XLV

Adamsberg filait sur la nationale, vite, trop vite. Ralentis, rien ne presse, ralentis. Mais cette vitesse, si rare chez lui, convenait au défilement disparate de ses pensées, des phrases et des images. Comme si la vitesse allait les lisser toutes ensemble, comme on bat des œufs. Le cynique Fouché, la brume, les dents, la perruque, la corde au garage, sa substance rugueuse, les os du carpe, Robespierre, l'afturganga, le silence de Bérieux. La peur. Le son, le bruit de la béquille en bois, le mouvement. L'échiquier qui ne bougeait pas.

L'afturganga. Et étonnamment, en pensant à la créature de l'île, la description de Robespierre lui revint par fragments : … un reptile qui se dresse, avec un regard effroyablement gracieux… qu'on ne s'y trompe pas… c'est une pitié douloureuse, mêlée de terreur. Les images se brouillaient, Robespierre se muait en l'afturganga de la Révolution, celui qui tue et qui donne, à condition qu'on ne cherche pas à le connaître, à condition qu'on ne pénètre pas sur son territoire sacré.

Il vit au loin les phares de deux motos se rapprocher de lui, l'une le doubler, le conducteur lui faire signe de se ranger. Nom de dieu, saletés de flics.

Il s'éjecta hors de la voiture.

— Très bien, dit-il, je roulais trop vite. Une urgence. Je suis flic.

Il tendit sa carte aux gendarmes. L'un d'eux sourit.

— Commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, lut-il à haute voix. Tiens, comme ça se trouve.

— Une urgence ? dit l'autre, se tenant jambes écartées comme si sa moto était encore entre ses cuisses. Et pas de gyrophare ?

— J'ai oublié de le mettre, dit Adamsberg. Je reviens vous voir demain, on réglera ça. Vous êtes de quelle gendarmerie ?

— Saint-Aubin.

— C'est noté. Eh bien à demain, brigadiers.

— Ah non, demain non, dit le premier gendarme. D'abord c'est dimanche, ensuite ce sera trop tard.

— Trop tard pour quoi ?

— Pour le taux d'alcoolémie, dit-il, pendant que son collègue sortait un ballon et le lui tendait.

— Soufflez, commissaire.

— Je vous le répète, dit Adamsberg aussi calmement que possible, j'ai une urgence.

— Désolés, commissaire. Votre trajectoire était incertaine.

— Incertaine, confirma l'autre gravement, comme s'il traitait une affaire d'État. Vous serriez dans les tournants.

— Je conduisais vite, c'est tout. Urgence, je dois le dire combien de fois ?

— Soufflez, commissaire.

— D'accord, céda Adamsberg, passez-moi le ballon.

Il se rassit sur le siège avant et souffla. Le moteur tournait toujours.

— Positif, déclara le gendarme. Suivez-nous.


Adamsberg, déjà en position de conduite, claqua la portière et démarra en trombe. Avant que les deux hommes aient le temps de remonter sur leurs motos, il prit un embranchement sur la droite et s'échappa par les petites routes.

22 h 30, nuit noire et pluie fine. Il freina à 23 h 10 devant le portail de bois du Haras de la Madeleine. Les lumières étaient encore allumées dans les deux pavillons. Il frappa violemment à la porte.

— C'est quoi ce boucan ? dit Victor, émergeant dans l'allée.

— Adamsberg ! Ouvre, Victor.

— Commissaire ? Vous comptez encore nous emmerder longtemps ?

— Oui. Ouvre, Victor.

— Pourquoi vous n'avez pas sonné ?

— Pour ne pas réveiller Céleste, au cas où elle se trouve encore dans la maison.

— En tout cas, vous avez dû réveiller Amédée, dit Victor en ouvrant le portail, avec le lourd bruit de chaînes.

— C'est allumé chez lui.

— Il dort avec la lumière.

— Je croyais que vous dormiez dans son pavillon.

— Après, quand j'ai fini mon travail. Voilà, vous l'avez réveillé.

Amédée traversait l'allée, ayant enfilé en hâte un jean et une grosse veste sur son torse nu.

— C'est le commissaire, lui dit Victor. Encore le commissaire.

— On se dépêche, dit Adamsberg.

Victor le conduisit dans une petite pièce, peu meublée, un lourd canapé de cuir usé, un vieux fauteuil, une table basse. Pas d'objets de famille chez lui, évidemment.

— Vous voulez du café ? demanda Amédée, un peu apeuré.

— S'il te plaît, oui. Cette scène du tout début, Victor, décris-moi encore cette scène.

— Quelle scène, bon sang ?

Victor avait raison, il pouvait ralentir à présent. Il n'y avait pas d'urgence.

— Désolé. J'ai roulé à tombeau ouvert, j'ai été arrêté par les flics. Ces cons m'ont fait souffler dans le ballon.

— Et alors ?

— Positif.

— Et comment êtes-vous là ? demanda Victor. Passe-droit pour les commissaires ?

— Tout le contraire. Ils se frottaient les mains à l'idée de m'entauler. J'ai sauté dans ma voiture et j'ai filé.

— Délit de fuite. Mauvais, ça, dit Victor, amusé.

— Très, confirma calmement Adamsberg. Raconte-moi la scène, quand les douze Français se sont rassemblés autour de la table à l'auberge de Grimsey. La veille du départ pour l'île du Renard.

— D'accord, dit Victor. Mais je raconte quoi ?

— Le meurtrier, décris-le moi.

Victor se leva, soupirant, balançant les bras.

— Je l'ai déjà fait.

— Recommence.

— C'était un type normal, moyen, dit Victor d'un ton las. Sauf les cheveux, il en avait beaucoup. Il avait une gueule qu'on ne remarque pas, une petite barbe en collier, des lunettes. La cinquantaine, ou moins que ça. Quand on est jeune, on trouve tout le monde vieux.

— Et sa canne, Victor, tu avais bien parlé d'une canne ?

— C'est important ?

— Oui.

— Eh bien il avait une canne, pour tester la glace quand on marche.

— Tu as dit qu'il faisait quelque chose avec cette canne.

— Ah oui. Il la levait, et il la laissait retomber au sol. Ça faisait du bruit sur les dalles. Toc. Toc. Toc.

— Vite, ou lentement ? Essaie de te souvenir.

Victor abaissa son front, fouilla sa mémoire.

— Lentement, dit-il finalement.

— Bien.

— Je ne comprends pas. Vous avez voulu coûte que coûte, et on ne sait pas pourquoi, finir de résoudre l'histoire de l'Islande.

— Oui.

— Et vous l'avez fait. Mais vous ne cherchez pas le meurtrier de l'île, vous cherchez le meurtrier du cercle Robespierre. Celui qui laisse les signes.

— C'est vrai.

— Alors pourquoi recommence-t-on avec l'Islande ?

— Parce que je cherche les deux meurtriers, Victor. Passe-moi du papier, plusieurs feuilles, et de quoi dessiner. Un crayon de préférence.

Amédée lui apporta le matériel, et un plateau pour qu'il puisse se caler.

— Il n'y a qu'un crayon bleu. Cela ira ?

— Très bien, dit Adamsberg en se mettant au travail. J'en fais plusieurs, Victor. Je commence par le tueur de l'île.


Adamsberg travailla en silence pendant dix minutes. Puis il passa un premier dessin à Victor.

— Il était comme ceci ? demanda-t-il.

— Pas vraiment.

— Ne me mens plus, Victor, cette fois nous sommes réellement au bout de la route, acculés contre les barrières. Et nous n'allons pas les casser au porto. Ou était-il comme cela ? dit-il en lui passant un autre dessin. Cela te va mieux ?

— Si vous trafiquez les portraits jusqu'à ce que ça colle, je ne marche pas.

— Je ne trafique pas, je déduis.

— De quoi ?

— D'un visage d'aujourd'hui que je rajeunis de dix ans. Ce qui n'est pas simple, car ce visage n'a rien de remarquable, comme tu l'as dit. Pas de nez busqué, pas d'yeux étincelants, pas de menton proéminent, rien de tout cela. Ni laid ni beau. Ni Danton ni Billaut-Varenne. Alors ? Comme cela ?

Victor observa le portrait, puis le laissa glisser sur la table basse et serra les lèvres.

— Vas-y, dit Adamsberg. Dis.

— D'accord, dit Victor en soufflant comme s'il avait couru. Comme cela.

— C'est lui ?

— Oui.

— Le tueur de l'Islande.

Adamsberg sortit quelques cigarettes chiffonnées de sa poche et les proposa à la ronde. Amédée en prit une et l'examina.

— C'est de la contrebande ? Du shit ?

— Non, c'est à mon fils.


Adamsberg alluma sa cigarette, reprit le crayon et se remit au travail. Un bruit l'alerta au dehors et il s'interrompit, un instant attentif. Feuilles en main, il s'approcha de la fenêtre sans rideaux qui donnait sur le parc. La nuit était opaque et le réverbère de la route éclairait faiblement la portion de l'allée entre les deux pavillons.

— C'est peut-être Marc, dit Victor. Il fait du bruit quand il se balade.

— Il abandonne Céleste la nuit ?

— Normalement non. Il vient peut-être vous saluer. Ou bien c'est le vent.


Adamsberg revint s'asseoir et reprit son crayonnage. Trois nouveaux portraits, qui lui prirent quinze minutes.

— Qu'est-ce que vous dessinez maintenant ? demanda Amédée.

— Maintenant, je dessine l'autre. Le meurtrier du cercle Robespierre. Je sais que tu l'as vu, Victor. Quand tu accompagnais Henri Masfauré à l'Assemblée.

— Je ne regardais pas tout le monde.

— Mais lui, si. Nécessairement.

— Pourquoi ?

— Tu le sais.

— Pourquoi trois dessins ?

— Parce que le type a plusieurs figures, et je ne sais pas laquelle tu connais. Mets son visage sous de la poudre blanche, des ombres grises, ajoute de la silicone dans les joues, une perruque, une dentelle qui gomme le cou, et l'illusion est là. Je t'en dessine donc plusieurs. Car on ne peut pas, même avec tous les maquillages du monde, changer l'inclinaison des yeux, la disposition des lèvres, l'implantation des pommettes. Voici, dit-il en disposant ses nouveaux croquis sur la table basse.


Adamsberg tourna de nouveau la tête vers la fenêtre. Frôlement, bruissement. Un chat ? Un chat ne fait pas de bruit. Un lièvre ? Un hérisson ? Les hérissons font du bruit. Victor posa un doigt sur un dessin, puis sur un autre.

— Lui, et peut-être lui. Mais pas exactement dans cette tenue.

— Mais c'est l'homme que tu voyais près de Masfauré ?

— Oui.

— Et près de toi, aussi.

— Comment cela ?

— Cesse, Victor. Et regarde maintenant, dit-il en plaçant côte à côte le premier dessin, celui du tueur de l'île, et le dernier, celui du cercle Robespierre.

Victor avait vivement replié les phalanges de ses doigts, mais Amédée, absorbé par le travail d'Adamsberg, et peut-être un peu sonné par ses médicaments, ne le remarqua pas, une fois encore. Amédée avait trop souffert tous ces temps pour demeurer maître de lui-même.

— C'est le même gars, dit-il spontanément.

— Merci, Amédée. Et tu le vois tout comme lui, Victor. Mais surtout, toi, tu le sais. Que c'est le même homme. Le tueur de l'île. Qui vous donnait rendez-vous…

— Il ne nous donnait pas rendez-vous ! coupa Victor avec colère.

Adamsberg leva une main rapide pour imposer le silence, et écouta quelques instants les murmures de la nuit.

— Nous ne sommes pas seuls, dit-il à voix basse.

Tous tendirent l'oreille, aux aguets.

— Je n'entends rien, dit Victor.

— Quelqu'un marche, dit Adamsberg. Très doucement. Éteins la lumière. Reculez-vous.

Adamsberg sortit son pistolet et l'arma, puis se rapprocha à pas prudents de la fenêtre.

— Tu avais refermé le portail, Victor ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui.

— Alors il est passé par les bois. Il y a un fusil ici ?

— Deux.

— Apporte-les. Passes-en un à Amédée.

— Je ne sais pas tirer, dit Amédée d'une voix faible.

— Tu vas le faire quand même. Tu appuies. Attention au recul.

— C'est peut-être un gars qui vous a entendu frapper comme un sourd au portail et qui est passé voir, dit Victor.

— Non, Victor, non, dit Adamsberg en scrutant la nuit. C'est ton « être immonde ».

Victor, tête baissée, passa dans la petite cuisine pour prendre les fusils, et en tendit un à Amédée.

— Vous en êtes sûr ? demanda-t-il.

— Oui.

— Où est-il ?

— Il longe le pavillon d'Amédée, dit Adamsberg. La nuit est noire comme de la suie, je le distingue à peine. C'est toi, Victor, qui lui as dit que j'avais été en Islande ? Que j'avais trouvé les os ?

— Jamais de la vie. Vous êtes cinglé !

— Alors comment est-il là ?

Une brève lueur de la lune et l'obscurité redevint totale. Un MP5, le gars avait un MP5, ou quelque saleté de ce genre.

— Nom de dieu, dit Adamsberg en se déplaçant vers la porte. Il est lesté comme un char d'assaut.

— Quoi ? dit Amédée.

— Une mitraillette. Il a de quoi faucher dix hommes en trois secondes.

— On a une chance ? demanda Amédée, qui tentait de caler le fusil contre son épaule.

— Une seule. Pas dix, pas deux. Tournez le canapé dans l'autre sens, dos face à la porte. Agenouillez-vous derrière, chacun d'un côté. C'est du vieux meuble coriace, cela vous protégera pour quelque temps. N'en bougez pas.

— Et vous ?

— Je sors. La porte grince, Victor ?

— Non.

Adamsberg l'ouvrit avec précaution.

— Quand il va traverser l'allée, chuchota-t-il, il sera un peu éclairé par le réverbère. Mais pas moi. Il fera cible, c'est cela, notre chance.

— Le réverbère s'éteint à minuit, dit Amédée d'une voix vaincue.

— Quelle heure est-il ?

— Moins trois.


Adamsberg jura à voix basse et se glissa dehors, longeant le mur de gauche sur trois mètres jusqu'au tronc d'un platane. L'homme posa enfin un pied prudent sur l'allée de graviers, avec un crissement. Contrairement à lui, le tueur n'était pas vêtu tout de noir. Adamsberg se concentra sur le triangle clair de sa chemise et déchargea son arme, quatre fois. Un cri de douleur, et le réverbère s'éteignit.

— Au bras, fils de pute ! cria l'homme. Mais je peux tirer de la main gauche, connard ! Alors tu y es arrivé, tête creuse ? Qu'est-ce que t'as trouvé sur l'île ?

— Les os de tes morts !

Adamsberg visa avant que l'homme ait eu le temps de faire passer le MP5 à son bras valide. Trois secondes de répit à saisir, il tira au genou. Le gars tomba au sol et son tir dévié traversa les feuilles basses du platane. Son arme était lourde, trop lourde, trois kilos dans sa main gauche, et impossible de tenir le garde-main de son bras droit blessé. N'utilise pas un MP5 qui veut.

— Donne-les, Adamsberg ! hurla l'homme. Donne les os où je flingue tes deux gosses après toi !


La rage le faisait suffoquer, sa voix montait dans les aigus, rugissante. Solide, acharné, le type s'était remis debout, un bras pendant, et Adamsberg vit sa silhouette penchée se rapprocher à pas lents, jambe traînante. Il se rua vers le pavillon, ferma la porte à double tour en défense illusoire. Là encore, deux secondes de répit, le temps de rejoindre les deux frères à l'abri du canapé. Combien de balles lui restait-il ? Deux peut-être.

Une rafale fit exploser la serrure, suivie d'une seconde salve, dont les balles s'écrasèrent dans le mur et l'armature du canapé. Les deux frères ripostèrent au jugé, et inutilement. À la lueur des déflagrations, Adamsberg vit le canon du MP5 qui oscillait, mal soutenu, mal contrôlé, mais pointé vers eux.

— Montre-toi, Victor ! cria l'homme. Je te donne encore une chance de les sauver ! Ta Céleste et son putain de sanglier qui pissent le sang ! M'ont barré le chemin dans les bois.

— Ne bouge pas, Victor, ordonna Adamsberg.

Il vida son chargeur mais le gars s'était déplacé vers la fenêtre et il le manqua. C'était terminé, il les aurait tous les trois. Aurait-il pu deviner ? Aurait-il pu prévoir ? En une dernière tentative, il souleva la table basse et la balança en direction du tueur. Qui se releva des débris du meuble, sonné sans doute, mais insubmersible. Tandis que deux faisceaux de lampe l'éclairaient soudain par-derrière.

Les carreaux de la fenêtre explosèrent et deux tirs fauchèrent l'insubmersible aux jambes, sans sommation. Arme pendant au poing, Adamsberg vit entrer les deux flics qui l'avaient arrêté sur la nationale, torches en main. Le brigadier aux jambes écartées plaqua l'homme au sol tandis que son collègue lui arrachait le MP5. J'ai bien fait de boire ce porto, nom de dieu, pensa Adamsberg. Et absurdement, dans ce carnage, il entendit la voix basse de Rögnvar. L'afturganga n'abandonne pas ceux qu'il convoque.


Victor avait rétabli la lumière. Adamsberg posa une main rapide sur l'épaule du brigadier.

— Deux blessés dans les bois, appelez les secours.

Puis il courut derrière Victor en direction de la cabane. Le sanglier gisait au sol, haletant, touché au ventre. À ses côtés, Céleste, une main posée dans la bourre de l'animal et l'autre serrant sa pipe, gémissait et murmurait. Adamsberg l'examina. Rafale de balles dans la cuisse. Elle avait eu plus de chances que Marc, l'artère ne semblait pas touchée, sans certitude.

— Je lui donne de l'eau ? demanda Victor.

— Tu ne la bouges pas. Parle-lui, garde-la éveillée. Passe-moi ta chemise.

Adamsberg enroula le tissu autour de la blessure et serra à fond. Puis il ôta son tee-shirt et le tendit à Victor.

— Plaque ça contre le ventre de Marc. Il perd trop de sang.


Torse nu sous sa veste, Adamsberg repartit en courant pour diriger l'équipe de secours dont il entendait la sirène au loin. Il leur fit avancer la camionnette jusqu'à l'orée du bois, puis deux hommes et deux femmes le suivirent avec le matériel au long du sentier. Céleste fut chargée sur le premier brancard et aussitôt emmenée.

— Où est la seconde victime ? demanda la femme restée sur place.

— Là, dit Adamsberg en désignant le sanglier.

— Vous vous foutez de moi ?

— Le deuxième brancard ! cria Adamsberg.

— Calmez-vous, monsieur, je vous en prie.

— Commissaire. Commissaire Adamsberg. Le deuxième brancard, s'il vous plaît, sauvez-le nom de Dieu !

La femme leva une main apaisante, hocha la tête et appela les urgences vétérinaires. Dix minutes plus tard, Marc était transporté à son tour. Adamsberg s'agenouilla, ramassa la pipe de Céleste, puis se releva en regardant Victor. Pas de commentaire, les deux hommes étaient en sueur et leurs traits bouleversés.


Dans le pavillon, un médecin s'affairait sur les blessures du tueur — bras, genou, mollets — qui mugissait au sol.

— Votre nom, brigadier ? demanda Adamsberg.

— Drillot. A priori, en découvrant la scène, on a estimé qu'il fallait mettre l'individu au sol. Vous êtes commissaire et il détenait une mitraillette. C'était ça, l'analyse. Mais je dis : a priori. Ne dites pas qu'on a tiré sans sommation, on n'avait pas le temps.

— J'affirmerai que vous avez fait sommation avant de briser la fenêtre.

— Merci. Mais on ne peut pas l'embarquer sans savoir.

Adamsberg se laissa tomber sur le fauteuil, qui avait on ne sait comment échappé aux tirs. Un peu comme la bouteille de vin lors de la mort d'Angelino Gonzalez.

— Il a tué six personnes, dit-il d'une voix atone, en allumant une cigarette. Deux il y a dix ans, en Islande, quatre au cours de ce mois. Une tentative de meurtre hier soir. Ce soir, coups et blessures sur une femme et son compagnon, et tentative de meurtre sur nous trois.

— Son nom ? demanda le gendarme aux jambes torses. Brigadier Verrin, se présenta-t-il.

— Aucune idée. Vous avez reçu, comme tous vos collègues, notre alerte sur le tueur au signe ? Ce signe-là, dit-il en le dessinant sur un des portraits tombés au sol.

Verrin hocha la tête.

— Parfaitement commissaire.

— Eh bien, c'est cet homme.

Verrin sortit en se pressant sur ses jambes courbes. Victor traversait la pièce emplie de gravats, tombés des murs et du plafond. Il tendit une chemise propre au commissaire.

— Je lui ai donné un somnifère, dit-il. Il dort.

— Qui ? demanda le brigadier Drillot, carnet en main.

— Amédée Masfauré. Le fils d'une des victimes.

— Va falloir me décliner vos identités, tous autant que vous êtes, dit sèchement Drillot.


Les secouristes emmenaient à présent le blessé. Le brigadier Verrin revenait vers eux, très essoufflé.

— Trouvé ses papiers dans sa voiture, dit-il. S'appelle Charles Rolben. Téléphoné à la gendarmerie de Rambouillet. Vous savez qui c'est, Charles Rolben ?

— Non, dit Adamsberg.

— Un haut magistrat. Très haut. C'est ce qu'on vient de me dire. Et « pas de vagues, pas de vagues, assurez votre coup ». Faudra des preuves, commissaire, et de sacrées preuves. Parce qu'avec un gars de ce calibre, on avance sur la pointe des pieds. Le commandant est très alarmé.

— Vous avez bien vu ce « très haut magistrat » avec un MP5 à la main, brigadier ? dit Adamsberg.

— Oui.

— Vous retrouverez ses balles dans le corps de Céleste Grignon, fauchée dans les bois avec son compagnon. Et dans les murs de cette pièce. Et dans le cuir, le bois et les ressorts de ce vieux canapé. Oui, brigadier, c'est un tueur féroce. Je peux même vous dire qu'il aime cela. Oui, il a tué, et sans état d'âme. À commencer par ces deux membres d'un groupe de voyageurs en perdition sur une île islandaise. Vous vous rappelez cette histoire ?

— Vaguement. Mais il avait peut-être un sérieux mobile, commissaire ?

Victor jeta un regard de supplique à Adamsberg.

— Même pas de mobile, mentit Adamsberg. C'est un fou. Il a poignardé un gars. Il a voulu violer une femme, et il l'a tuée à la suite. Séparons-nous, brigadier, vous savez où me trouver. Vous aurez un premier rapport lundi. Ou plutôt lundi soir. C'est long, c'est très long.

— Peut-être, commissaire. Mais nous, on n'en a pas fini avec vous.

— C'est-à-dire ?

— Excès de vitesse, conduite en état d'ivresse, refus d'obtempérer, et fuite.

— Ah, ça. Vous m'avez suivi, c'est cela ?

— On vous a perdu. Mais on vous a localisé avec votre portable.

— Vous comprenez bien, dit lentement Adamsberg, que votre commandant sera obligé d'en référer : vous avez tiré sur un haut magistrat, dans le dos et sans sommation.

— Merde, gueula Drillot. Vous avez dit que vous nous couvriez.

— Et je dis, laissez tomber l'état d'ivresse et le délit de fuite. Situation d'urgence, je vous l'ai expliqué dix fois quand vous m'avez bloqué sur la route. Un flic ne peut pas savoir, quand il a bu deux portos avec un ami, ce qui va lui advenir dans l'heure.

— Moi je dirais plutôt trois portos, dit Drillot.

— Deux, brigadier. Je ne pouvais pas être positif.

— Si je vous entends bien, commissaire, dit Drillot en plissant les yeux, vous doutez de notre parole ?

— Vous m'entendez bien.

Verrin fit un signe à son collègue et inclina la tête.

— Et comment on explique qu'on vous a suivi ? demanda-t-il.

— Pour excès de vitesse. Vous ne m'avez jamais arrêté, j'allais trop vite, vous m'avez pris en chasse jusqu'ici.

— Ça se tient.

— Accepté, dit Drillot.

— Où a-t-on emmené Céleste ? La femme qu'il a blessée dans les bois ?

— À l'hôpital de Versailles.

— Et Marc ?

— Quel Marc ?

— Le sanglier.

— Quel sanglier ?


L'équipe technique se déployait à présent dans le pavillon et Adamsberg quitta la place. Victor l'accompagna jusqu'à sa voiture et se pencha à travers la vitre.

— Vous n'avez rien dit, pour ce qui s'est passé sur l'île.

— Non. Tu avais raison d'avoir peur de lui. On se reverra. Avec Amédée.

— Pourquoi ? demanda Victor à nouveau inquiet.

— Pour dîner à l'auberge. Tu commanderas notre menu, on invitera Bourlin.

— Et le gars que j'ai vu à l'auberge ? Le « contrôleur des impôts » ?

— C'était lui. Il m'avait déjà pris en chasse.

— Commissaire ! appela Victor alors que la voiture démarrait.

Adamsberg freina et Victor courut sur quelques mètres pour le rattraper.

— Vous le croyez, que j'ai pas mangé ma mère ?

— J'en suis certain. Celui qui a bouffé les canards pour son frère ne bouffe pas sa mère.

Une fois chez lui, Adamsberg prit le temps de rédiger un très court mail pour Danglard.

Réunion brigade demain 15 heures. Merci de faire l'appel au complet.

Puis un autre au brigadier Oblat, à Dijon :

Assassin arrêté. Levez la garde sur Vincent Bérieux.

Un dernier aux brigadiers Drillot et Verrin :

Merci.

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