IV

Danglard s'était assis sur le bord de la baignoire bleue, celle-là même où Alice Gauthier s'était ouvert les veines. Il observait le bas-côté blanc du meuble de toilette, où elle avait apposé cette inscription au crayon à maquillage. Dans la petite salle de bains, Adamsberg, Bourlin et son brigadier attendaient en silence.

— Parlez, bougez, bon sang, je ne suis pas l'oracle de Delphes, s'écria Danglard, contrarié de n'avoir pas déchiffré le signe sur-le-champ. Brigadier, ayez la gentillesse de me faire un café, on m'a tiré du lit.

— Du lit ou d'un bar au petit matin ? murmura le brigadier à l'adresse de Bourlin.

— J'ai l'ouïe fine, dit Danglard, posé avec élégance sur le bord de cette baignoire usée, sans détourner les yeux du motif dessiné. Je n'ai pas demandé de commentaires, j'ai demandé un café, avec amabilité.

— Un café, confirma Bourlin en attrapant le bras du brigadier, sa grosse main en faisant aisément le tour.

Danglard tira un carnet courbé de sa poche arrière et recopia le dessin : un H majuscule, mais dont la barre centrale était oblique. À quoi s'ajoutait, emmêlé dans cette barre, un trait concave :

— Un rapport avec ses initiales ? demanda Danglard.

— Elle se nommait Alice Gauthier, nom de jeune fille Vermond. Néanmoins, ses deux autres prénoms sont Clarisse et Henriette. H, comme Henriette.

— Non, dit Danglard en secouant ses joues molles, ombrées du gris de sa barbe. Ce n'est pas un H. La barre est nettement oblique, elle monte fermement vers le haut. Et ce n'est pas une signature. Une signature finit toujours par muter, elle absorbe la personnalité de l'auteur, elle se penche, elle se déforme, elle se contracte. Rien qui corresponde à la droiture de cette lettre. C'est la reproduction fidèle, presque scolaire, d'un signe, d'un sigle, et très peu souvent faite. Si elle l'a écrit une fois, ou cinq, c'est un maximum. Parce que c'est un travail d'écolier studieux et appliqué.


Le brigadier revint avec le café, provocateur, déposant le gobelet de plastique brûlant dans la main de Danglard.

— Merci, marmonna le commandant sans réagir. Si elle s'est tuée, elle désigne ceux qui l'y ont acculée. Pourquoi crypter le signe en ce cas ? Par peur ? Pour qui ? Pour des proches ? Elle invite à la recherche, mais sans non plus trahir. Si on l'a tuée — et c'est votre souci, Bourlin ? — , elle désigne sans doute ses attaquants. Mais une fois encore, pourquoi pas en clair ?

— C'est sûrement un suicide, gronda Bourlin, défait.

— Je peux ? dit Adamsberg, adossé au mur, en sortant à dessein une cigarette défraîchie de sa veste.

Un mot magique pour le commissaire Bourlin qui gratta une énorme allumette en réponse et en alluma une à son tour. De cette si petite salle de bains soudain enfumée, le brigadier sortit avec humeur, se postant sur le pas de la porte.

— Sa profession ? demanda Danglard.

— Professeur de mathématiques.

— Ça ne va pas non plus. Ce n'est pas un signe mathématique, ni physique. Ni un signe du zodiaque, ni un hiéroglyphe. Ni de francs-maçons, ni de secte satanique. Rien de tout cela.

Il marmonna un instant, contrarié, concentré.

— À moins, continua-t-il, qu'il ne s'agisse d'une lettre en vieux norrois, d'une rune, voire d'un caractère japonais, ou même chinois. On a de ces sortes de H à barre oblique. Mais ils ne présentent pas ce trait concave au-dessous. C'est là que le bât blesse. Il nous reste l'hypothèse d'une lettre en cyrillique, mais mal faite.

— Cyrillique ? On parle bien de l'alphabet russe ? demanda Bourlin.

— Russe, mais aussi bulgare, serbe, macédonien, ukrainien, c'est large.

D'un regard Adamsberg coupa net le discours érudit que le commandant s'apprêtait à faire — il le sentait — sur l'écriture cyrillique. Et en effet, Danglard s'obligea à regret à abandonner l'histoire des disciples de saint Cyrille qui avaient créé l'alphabet.

— Il existe en cyrillique une lettre Й, à ne pas confondre avec le И, expliqua-t-il en dessinant sur son carnet. Vous voyez que cette lettre porte un signe concave sur son dessus, une sorte de petite cupule. Elle se prononce plus ou moins « oï » ou « aï » selon le contexte.

Danglard perçut un nouveau regard d'Adamsberg, qui bloqua son exposé.

— En supposant, enchaîna-t-il, que la femme ait eu du mal à tracer ce signe, vu la distance entre la baignoire et le côté du meuble, qui l'obligeait à allonger le bras, elle aurait pu mal placer la cupule et la mettre au milieu et non en haut. Mais, si je ne fais pas erreur, ce Й n'est pas utilisé en début de mot, mais en fin. Je n'ai jamais entendu parler d'une abréviation qui utilise une fin de mot. Cherchez tout de même s'il figurait, dans sa liste d'appels ou son carnet d'adresses, une personne susceptible d'utiliser l'alphabet cyrillique.

— Ce serait une perte de temps, objecta doucement Adamsberg.

Ce n'était pas pour éviter de froisser Danglard qu'Adamsberg avait parlé doucement. Sauf occasions rares, le commissaire ne haussait pas le ton, prenant tout son temps pour parler, au risque d'endormir son interlocuteur, de sa voix en mode mineur, vaguement hypnotique pour certains, attractive pour d'autres. Les résultats différaient selon qu'un interrogatoire était mené par le commissaire ou l'un de ses officiers, Adamsberg obtenant de la somnolence ou bien un flux soudain d'aveux, comme on attire des clous rétifs avec un aimant. Le commissaire n'y attachait pas d'importance, admettant que, parfois, il pouvait s'endormir lui-même sans y prendre garde.

— Comment cela, une perte de temps ?

— Si, Danglard. Mieux vaut d'abord chercher si le trait concave a été dessiné avant ou après la barre oblique. De même pour les deux traits verticaux du « H » : exécutés avant ? Ou après ?

— Qu'est-ce que cela change ? demanda Bourlin.

— Et si, poursuivit Adamsberg, le trait oblique a été tracé de bas en haut ou de haut en bas.

— Évidemment, approuva Danglard.

— Le trait oblique évoque une rayure, poursuivit Adamsberg. C'est ce que l'on fait lorsqu'on barre quelque chose. À la condition qu'on le trace du bas vers le haut, fermement. Si le sourire a été fait avant, alors il a été biffé ensuite.

— Quel sourire ?

— Je veux dire : le trait convexe. En forme de sourire.

— Le trait concave, rectifia Danglard.

— Si vous voulez. Ce trait, pris isolément, évoque un sourire.

— Un sourire qu'on aurait voulu abolir, suggéra Bourlin.

— Quelque chose comme ça. Quant aux barres verticales, elles pourraient encadrer le sourire, à la façon d'un visage simplifié.

— Très simplifié, dit Bourlin. Tiré par les cheveux.

— Trop tiré par les cheveux, confirma Adamsberg. Mais contrôle tout de même. Dans quel ordre écrit-on ce caractère, en cyrillique, Danglard ?

— Les deux barres d'abord, puis le trait oblique, puis la cupule au-dessus. Comme nous ajoutons les accents en dernier.

— Donc si la cupule a été faite avant, il ne s'agit pas d'un caractère cyrillique raté, nota Bourlin, et on ne perd pas de temps à chercher un Russe dans ses agendas.

— Ou un Macédonien. Ou un Serbe, ajouta Danglard.


Chagriné de son échec à décrypter le signe, Danglard traînait les pieds en suivant ses collègues dans la rue, pendant que Bourlin donnait ses ordres au téléphone. De fait, Danglard marchait toujours en traînant les pieds, ce qui usait ses semelles à grande vitesse. Comme le commandant s'attachait à une élégance tout anglaise, à défaut de pouvoir miser sur une quelconque beauté, le renouvellement de ses chaussures londoniennes constituait un problème. Tout voyageur outre-Manche était prié de lui en rapporter une paire.

Le brigadier avait été impressionné par les bribes de savoir exposées par Danglard, et avançait à présent docilement à ses côtés. Il avait pris « un peu de patine », aurait dit Bourlin.

Les quatre hommes se séparèrent place de la Convention.


— J'appelle dès que j'ai les résultats, dit Bourlin, ce ne sera pas long. Merci pour le coup de main, mais je crois que je vais devoir classer ce soir.

— Tant qu'à n'y rien comprendre, dit Adamsberg avec un geste léger de la main, on peut dire ce que l'on veut. À moi, cela m'évoque une guillotine.


Bourlin regarda un instant ses collègues s'éloigner.

— Ne t'inquiète pas, dit-il au brigadier. C'est Adamsberg.

Comme si cette phrase suffisait à clarifier l'énigme.

— Tout de même, dit le brigadier, qu'est-ce qu'il a dans le crâne, le commandant Danglard, pour savoir tout cela ?

— Du vin blanc.


Bourlin téléphona à Adamsberg moins de deux heures après : les deux barres verticales avaient été tracées en premier, la gauche d'abord, la droite après.

— Comme on commence un H, donc, poursuivit-il. Mais ensuite, elle a dessiné le trait concave.

— Pas comme un H, donc.

— Et pas comme du cyrillique. Dommage, cela me plaisait assez. Puis elle a ajouté le trait oblique, qui a été exécuté du bas vers le haut.

— Elle a barré le sourire.

— Voilà. C'est ainsi qu'on n'a rien, Adamsberg. Ni une initiale, ni un Russe. Juste un sigle inconnu qui s'adresse à un groupe d'inconnus.

— Groupe d'inconnus qu'elle accuse de son suicide, ou qu'elle veut prévenir d'un danger.

— Ou bien, proposa Bourlin, elle se suicide bel et bien parce qu'elle est malade. Mais avant, elle désigne quelque chose ou quelqu'un, un événement de sa vie. Un dernier aveu avant de quitter ce monde.

— Et quel est le type d'aveu qu'on ne livre qu'à l'instant ultime ?

— Un secret inavouable.

— Par exemple ?

— Des enfants cachés ?

— Ou un péché, Bourlin. Ou un meurtre. Qu'est-ce que ta brave Alice Gauthier aurait bien pu commettre ?

— Je ne dirai pas « brave ». Autoritaire, tempérament trempé, voire tyrannique. Pas très sympathique.

— Elle a eu des ennuis avec ses anciens élèves ? Avec l'Éducation nationale ?

— Elle était très bien notée, elle n'a jamais été mutée. Quarante ans dans le même collège, en zone difficile. Mais d'après ses collègues, les gosses, et même les durs de durs, n'osaient pas l'ouvrir pendant ses cours, ça filait sec et droit. Tu penses bien que les proviseurs tenaient à elle comme à une sainte icône. Il suffisait qu'elle se pointe à la porte d'une classe pour que le chahut cesse dans l'instant. Ses punitions étaient redoutées.

— Des punitions corporelles, par hasard ?

— Apparemment rien de tel.

— Quoi d'autre ? Recopier un devoir trois cents fois ?

— Non plus, dit Bourlin. La punition, c'était qu'elle cesse de les aimer. Parce qu'elle les aimait, les élèves. C'était cela, la menace : perdre son amour. Beaucoup venaient la voir après les cours, sous un prétexte ou un autre. Pour te dire la force de la bonne femme, elle avait convoqué un petit racketteur qui, on ne sait comment, lui a livré toute sa bande en une heure. Voilà la femme.

— Tranchante, hein ?

— Tu repenses à ta guillotine ?

— Non, je pense à cette lettre perdue. À ce jeune homme inconnu. Un de ses anciens élèves, peut-être.

— Auquel cas le signe concernerait l'élève ? Un signe de clan ? De bande ? Ne m'énerve pas, Adamsberg, je dois classer ce soir.

— Eh bien, fais traîner. Ne serait-ce qu'un jour. Explique que tu travailles sur le cyrillique. Et ne dis surtout pas que cela vient d'ici.

— Pourquoi traîner ? Tu penses à quelque chose ?

— À rien. J'aimerais réfléchir un peu.

Bourlin poussa un soupir découragé. Il connaissait Adamsberg depuis assez longtemps pour savoir que « réfléchir » n'avait aucun sens, le concernant. Adamsberg ne réfléchissait pas, il ne se posait pas seul à une table, crayon en main, il ne se concentrait pas devant une fenêtre, il ne récapitulait pas les faits sur un tableau, avec des flèches et des chiffres, il ne posait pas son menton sur son poing. Il vaquait, marchait sans bruit, il ondulait entre les bureaux, il commentait, arpentait le terrain à pas lents, mais jamais personne ne l'avait vu réfléchir. Il semblait aller tel un poisson à la dérive. Non, un poisson ne dérive pas, un poisson suit son objectif. Adamsberg évoquait plutôt une éponge, poussée par les courants. Mais quels courants ? D'ailleurs, d'aucuns disaient que, quand son regard brun et vague se perdait plus encore, c'était comme s'il avait des algues dans les yeux. Il appartenait plus à la mer qu'à la terre.

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