XXIX

La réunion en salle du concile avait connu un moment d'effervescence après l'exposé du commandant Danglard. Des sifflets et des claquements de doigts avaient retenti, en signe d'approbation pour Adamsberg qui s'en était allé « pelleter des nuages » à la ferme du Thost et en avait rapporté matière à réflexion.

Cette affaire de « pelleteur de nuages » — comme un sergent québécois avait un jour surnommé Adamsberg — clivait depuis longtemps la brigade, opposant les « croyants » et les « positivistes ». « Croyants », ceux qui accompagnaient les dérives, souvent muettes ou mal déchiffrables, du commissaire, par loyauté ou même par foi — et c'était typiquement le cas du fervent Estalère. « Positivistes », ceux qui ne démordaient pas d'une stratégie cartésienne pour le bien des enquêtes, et que les ondulations, voire les échappées insaisissables du commissaire désarçonnaient ou exaspéraient — et la pragmatique Retancourt en était le chef de file. Mais, les surprenant tous, la massive lieutenant n'avait pas critiqué la veille la fugue d'Adamsberg à la ferme du Thost. « C'est les femmes, avait dit Noël, dès qu'il y a un gosse en jeu, elles n'ont plus rien dans le crâne. » Ce à quoi Kernorkian avait sèchement répondu que, pour une fois que Noël acceptait de considérer Retancourt comme une femme, il y avait du progrès.

Mordent et Voisenet, qui avaient désavoué leur supérieur la veille, gardaient la tête basse, embarrassés.

— Tir au but, reconnut Mordent en étirant son long cou hors de son nid.

— Certes, dit Justin, et qui éclaire différemment les vieux meurtres islandais.

— Meurtres prescrits, par ailleurs, signala Veyrenc, depuis quatre mois. Si Victor Grenier-Masfauré a buté le légionnaire et sa mère, il n'y aura ni procès ni condamnation.

— Si bien qu'on persiste à perdre du temps sur l'affaire islandaise, conclut Voisenet.

— Mais on y gagne de la connaissance, nuança Danglard.

— Dommage, dit Mordent, qu'on ne connaisse pas le nombre de canards décapités. Sept, ou dix ? Cela aurait fait un beau titre de conte singulièrement cruel. Les Sept Canards du Thost.

Il arrivait que Mordent s'égare à son tour, mais uniquement quand il songeait à ses contes et légendes, et pour très peu de temps. Son regard n'était jamais lavé comme celui d'Adamsberg. Il gardait toujours l'œil fixe et précis de l'oiseau guettant sa proie. Ses échappées n'étaient qu'incartades tandis que celles du commissaire évoquaient de longues marches sans boussole dans les brumes.

— Un, dit Retancourt en levant son pouce, Victor a des capacités meurtrières. Deux — et elle leva l'index —, c'est un homme qui passe à l'acte. Trois, Victor accompagnait Masfauré à l'assemblée Robespierre. Quatre, rien ne permet de l'écarter des meurtres contre-révolutionnaires.

— Non, contra Danglard. Les meurtres de Victor — s'il y a eu meurtres — n'ont été déterminés que par le désastre de son enfance. On ne continue pas à tuer à droite et à gauche pour s'occuper les mains.

— Les meurtres islandais sont clos, dit Voisenet. Mais la série Robespierre se poursuit et est toujours bloquée en gare. Locomotive à l'arrêt contre les butoirs, pas un rail sur lequel avancer.

— Lundi soir, rappela Mordent, nous pourrons suivre et identifier les deux autres « descendants ». Les rejetons du bourreau et de l'autre gars guillotiné.

— Sanson et Desmoulins, dit Veyrenc.

— En attendant, reprit Voisenet, on tourne en rond en gardant Château et ses sbires, et nous ne sommes pas capables d'identifier les autres membres du groupe des « occasionnels ».

Voisenet était un actif, et l'impuissance, l'attente, l'échec lui mettaient les nerfs à vif. Un naturel empressé, en apparence incompatible avec l'observation des poissons d'eau douce. Adamsberg estimait justement que cette fixation poissonneuse fournissait à Voisenet un antidote vital. Ce pourquoi il avait toujours laissé le lieutenant lire ses revues spécialisées à la brigade.

Mercadet, trop tôt sorti de son cycle de sommeil — il n'avait pas voulu manquer la réunion —, demanda un second café à Estalère.

— Ils vont tous se faire buter pendant qu'on tourne en voiture et qu'on planque dans les portes cochères, dit-il.

— Qui reste encore vivant ? demanda Estalère.

Veyrenc choisit de remplacer Adamsberg dans son rôle apaisant.

— Du groupe des « occasionnels » : au moins quatre, Estalère.

— Très bien, quatre. Qui ?

— Une femme, que Lebrun-Leblond nomment « l'actrice ».

— D'accord.

— Un type baraqué, dit « le cycliste ».

— Oui, dit Estalère, la mine réfléchie.

Même concentré, Estalère n'abaissait pas ses sourcils mais ouvrait ses yeux plus grand encore qu'il était possible.

— Un homme scrutateur, un dentiste, pour Lebrun-Leblond. Il se dégage de lui une légère odeur de désinfectant. Enfin, un gars sans caractère remarquable.

— Le compte y est, dit Estalère qui sortit préparer le café supplémentaire — très tassé — pour Mercadet.

— Si miracle, dit Voisenet, on a peut-être une chance de les voir à la séance de lundi soir. Il faudrait prévoir des effectifs supplémentaires, si l'on doit filer les deux descendants et les quatre infiltrés.

— On peut, accorda Mordent. Mais à l'heure qu'il est, avec quatre de leur équipe assassinés, je doute qu'ils réapparaissent. Que devient Robespierre ?

— Il travaille tard, dit Justin. Sûrement en préparation de son discours de lundi.

— Qui sera ? demanda Veyrenc.

— Les séances du 11 et du 16 germinal de l'an II, allégées et couplées, répondit Danglard, qui avait pris ses renseignements. Soit celles du 31 mars et du 5 avril 1794.

— Celles où Robespierre demande l'arrestation de Danton, de Desmoulins et de ses amis, compléta Veyrenc.

— Cela même.

Information qui laissa de marbre tous les autres membres de la brigade. Adamsberg entra dans la salle à cet instant, la tête baissée vers l'écran de son téléphone, saluant d'un simple geste de la main. Estalère se releva d'un bond pour sa mission café.

— Froissy vient d'achever son travail, annonça-t-il sans s'asseoir. Elle a descendu la filiation de bourgade en bourgade et jusqu'à Montargis. Notre François Château est bel et bien un descendant de l'aubergiste François Didier Château, fils présumé de Robespierre. Ce qui alourdit beaucoup son cas. Danglard, informez-les tous sur notre étrange aubergiste de 1840. Et faites-moi penser à vous demander ce que fut cette « tant douloureuse mort de Robespierre ». C'est Lebrun qui a dit cela. Retancourt, merci de m'accompagner dans mon bureau.


Adamsberg ferma soigneusement la porte tandis que Retancourt s'asseyait sur la chaise des visiteurs, chaise qui n'était pas conçue pour son format et disparaissait sous elle. Aucune chaise ne l'était.

— Vous allez passer la main pour la surveillance de François Château.

— Très bien, dit Retancourt, sur ses gardes.

Car le vague qui avait atteint le regard d'Adamsberg et que Danglard avait perçu la veille n'avait pas disparu. Et à la brigade, chacun savait ce que ce brouillage signifiait. Errance, vapeurs, pelletage de nuages en trois mots.

— Comme vous l'aurez compris, reprit Adamsberg en acceptant la cigarette que lui tendait Retancourt, il s'est passé autre chose en Islande que ce que les frères Amédée et Victor ont bien voulu nous raconter.

— Oui.

— Quelque chose de bien plus grave.

— Un matricide.

— De plus grave, Retancourt. Souvenez-vous : Victor affirme que le tueur a réduit tous les membres du groupe au silence sous menace de mort. Et en effet, ils se taisent depuis dix ans. Imaginez-vous Victor terroriser à ce point neuf hommes et femmes plus âgés et expérimentés que lui ? À l'âge de vingt-sept ans ? Car il avait vingt-sept ans, à l'époque.

— Jeune ou vieux, qu'importe ? L'âge ne fait rien à l'affaire.

— Selon Victor, le tueur aurait assuré que son « réseau », ou peu importe le mot, les poursuivrait même si l'un d'eux le faisait entauler. Victor, posséder un « réseau » ? Venu de la ferme, autodidacte ? D'où tirerait-il une telle puissance, et une telle force de conviction ?

— C'est prescrit, commissaire, dit Retancourt en haussant les épaules.

— Cela m'est égal.

— Bien plus grave que quoi ? À quoi pensez-vous ?

— À rien, Retancourt. Comment voulez-vous que je sache ? Il faut chercher.

Retancourt recula sa chaise à grand bruit, sa méfiance croissant de seconde en seconde.

— Où ? demanda-t-elle.

— En Islande. Je vais au rocher tiède.

— C'est inconséquent, commissaire, ça n'a pas de sens.

— Cela m'est égal, répéta Adamsberg. Mais tout dépendra de mon entrevue d'aujourd'hui. Je retourne au Creux parler à Victor et Amédée.

— Pour quoi faire ? Leur révéler qu'ils sont frères ? Comme cela, sans précautions ? Il y aura des chocs, des cris, il y aura des pleurs.

— Sûrement. Et je n'aime pas cela.

— Alors pourquoi ?

— Pour savoir. L'un d'eux dira peut-être la vérité.

— Et ensuite ?

— Ensuite, rien. Je saurai, c'est tout.

— Et les meurtres robespierristes ? s'énerva Retancourt. Les quatre infiltrés en danger ? Vous les abandonnez pour « savoir » ce que Victor a bien pu trafiquer sur l'île tiède ?

— Je n'abandonne rien. L'échiquier Robespierre est pour l'instant immobile. Mais il bougera. Rien ne reste jamais en plan, rien ne reste jamais figé. Le mouvement l'emporte toujours. Il y a un gars qui a dit : « Les animaux bougent », mais je ne sais plus qui c'est. Cela bougera de soi-même, faites-moi confiance.

— Oui, avec quatre assassinats de plus.

— Sait-on ?

— Et si l'entrevue d'aujourd'hui ne vous apporte rien ?

— Alors je vais au rocher tiède. Il restera vingt-trois agents ici, tous parfaitement informés, tous aptes à coller à l'affaire Robespierre.

— Vingt-trois ? C'est-à-dire que vous ne partez pas seul ?

— En effet. Ce n'est pas que je redoute les étendues glacées, mais plutôt ma manière d'être. Observer celle des autres me permet de rester — comment dites-vous ? — dans le droit chemin.

— Dont vous êtes totalement sorti, commissaire, dit Retancourt en se levant, signifiant son départ imminent. Vous battez la campagne. Que le divisionnaire apprenne que vous courez après une inutile affaire classée en délaissant l'enquête en cours, et vous serez mis à pied.

— Vous feriez cela ? Vous l'informeriez, Retancourt ?

Adamsberg alluma une autre cigarette et se dirigea vers la fenêtre, tournant le dos à son adjointe.

— Vous ne pouvez pas le faire, Violette, dit-il — il aimait de temps à autre à l'appeler par son prénom. Car vous êtes du voyage. À moins, je répète, que la vérité ne jaillisse du puits cet après-midi, mais j'en doute beaucoup.

— Pas question, aboya Retancourt en reculant vers la porte. Je n'abandonne pas l'équipe en plein marasme.

Si bien qu'ils étaient à présent tous deux debout, deux bêtes tenaces s'affrontant, les bêtes les plus dissemblables qui puissent s'imaginer.

— Très bien, dit Adamsberg, toujours tourné vers la fenêtre, sa cendre tombant au sol. Je prendrai Justin.

— Justin ? C'est de la folie. Il n'est pas capable de soulever un poids de cinq kilos.

— Et vous, Violette, combien ?

— À l'arraché ou à l'épaulé-jeté ?

— Quel est le plus dur ?

— L'arraché.

— Alors combien, à l'arraché ?

— Soixante-douze kilos, dit Retancourt en rougissant légèrement.

Adamsberg émit un sifflement d'admiration.

— Ce n'est rien, dit Retancourt. Le record du monde pour une femme, dans ma catégorie, est de 148 kilos.

— Je n'ai pas besoin d'une femme record. Vous serez largement capable de me sortir de l'eau gelée si j'y tombe.

— On est en avril. Ce ne sont pas les mêmes conditions que lorsque ces douze crétins sont partis à l'aventure en novembre.

— Détrompez-vous. À cette période, cinq petites heures d'ensoleillement par jour, si on a de la chance, température entre 2 et 9 degrés, risques de chute de neige, de tornade arctique, de manteaux de brumes, de blocs de glace voguant sur l'eau glacée.

— Pas Justin, réaffirma Retancourt. Il reste ici. Il est très bon pour les filatures, discret comme un chat.

— Vous et Veyrenc. Pas Danglard bien sûr. Rien que le voyage le déstabiliserait pour deux mois. Vous vous souvenez du Québec. Danglard restera ici pour codiriger avec Mordent. Danglard a la science, Mordent a la pensée juste.


À présent, Adamsberg arpentait un côté de la longue table, tandis que Retancourt faisait de même de l'autre. Veillant à ne pas se prendre les pieds dans les grands bois de cerf qui gisaient dans un angle, souvenir d'une sombre forêt normande qu'Adamsberg n'avait plus songé à déplacer, une fois posés là. Deux êtres rôdant en parallèle à deux mètres l'un de l'autre, seulement séparés par le burladero symbolique de la table en bois. Ignorant que, derrière la porte, s'était figé Estalère, avec le café qu'il avait préparé pour le commissaire, devenu froid. Il entendait les bruits du conflit, et cette déchirure entre ses deux figures aimées le laissait désemparé.

— Si vous ne pouvez vous ôter cette idée de la tête, commissaire, tenta Retancourt en conciliation, repoussez-la. Achevons l'affaire Robespierre et puis partez là-bas. Sur le rocher tiède pour vous ragaillardir.

— J'ai déjà réservé trois billets pour mardi. Billets ouverts, au cas où « les animaux bougeraient ».

— Billets nominaux ?

— Pour moi, oui. Pour vous et Veyrenc, non. Sinon, je pars avec Voisenet — il sera heureux de voir des poissons nordiques. Mercadet serait bon, mais on ne peut pas se permettre de le laisser dormir trois heures sur la neige. Voisenet et Kernorkian. Ou Noël.

— Vous ne tiendrez pas trois jours avec Noël.

— Bien sûr que si. Ce qu'il dit entre et sort de ma tête. Il est puissant, et rapide pour sauver une vie. N'oubliez pas, Retancourt.

— Je me souviens.

— Et le chat. J'emporte la Boule. Il nous tiendra plus chaud qu'une bouillotte.

Retancourt s'arrêta net dans sa marche. Adamsberg aussi, qui lui sourit.

— Réfléchissez, lieutenant. Réponse demain après-midi au plus tard.

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