XLVII

Après avoir dîné, Adamsberg et François Château marchaient dans le jardin presque désert de l'île de la Cité, tournant autour de la statue d'Henri IV. Château se débattait encore dans l'effarement et la rage intense où l'avaient plongé les paroles d'Adamsberg sur son secrétaire, Lebrun-Charles Rolben.

— Imaginez cela, un magistrat cannibale. Charles ! Charles qui poignarde les autres pour les dévorer ! Non, je ne peux pas l'envisager, je suis incapable de me représenter cela.

Cela faisait bien douze fois que Château répétait cette phrase, sous une forme ou une autre. Ce soir, il était bien Château, et non pas Robespierre. Il ne portait pas le médaillon, Adamsberg en était convaincu.

— Il a parlé ? demanda Château.

— Il refuse de dire un seul mot. Le médecin diagnostique un état de fureur… Une seconde, Château, j'ai noté cela… « un état de fureur destructrice, reprit Adamsberg en lisant son carnet, avec manifestations extrêmes de frustration et d'exécration, sans doute issues d'une structure psychopathique ». Il a brisé tout ce qu'il pouvait dans sa chambre, téléviseur, téléphone, fenêtre, table de nuit, il est sous sédatifs. Tant de violence, vous ne l'avez jamais perçue ?

— Non, dit Château en secouant la tête, non. Encore que, hésita-t-il.

— Comment était-il, comme magistrat ?

— De ceux qu'on dit « impitoyables ». Je ne voulais pas prêter trop d'attention à ces rumeurs, elles m'embarrassaient.

— Pourquoi ?

— À cause du goût trop marqué qu'il avait pour le Tribunal révolutionnaire de Robespierre. C'était souvent dérangeant. Il s'amusait entre autres à dire qu'en comparaison, nos cours de justice se révélaient des chambres bien tièdes.

— Vous étiez amis ?

— Collègues. Il tenait toujours ses distances. Il avait, ma foi, un sens très aigu des distinctions sociales. Je n'étais qu'un comptable et lui un magistrat. Dans le milieu où il évoluait, il fréquentait ce qu'on nomme de grands personnages, de la politique, de la finance. Il donnait des soirées somptueuses, m'a dit Leblond, dans sa villa de Versailles, où s'assemblait tout ce qu'on pouvait trouver de mieux. Ou de pire, n'est-ce pas.

— Leblond était invité ?

— C'est un psychiatre réputé, à l'hôpital de Garches.

— Là où Lebrun nous demandait de le protéger.

— C'est une pure usurpation, dit Château en haussant les épaules. Charles n'a jamais été psychiatre. C'est ce qu'il vous a dit ?

— Oui.

— Ce n'est pas inexact dans le sens où cela le passionnait. Il voulait « deviner » les êtres, il accablait Leblond de questions : pouvait-on percevoir, par tel ou tel signe, ou geste, ou expression, ou ton de la voix, une personne en fragilité ? En dépression, en remords ? Les failles des autres, n'est-ce pas, c'est cela qui l'intéressait. Et quand il conviait Leblond à ses soirées, il lui confiait des missions. Examiner tel politique, tel banquier, tel industriel, et lui rendre compte. Leblond n'appréciait guère, il disait qu'il était médecin et non pas fouilleur d'âmes, mais Charles avait un ascendant très puissant. On lui obéissait, c'est tout. Mais parfois, dit Château avec un sourire, c'était moi qu'il craignait, ou pire, qu'il était contraint d'admirer.

— Quand vous étiez Robespierre ?

— Tout juste, commissaire. C'était un robespierriste acharné. Il ne lui reprochait qu'une chose : cette fameuse vertu. Le fait que Robespierre n'ait jamais souhaité assister à une seule exécution. Son dégoût pour le sang. Il estimait que ce n'était que vile hypocrisie. « Analyse d'amateur, mon ami », lui expliquait Leblond. Mais Charles n'en démordait pas. Il aurait voulu Robespierre homme d'action, et non de cabinet, il aurait voulu le voir trancher les têtes lui-même en courant par les rues avec le peuple, les embrocher sur des piques, le voir monter en personne sur l'échafaud pour actionner la guillotine. Aujourd'hui, il est aisé de comprendre : Charles aimait ça, lui, le sang, les exécutions, les massacres. Et lui-même. Qu'importaient deux vies en Islande, si lui pouvait survivre ? Mais pourquoi s'est-il mis tant d'années plus tard à les tuer tous en chaîne ? Fut-il saisi d'une furie meurtrière ?

— D'une furie protectrice, Château. Alice Gauthier était passée aux aveux, et dès lors, l'équilibre des survivants d'Islande vacillait. Amédée Masfauré pouvait parler, et son père avec lui. Victor de même. Le contrôle du groupe lui échappait. Il a décidé d'en finir avec tous, une bonne fois.

— Je ne peux pas le concevoir, répéta Château pour la treizième fois. Six meurtres et presque onze. Comment va cette femme, celle qu'il a mitraillée dans les bois, tel un exécrable Fouché ?

Adamsberg marqua un arrêt.

— Pronostic réservé, ainsi qu'ils disent.

— J'en suis navré. Après la dernière assemblée de juillet, après les séances des 8 et 9 thermidor, je dissous l'association.

— Vous m'aviez dit que vos finances — allouées par Masfauré mais sur ordre de Charles Rolben, vous vous en doutez — vous permettaient d'arriver au terme de votre recherche.

— Peu importe, commissaire, il serait indécent de poursuivre. Le rideau tombe. Quand on saura d'ailleurs qui était Charles, ce qu'il a fait, et de quelle association il était secrétaire, le scandale nous balaiera, quoi qu'il advienne. La page est tournée.

Château s'assit sur un banc, jambes étendues, dos néanmoins toujours droit, et Adamsberg alluma une cigarette dans la pénombre.

— Pourquoi pas ? dit Adamsberg. Et pourquoi ne pas le vivre autrement ?

— Vivre quoi ?

— Robespierre. Vous ne portez pas les dents ce soir, n'est-ce pas ?

— Quelles dents ?

Ses dents. Qui furent récupérées par le chirurgien dans la nuit du 10 Thermidor, puis données à Éléonore Duplay, puis à François-Didier Château, et de descendant mâle en descendant mâle, arrivées jusqu'à vous. Vous qui descendez du fils présumé de Robespierre.

— Vous affabulez, commissaire.

— Là, dit Adamsberg en posant un doigt sur le thorax de Château. Vous les portez là, en médaillon. Et alors, IL entre. Il évacue François Château corps et âme, et il revient, et il existe, seul, sans vous.

Château tendit une main pour demander une cigarette, sans plus s'étonner à présent de leur aspect.

— À quoi bon se cabrer encore ? dit Adamsberg en lui donnant du feu. L'histoire s'achève.

— En quoi cela vous importe-t-il ? Que ces dents existent ou non ? Que je les porte ou non ? Qu'IL entre ou non ? Quel intérêt ?

— L'intérêt peut s'appeler ce « François Château corps et âme ». Qui finira dévoré par Lui, et pourquoi pas d'ailleurs ? Mais ce soir, je ne supporte plus les dévorations, je suppose.

— Il n'y a pas de solution, dit sombrement Château.

— Faites une analyse ADN. Des dents et de vous-même. Vous aurez la réponse. Vous saurez enfin si vous descendez réellement de lui, ou si la fille-mère, en 1790, s'est seulement vantée d'être enceinte du grand homme.

— Jamais.

— Vous avez peur ?

— Oui.

— D'être son descendant ou de ne pas l'être ?

— Des deux.

— Les peurs qui prolifèrent dans le doute, comme des champignons dans une cave, ne peuvent être expulsées que par une connaissance certaine.

— Idée si simple, commissaire.

— En effet. Mais vous saurez, et cela changera bien des choses.

— Je ne souhaite pas changer bien des choses.

— Ce seront des faits historiques, enchaîna Adamsberg. Vous pourrez, quelle que soit la réponse, continuer à vous produire sous les allures de Robespierre, si cela vous chante. Mais vous saurez qui est lui, et qui est François Château. Ce n'est pas rien. Et les dents, vous les porterez là où elles doivent être : au peuple, dirait Robespierre. Rendez-les au peuple. Au musée Carnavalet, où ils ne possèdent qu'une malheureuse mèche de ses cheveux.

— Jamais, répéta Château. Jamais, vous m'entendez ?

Adamsberg écrasa sa cigarette et se leva pour tourner de nouveau autour de la statue d'Henri IV.

— Je m'en vais, dit-il enfin en revenant vers le banc.

Adamsberg s'éloigna, laissant Château à son pesant destin, et traversa le pont qui le menait sur la rive gauche, respirant l'odeur de la Seine au passage, s'accoudant au parapet pour la regarder s'écouler, sale, dégradée, mais encore puissante. Un quart d'heure passa, plus peut-être. Château était soudain appuyé sur le muret à ses côtés, non pas allègre, mais un peu reposé, vaguement souriant.

— Je vais le faire, commissaire. Cet ADN.

Adamsberg hocha la tête. Puis Château se redressa, dos très raide — et cela, il le conserverait toujours — et lui tendit la main.

— Merci, citoyen Adamsberg.

Et c'était la première fois que Château l'appelait par son nom, et non pas par son titre.

— Que la vie te soit bonne, citoyen Château, répondit Adamsberg en serrant sa main. Et que tes descendants soient des filles.


Adamsberg rentra chez lui à pied. Avant d'ouvrir la petite barrière, il regarda sa paume. Il n'est pas donné à tout le monde de serrer la main de Robespierre.

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