XL

— Vas-y doucement avec Retancourt, dit Veyrenc après le petit-déjeuner. Je crois qu'elle ne supporte pas cette histoire des corps dévorés.

— Qui le supporte, Veyrenc ? Peut-on supporter Victor mangeant sa mère ? Le philanthrope avalant sa femme ?

— Est-ce qu'ils le savaient ? Ou ont-ils cru au phoque jusqu'au bout ? En tout cas, Violette ne l'endure pas, vraiment pas.

— Elle est sensible, dit Adamsberg sans ironie.

Retancourt revint avec une seconde ration de café.

— Voilà comment je vois finalement les choses, dit-elle en emplissant les tasses. Ils sont réellement morts de froid. Et les autres les ont mangés pour survivre. Comme les naufragés de cet avion, dans les Andes.

Retancourt amoindrissait le drame, pour le rendre presque acceptable à son imaginaire révolté.

— En ce cas, dit Adamsberg, pourquoi Victor aurait-il inventé cette histoire de meurtres au couteau ?

— Parce qu'en comparaison, deux meurtres au couteau n'étaient rien, dit Veyrenc. En même temps qu'ils pouvaient expliquer la convocation solennelle d'Alice Gauthier, qu'il allait bien falloir raconter aux flics.

— Juste, dit Adamsberg. Mais pourquoi inventer cette histoire de tueur les menaçant tous depuis dix années ?

— Pour justifier leur silence à tous. Alors que personne, en réalité, ne les menace. Ce silence est instinctif : qui va aller se vanter d'avoir mangé ses compagnons ? Eux tous se sont entendus pour se taire à jamais, sans qu'aucun tueur imaginaire ne les tourmente.

Adamsberg tournait sans fin le sucre dans sa tasse.

— Je ne vois pas les choses ainsi, dit-il.

— Parce que ?

— Parce que le récit de Victor, si faux soit-il, est miné par la peur. Sa manière de décrire « l'homme immonde », même si on la suppose exagérée, a quelque chose d'authentique. Et son frisson, à l'Auberge du Creux. Ce moment, souviens-toi, Louis, où il a cessé de parler, ayant cru reconnaître « l'homme » dans le reflet de la glace. Si ce n'était une peur véritable, à quoi bon nous faire croire que le tueur était subitement apparu à la table voisine ? Grotesque.

— Je ne connaissais pas ce détail, dit Retancourt. Qui était ce type, finalement ?

— Un inspecteur des impôts, à ce qu'on nous a dit. Qui devait avoir quelque trait commun avec le tueur.

— Vous croyez donc à un tueur ?

— Oui.

— Donne ta version, Jean-Baptiste.

— Elle est pire que tout.

— Allez-y, dit Retancourt en avalant d'un trait son café.

— Malgré le peu qu'on connaît sur ce groupe, on sait qu'il y avait un médecin parmi eux. Victor dit qu'ils l'appelaient « Doc ». Détail inutile dans son mensonge, donc détail véridique. C'est le point essentiel. Je crois que la bagarre a réellement eu lieu entre le meurtrier et le légionnaire. Mais pas une authentique bagarre. Une agression provoquée pour tuer cet homme, mais qui passe malgré tout pour un fatal accident. Ensuite l'assassin s'éloigne, pour les débarrasser du cadavre, dit-il. À l'abri des regards, il dépèce aussitôt le corps avant qu'il ne soit congelé. Il en ôte toutes les parties reconnaissables, tête, pieds, mains, os, et prélève la viande.

— Dépêche-toi, dit Veyrenc.

— Navré, mais je suis obligé de souligner un détail. Le tueur n'a sur lui qu'un couteau. Pas de quoi trancher les os solides de l'avant-bras. Il coupe donc au plus facile, à l'articulation, au poignet, et les petits carpiens, nous apprend Almar, restent accrochés aux ligaments. Il se débarrasse des vestiges du corps sur la banquise et congèle ses morceaux de chair préparés. Il laisse passer du temps, pour la vraisemblance, et, miracle, il a piégé un phoque peu après. Il rapporte sa viande au campement. Est-ce lors de ces dîners de « phoque » que le médecin, en dévorant sa portion, tombe sur un os, si je puis dire ? On le saura plus tard. Le scénario se reproduit pour Adélaïde Masfauré. Je ne crois pas au drame de l'agression, à la chute dans le feu, aux flammes aux fesses, au coup de couteau. Plus simplement, quand vient son tour de garde à la nuit, le tueur l'étouffe sans bruit, visage dans la neige. On la découvre morte au matin, hypothermie. Une fois encore, le gars les débarrasse du corps. Et quelques jours après, de la viande revient au campement, un deuxième phoque miraculeux, un « jeune » cette fois. Le médecin sort un os de sa bouche, et l'identifie aussitôt.

Adamsberg s'interrompit brusquement et son regard, une seconde avant fixé sur Retancourt, ne voyait plus personne. Retancourt repéra ces yeux en dérive, qu'elle redoutait plus que tout.

— Commissaire ?

Adamsberg leva une main réclamant le silence, sortit lentement son carnet et nota la dernière phrase qu'il venait de prononcer. Le médecin sort un os de sa bouche. Puis il la relut en la suivant du doigt, comme un homme qui n'en comprend pas le sens. Il rempocha son carnet et son regard réapparut dans ses yeux.

— J'ai pensé, dit-il sur un ton d'excuse.

— À quoi ?

— Aucune idée. Et le médecin identifie cet os aussitôt, reprit-il : de l'homme. Que se passe-t-il ? Jette-t-il sa part dans le feu ? Dit-il la vérité ? Sans doute. Et tous apprennent soudain de quoi se composent leurs repas salvateurs, depuis des jours. Achèvent-ils malgré tout de, disons, consommer Adélaïde Masfauré ? Le savaient-ils déjà pour le légionnaire ? Ont-ils tous laissé faire ? Quand la brume se lève enfin, le tueur donne ses ordres et les menace, sans rencontrer de rébellion. Aucun d'entre eux n'a l'intention d'aller raconter ses exploits, et l'on comprend aujourd'hui pourquoi. Mais sait-on ? Une dépression ? Une maladie ? Une conversion mystique ? Un remords fulgurant ? Le risque d'un aveu est là, toujours, on l'a vu avec Gauthier. Et le tueur les surveille, tous. Parce qu'il a mangé deux êtres humains, comme eux tous, mais surtout parce que lui les a tués sciemment pour se nourrir.

Adamsberg but enfin son café, cent fois tourné.

— Et après ? dit Retancourt, lointaine, s'échappant, reprenant presque sa posture du premier jour. On sait à présent la véritable histoire des désespérés de l'île tiède. Et après, où cela mène-t-il ?

— À savoir qu'un meurtrier rôde toujours autour d'eux.

— Un meurtrier qui n'a tué ni Alice Gauthier, ni Masfauré, ni Breuguel, ni Gonzalez. Un meurtrier qui n'est pas notre tueur. Un meurtrier qui n'a rien à voir avec l'attaque sur le groupe Robespierre.

— Je crois savoir, murmura Adamsberg, pourquoi l'échiquier Robespierre ne bouge pas.

— Racontez.

— Je ne sais pas.

— Vous venez de dire que vous croyez savoir.

— C'est une manière de parler, Retancourt.

Retancourt s'accouda pesamment au dossier de sa chaise.

— Qu'ils soient morts et qu'ils les aient dévorés, ou qu'un type les ait volontairement massacrés et qu'ils les aient mangés, on en revient au même point : cela ne nous mène nulle part. On est venus pour rien.

Veni vidi non vici. « Je suis venu, j'ai vu, je n'ai pas vaincu », dit Veyrenc.

À la table voisine, Rögnvar se faisait indiscrètement traduire par Almar leur conversation. Cette histoire lui appartenait, c'était son droit. Il se redressa sur ses béquilles, recommanda à Gunnlaugur de ne pas toucher aux pions, et se posta, debout, devant Retancourt, Almar dans son dos.

— Víóletta, dit-il, on ne peut que s'incliner devant une femme qui a tenu l'afturganga à distance. À telle distance que même la jambe de ton ami résistera. Sans toi, Víóletta, il aurait…

Et il désigna sa jambe manquante d'un regard éloquent.

— Et Berg serait mort. Lui qui a fait l'erreur de s'attarder sur sa terre. Et toi qui as compris qu'il ne fallait pas le faire. Tu l'as compris dès le début, hein, Víóletta ? Bien avant que tu voies la brume ?

Retancourt fronça les sourcils et, sans vraiment s'en rendre compte, approcha un peu sa chaise de Rögnvar le fou, de Rögnvar le sage, levant les yeux vers lui.

— C'est vrai, dit-elle.

— Quand ?

— À l'arrivée, dit Retancourt en réfléchissant. Ils ont voulu recopier le texte gravé sur la pierre tiède. J'ai dit — j'ai crié je crois — que non, qu'on ne pouvait pas gâcher du temps.

— Tu vois, dit Rögnvar en s'asseyant sur le tabouret qu'Eggrún venait de lui apporter. Tu savais. Et tu savais depuis longtemps, depuis ta ville, à Paris, où l'on traîne en terrasse en hiver. Tu ne voulais pas venir, mais tu savais. Alors tu es venue.

Rögnvar s'était penché en avant, ses longs cheveux encore blonds frôlant presque le front de Retancourt. Adamsberg observait la scène, stupéfait. Retancourt, la chef de file incontestée des positivistes, des matérialistes de la brigade, happée dans les filets de Rögnvar. Retancourt dans l'emprise des esprits de l'Islande. Non, ils n'étaient pas venus pour rien.

Puis Rögnvar posa sa large main sur le genou du lieutenant. Qui l'aurait osé, à la brigade ?

— Mais tu te trompes, Víóletta, dit-il.

— Où ? souffla Retancourt, en incapacité de se détourner des yeux bleu vif de Rögnvar.

— Tu viens de dire — et Rögnvar serra un peu les lèvres — que vous êtes venus pour rien. Tu dis, Víóletta la brave, que cela ne mène nulle part.

— Oui, je le dis, Rögnvar. Parce que c'est vrai.

— Non.

— Vous ne savez rien, Rögnvar, de ce sur quoi nous travaillons à Paris.

— Je n'en sais rien et je m'en fous. Écoute ceci, Víóletta, écoute-moi bien.

— Oui, céda Retancourt.

L'afturganga ne convoque jamais en vain. Et son offrande conduit toujours sur un chemin.

— Mais à vous, Rögnvar, l'afturganga a pris votre jambe. Est-ce un chemin ?

— Moi, je n'ai pas été convoqué. Je l'ai violé. Berg, lui, a été convoqué.

— Répétez-moi la phrase.

L'afturganga ne convoque jamais en vain. Et son offrande conduit toujours sur un chemin. Ne la note pas, dit Rögnvar en saisissant la main de Retancourt. Ne t'en fais pas, tu t'en souviendras toujours.


Depuis le hublot, Adamsberg vit disparaître l'île de Grimsey, au quart mangée par la brume, avec une nostalgie qu'il n'avait pas prévue. La longue Eggrún l'avait embrassé pour lui dire au revoir et, sur le port, les hommes s'étaient groupés pour les saluer. Gunnlaugur, Brestir, Rögnvar bien sûr, qui levait haut la main, et ces autres têtes blondes dont il ne savait pas les noms.

Ce soir, Paris. Et puis, demain. Demain, il faudrait rendre compte à la brigade du bilan de son échappée, qui n'avait, c'est vrai, pas fait bouger d'un millimètre l'échiquier Robespierre. Il ne rapportait pas le meurtrier dans ses bagages, seulement une bouteille de brennivín, offerte par Gunnlaugur. Mais compte rendu obligatoire néanmoins. Argumenter, synthétiser, organiser son discours, tout ce à quoi il répugnait. Et ce, devant des visages maussades ou hostiles, sauf ceux de Froissy, Estalère, Justin, et Mercadet, que son handicap rendait toujours indulgent envers ceux des autres.

— Veyrenc, dit-il, charge-toi de l'exposé demain à la brigade. C'est du sale boulot, je le sais. Mais puisque Château t'a sacré sénateur romain, tu t'en tireras mieux que moi. Et Retancourt t'épaulera.

— Leur mécontentement va grimper en flèche.

— Évidemment.

— Je discourrai, assura tranquillement Veyrenc, jambe allongée dans le couloir de l'avion, piqûre d'anticoagulant dans le ventre, administrée par Almar. Tâche de ton côté de ramener Voisenet et Mordent sur notre bord. Voisenet parce qu'il peut louvoyer comme ses poissons, Mordent parce qu'il aime les contes de fées. Il sera sensible au combat de l'afturganga et de Víóletta la Brave.

— Je n'ai pas envie de les « ramener », Louis. Qu'ils se débrouillent sur leur chemin qui n'est pas le mien.

— C'est bien ce qu'ils te reprochent. Et tu peux comprendre qu'ils ne t'aient pas suivi.

— Pas tout à fait, murmura Adamsberg.


Peu avant l'arrivée à l'aéroport de Roissy, Adamsberg, mal éveillé, ouvrit son carnet à la page où il avait noté cette phrase, ce matin à l'auberge. Le médecin sort un os de sa bouche. Sous laquelle il ajouta cette remarque banale de Veyrenc à propos de François Château : « Il ment comme un arracheur de dents ». Puis il dessina une flèche et écrivit : « Robespierre. Il l'est. Il les a. »

Les lumières s'étaient éteintes dans l'avion, les ceintures étaient bouclées, les sièges redressés. L'appareil accentuait sa descente, on distinguait déjà les feux des voitures sur l'autoroute. Adamsberg réveilla Veyrenc et lui montra la page de son carnet. Veyrenc lut et secoua la tête sans comprendre.

— C'est toi qui l'avais dit, insista Adamsberg. Après notre première séance à l'Assemblée. Tu avais dit : « C'était lui. »

— Robespierre ?

— Oui. Et tu avais raison. C'était Lui.

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