Je coupe, commissaire, je vais réserver nos tables à l'auberge. Au fait, je sais pourquoi on appelle cet endroit « Le Creux ». Rien à voir avec notre enquête, mais c'est divertissant. Ah pardon, Pelletier, très important. Il ne reçoit rien. C'est-à-dire qu'il ne reçoit plus rien. Dans le testament précédent, il emportait un legs de cinquante mille euros. Et selon le notaire, qui est un homme formel mais bienveillant — il se comporte un peu comme un ancien noble, mais selon moi, sa particule est usurpée, car tous les Des Mar…

— Danglard.

— Je n'ai pas noté cela, indiqua Justin d'un ton neutre.

— Donc Pelletier n'a rien, se reprit Danglard. Car Masfauré le soupçonnait de surévaluer le prix d'achat des chevaux et de leurs semences. Rien qu'un étalon de grande famille, ça peut valoir jusqu'à des centaines de milliers d'euros, je ne vous parle pas des bêtes primées à la généalogie mirobolante.

— Non, ne m'en parlez pas, commandant.

— Masfauré suspectait Pelletier de trafiquer avec les vendeurs, d'établir des fausses factures et de partager avec eux la différence en liquide.

— C'est cela dont se doutait Céleste, dit Adamsberg.

— Sans doute. Et si c'est vrai, imaginez le pécule qu'il a pu se constituer. Masfauré a donc modifié son testament.

— Le notaire à la fausse particule sait-il pourquoi Masfauré n'a pas engagé de poursuites contre Pelletier ?

— Parce qu'il voulait avancer son enquête avant d'en venir là. Pelletier est un maître de haras hors du commun, il pourrait faire danser ses chevaux sur une patte en leur sifflant une valse. Si bien que Masfauré voulait une certitude avant de le perdre. C'est un beau motif de meurtre pour Pelletier aussi.

— Et Voisenet ?

— Il pioche sur l'épouse morte en Islande.

— Passez-le moi.

— C'est-à-dire qu'il vient juste d'aller faire une courte visite à la tour des condamnés.

— Très bien, dit Adamsberg. On aura au moins une certitude dans cette nappe de brouillard.

— Savoir si ce sont des choucas ou des corneilles mantelées, confirma Danglard.


Toute la soirée, Adamsberg éplucha les rapports de ses adjoints. Il n'avait pas allumé le chauffage et lançait un feu après le dîner. Les pieds calés sur un des chenets de la cheminée, l'ordinateur — le « tölva » — glissant sur ses cuisses, il passait en revue les informations que Justin continuait à lui adresser depuis chez lui, c'est-à-dire depuis chez ses parents, où il vivait toujours à trente-huit ans. N'ayant à se soucier d'aucune intendance, Justin était un homme très disponible, sauf s'il disputait une partie de poker.


Noël avait choisi de prendre des gants pour interroger Pelletier sur le prix réel des chevaux, comptant parvenir à un résultat par des questions biaisées. Mais Retancourt, à qui l'usage de gants était peu familier, l'avait interrogé sans détour sur la rumeur d'éventuelles malversations. Pelletier s'était aussitôt emporté et, fidèle à ses réflexes, s'était jeté sur la grande femme, sans imaginer qu'il ne la déstabiliserait pas plus qu'un pilier de béton. Retancourt l'avait repoussé au sol d'un lourd mouvement du buste sans porter de coup. Son enfance fruste passée avec quatre frères prompts au combat avait permis à la petite Violette d'acquérir des techniques de lutte bien particulières. Mais une fois au sol, l'homme avait sifflé des airs assez sophistiqués, et deux étalons agressifs avaient cavalé vers eux sur-le-champ, soufflant des naseaux. De nouveau debout, Pelletier avait fait arrêter les chevaux à cinquante centimètres des flics, et chacun avait compris que les grands mâles, frappant des sabots, pouvaient charger sur un seul signe de leur maître. Noël avait sorti son arme.

— Pas de blague, avait ordonné Pelletier, il vaut quatre cent cinquante mille. M'étonnerait que vous soyez capable de rembourser cela, petite flicaille.

Cela, c'était Retancourt qui l'indiquait dans son compte rendu, et non Noël. Adamsberg imaginait aisément l'humiliation rageuse de Noël. Personne ne l'avait jusqu'ici traité de petite flicaille.

— Tandis que vous, pour dédommager votre mort, avait continué Pelletier, calculant la valeur de Noël comme un maquignon, ce serait dix mille, et encore, je vise haut. Elle, avait-il ajouté en désignant Retancourt tout en crachant par terre, ce serait plus cher, dix fois votre prix. Je ne truque pas les ventes, que ceci vous rentre dans le crâne. Et si je dois réentendre ça, je vous colle un procès.


Amédée. Le commissaire comprenait mieux à présent la nature hésitante, repliée, voire excitée et fugueuse du jeune homme. Et son éventuel déséquilibre. Il avait été isolé durant cinq ans. Dans un lit « froid ». Froid, dans une institution psychiatrique de luxe ? Avait-il reçu des visites régulières ? Aucun moyen de le savoir. Selon le médecin de Versailles, Amédée souffrait, outre d'angines et d'otites à répétition, indices d'angoisse, d'un phénomène de « refoulement ». C'est-à-dire qu'il avait gommé la presque totalité de ses souvenirs des premières années. « Trop dur ? » griffonna Adamsberg. « Mauvais traitements ? Abandon ? » Puis il ajouta « canards décapités ».

Car sa mère, tout irrésistible qu'elle fût, n'avait pas eu bonne presse dans les environs, ni à Malvoisine, ni à Sombrevert, ni même à Versailles. Un avis unanime, sauf du maire de Sombrevert, pour qui le vote du fils Masfauré importait. Il y avait seize témoignages concordants, énoncés selon toutes les gammes du langage, depuis l'expression mesurée d'une adjointe de mairie — invitée à boire un café par Estalère : « Disons qu'elle jouait un peu à la grande dame », à la forme plus triviale de la teinturière, fidèlement reportée par Justin : « Elle voulait toujours aller plus haut qu'elle avait le train ». Une femme « sortie de la cuisse de Jupiter », « qui regardait de son haut », « ni bonjour ni merci ». Une séductrice mais une arriviste « qui ne s'occupait pas de son gosse, heureusement qu'il y avait Céleste », une femme avide d'argent, « vorace », « fière de ses sous », et « qu'en avait jamais assez, pauvre M. Henri ». Quant aux grands bourgeois de Versailles, ils la tenaient avec hauteur pour une très vulgaire parvenue.


Voisenet et Kernorkian avaient réussi, via une correspondance partiellement conservée dans des cartons relégués au grenier, à remonter aux fréquentations de Marie-Adélaïde Masfauré — née Pouillard — avant son fabuleux mariage. Le tableau était incomplet, mais indiquait des parents ouvriers et sans moyens, dont elle avait très vite eu honte, des débuts chez un coiffeur à Paris, puis un apprentissage comme maquilleuse, suivi d'une entrée modeste dans le monde du théâtre. Sa beauté et sa vivacité combative l'avaient menée dans les lits d'au moins trois producteurs.


Adamsberg leva les yeux vers son fils qui tournait à pas feutrés dans la cuisine.

— Danglard va passer, dit-il, ce qui amena aussitôt Zerk à sourire et sortir un verre du buffet.

— Il ne dort pas sur place avec les autres ?

— Danglard dort là où sont les enfants. Dans le terrier.

— Tu as dit que les enfants avaient quitté le nid.

— Même. Danglard dort près des lits des enfants.

La barrière grinça et Zerk ouvrit la porte.

— Il s'est arrêté dans le jardin, dit-il. Lucio lui propose une bière.

Le commandant avait posé une bouteille de vin blanc dans l'herbe et discutait avec le vieil Espagnol, Lucio, qui partageait le petit jardin commun avec Adamsberg. Sagace et solennel, Lucio buvait toujours deux bières dehors à la nuit, quel que soit le temps. Puis il pissait contre le hêtre avant de rentrer, et c'était là le seul point de désaccord entre les deux voisins, Adamsberg prétendant qu'il abîmait la base de l'arbre, Lucio affirmant qu'il nourrissait le sol d'un azote bénéfique. Danglard s'était assis au côté du vieux sur la caisse en bois disposée sous le hêtre, et ne semblait pas vouloir en bouger. Adamsberg sortit deux tabourets, suivi de Zerk qui apportait le verre du commandant, deux bières coincées entre ses doigts, et un tire-bouchon. Quand Adamsberg avait connu très tardivement son fils âgé de vingt-huit ans, Zerk disait un « accroche-bouchon », et usait d'autres termes étranges de ce type. Adamsberg s'était demandé si le jeune homme était intelligent, original, ou bien parfois alenti, limité. Mais comme il se posait la même question sur lui-même sans y accorder d'importance, il avait laissé tomber l'énigme.

— Il y a combien de chats ici, maintenant ? demanda Danglard en voyant passer des ombres délicates.

— La petite a grandi, dit Adamsberg, elle est très féconde. Six, sept, je ne sais pas, je les confonds tous, sauf la mère qui vient toujours se frotter contre moi.

— C'est toi qui l'as mise au monde et elle t'aime, hombre, dit Lucio. On a eu deux portées, ils sont neuf : Pedro, Manuel, Esperanza, commença-t-il en comptant sur ses doigts.

Pendant que Lucio énumérait, Adamsberg tendit une liasse de papiers à Danglard.

— Je viens d'imprimer les rapports. Épouse plus vorace que mère. Quant au sort du petit Amédée, inconnu jusqu'à ses cinq ans.

— Carmen et Francesco, conclut Lucio, achevant le décompte des chats.

— Céleste n'est arrivée en effet que quand le petit avait cinq ans, dit Danglard en tendant son verre vers Zerk.

— Elle venait d'où ?

— D'un village près de Sombrevert, avec de bonnes références. Entre ses mots — elle n'aime pas trahir —, elle a fait comprendre que sans elle, le petit n'aurait jamais connu de confort, ni affectif ni même alimentaire. La mère sortait quand ça lui prenait, se rendait à Paris ou ailleurs, pendant que le père travaillait jusqu'à la nuit dans son bureau. Tout reposait sur Céleste, et jusqu'à aujourd'hui. D'une manière ou d'une autre, explique-t-elle, hormis le choc et le chagrin, la mort de la mère n'a rien changé à la vie quotidienne de l'adolescent.

— Comment Amédée a-t-il réagi en apprenant que son père ne s'était pas suicidé ?

— Il est soulagé de ne pas en être responsable. Mais il a très bien saisi qu'il est maintenant un « foutu bon suspect », pour reprendre ses mots. Il s'attend à être arrêté d'un moment à l'autre. Tout s'est figé là-bas, sauf Victor qui classe les papiers de Masfauré et Pelletier qui continue de trimer, meurtre ou pas meurtre, les chevaux doivent bouffer. Amédée rôde dans les prés et les bois, il a des boules de gratteron sur ses pantalons. De temps à autre, il s'assied sur un banc, et il les retire.

— Bon point pour lui.

— Je ne trouve pas, dit Danglard. Il ne sait pas quoi faire de ses dix doigts.

— Ça, intervint Lucio, c'est une question existentielle. Quoi faire de ses dix doigts ? Moi, j'en ai plus que cinq, et je me pose toujours la question. À mon âge.

Lucio avait perdu un bras enfant pendant la guerre d'Espagne, et cette amputation avait engendré une obsession incessante, intacte et réitérative. Car juste avant de perdre ce bras, il avait été piqué par une araignée, et il n'avait donc pas pu finir de gratter sa piqûre. Pour Lucio, « finir de gratter » était devenu un concept déterminant du comportement vital. Finir de gratter, toujours, sauf à devoir en souffrir toute la vie.

— Amédée ne s'anime que quand Victor délaisse son travail pour venir le voir, poursuivit Danglard. Il semble qu'Amédée n'ait pas d'autre point d'ancrage que Céleste et Victor. Pas de fille non plus. Victor le protège, c'est visible. À croire qu'il a fait cela sa vie entière. Toutes les deux heures, il quitte le bureau pour aller faire quelques pas avec lui.

— Et lui, Victor ?

— Il se demande, comme tout le monde, qui a bien pu tuer son patron. Son patron et Alice Gauthier. Voisenet a osé évoquer la culpabilité d'Amédée, et le front de Victor s'est abaissé comme une casquette de combat, un bourrelet lui cachant presque les yeux. Il lui a tourné le dos comme pour éviter de le frapper. Puis il est revenu. Il a dit : « L'Islande, nom de dieu, quoi d'autre ? Je vous ai parlé de ce tueur dément. Quoi d'autre ? » Voisenet a maladroitement répondu qu'on n'avait aucun moyen d'identifier cet homme, pas plus lui que les autres membres du groupe. « Et alors, a dit Victor, parce que vous êtes impuissants, vous vous rabattez sur Amédée ? Parce qu'il faut bien que vous trouviez un oiseau ? » À propos d'oiseau, ce sont des corneilles mantelées. Voisenet est un peu déçu, je crois qu'il espérait des grands corbeaux. Je pense que c'est cette histoire de tour qui a abaissé ses performances à l'interrogatoire. Il a tout de même pris le temps de disposer des lignes de fiente autour de la cabane, sans que Céleste n'en sache rien.

— Très bien. On aura au moins servi à cela.

— Cet Amédée, coupa Lucio, c'est lui qu'a dit qu'on savait rien de lui avant ses cinq ans ?

— Oui.

— Pas étonnant qu'il regarde ses dix doigts comme si c'était pas à lui. Il a pas fini de gratter, c'est tout.

— C'est surtout qu'il ne veut pas gratter, Lucio, dit Adamsberg. Il a effacé tous ses souvenirs, il n'est pas capable de dire où il était, ni avec qui, ni pourquoi.

— Il a été salement piqué, alors.

— Normalement, il était dans un centre de soins, et certainement pas de bas étage. Son père est richissime.

— Centre de soins tu parles, affirma Lucio. Il était quelque part où il en a bavé. Faut le forcer à gratter, il n'y a que ça. Et là où était le gosse, les parents le savaient. Ce qui en ferait deux beaux salauds. C'est pas un mobile pour tuer, ça ? Allez, un bon coup de fusil, c'est fait c'est payé.

— Lucio, il y a eu une autre femme assassinée, à Paris, et elle n'a aucun rapport avec l'enfance d'Amédée.

— Au même moment, la femme ?

— La veille.

— Ben c'est pour vous berner. T'as des chiens à tes trousses ? Balance-leur une charogne et poursuis ton chemin tranquillement.

— C'est ce que je disais cet après-midi, observa Danglard, mais autrement. En tout cas, Henri Masfauré n'a pas esclavagisé Céleste. Non seulement il lui lègue un demi-million, mais c'est elle qui a voulu à toute force habiter la cabane dans les bois, aucun doute là-dessus. Amédée l'a expliqué à Estalère. En fin de journée, il ne voulait plus parler qu'à Estalère.

— On t'écoute, hombre.

C'était la première fois que Lucio l'appelait ainsi, et Danglard l'entendit comme un honneur. Il lui semblait que le vieil homme avait plutôt tendance à tenir ses circonvolutions en faible estime.

— Elle avait repéré ce cabanon depuis longtemps — un ancien séchoir à pommes —, mais elle a attendu qu'Amédée ait douze ans pour adresser sa requête au patron. Chaque soir de sa vie — j'essaie de reprendre ses termes, tels qu'Amédée les a rapportés —, quand elle s'endormait, elle « partait dans sa cabane », pour chasser les soucis. Une fausse cabane dans sa caboche bien sûr, elle dit, cernée de dangers, le vent, l'orage, les bêtes. Elle l'a refaite mille fois, jamais satisfaite, jamais ne trouvant la sécurité parfaite de la cabane idéale, jusqu'à ce qu'elle découvre cette masure dans les bois. Masfauré a d'abord refusé : trop dangereux. Mais c'est justement ce qui l'avait séduite. Car pas de sensation de sécurité sans impression de danger. Elle ne dort jamais si bien que quand la pluie cingle le toit et qu'un sanglier se frotte aux cloisons de bois.

— Ça a dû changer avec l'arrivée de Marc ?

— Un peu. Il dort dehors et la protège. Elle l'a trouvé orphelin et crevant de faim, couinant devant sa porte.

— Qui est ce couineur ? demanda Lucio.

— Un marcassin, expliqua Adamsberg. D'où son prénom. Marc la défend mieux qu'un régiment de soldats.

— C'est juste une affaire de ventre, cette cabane, dit Lucio. Une fois que t'es sorti de là comme un crétin, t'as plus qu'à te battre, on disait chez nous, ou à te refaire un ventre.

— De là où ? demanda Zerk.

Adamsberg demanda une cigarette à Zerk, peut-être pour voiler la gaucherie de son fils.

— Du ventre de la mère, expliqua-t-il rapidement.

— À ce compte-là, dit Zerk en donnant du feu à son père, on vivrait tous dans une cabane.

— C'est bien ce qu'on essaie de faire, dit Lucio. Cette femme ? S'est passé un truc avec sa mère ?

— Une dispute quand elle était jeune, dit Danglard. Mais la mère est morte avant qu'elles aient pu se réconcilier.

— Qu'est-ce que je disais ? dit Lucio en ouvrant une nouvelle bière avec ses dents. Elle a pas pu enterrer la dispute, elle a pas pu finir de gratter. Et ça, ça te mène droit à la cabane. Faut surtout pas la bouger de là, cette femme.

La chatte vint se frotter contre la jambe d'Adamsberg, ramassant au passage quelques graines de gratteron. Adamsberg lui caressa la tête, ce qui avait pour effet de l'endormir en quelques minutes. Il faisait de même avec son jeune fils, Tom, pour un résultat identique. Il y avait dans les doigts d'Adamsberg — dans sa voix aussi — un produit lénifiant et soporifique plus efficace que n'importe quelle cabane. Mais il n'allait pas se mettre à gratter la tête de Céleste.

— Je monte dans ma cabane, dit-il en se levant. Il va pleuvoir, c'est le bon moment. Lucio, ne pisse pas contre l'arbre.

— Je fais ce que je veux, hombre.

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