XXV

Adamsberg ne passa même pas par chez lui avant d'aller prendre place sur la caisse en bois, sous le hêtre. Trois minutes plus tard, Lucio apparaissait avec trois bouteilles de bière coincées entre les doigts de sa main unique.

— Ça me gratte, Lucio, dit Adamsberg en acceptant une bière.

Le commissaire se leva pour décoller la capsule contre l'écorce de l'arbre.

— Reste debout, dit Lucio, que je voie ta tête sous la lumière de la rue. Ouais, dit-il en revenant à sa propre bouteille. Cette fois ça te gratte, hombre. Ça fait pas de doute.

— Ça me gratte fort.

— C'est pas forcément une araignée. Ça peut être pire. Une guêpe, un frelon même. Faut que tu retrouves ce qui t'a piqué.

— Je ne peux pas, Lucio, je tourne à vide. Quatorze suspects. Moins quatre, éliminés. Restent dix, et quelque sept cents autres. Tous spectaculaires, venus d'un autre siècle, mais pas un sur lequel je trouve la moindre prise. Même si je réussis à comprendre ce qui me gratte, j'aurai perdu du temps.

— Jamais.

Adamsberg s'adossa contre le hêtre.

— Si. Car ce qui me gratte n'a rien à voir avec l'enquête.

— Et alors ?

— Je ne peux pas me permettre de chercher mon frelon ici et là pendant qu'un gars tue à tour de bras.

— Peut-être tu peux pas mais t'as pas le choix. De toute façon, tu le trouves pas, ton gars, et t'as plus rien dans le crâne. Alors qu'est-ce que ça change ? T'arrives à savoir quand ça a commencé à te gratter ?

Adamsberg avala une gorgée et resta assez longuement silencieux.

— Je crois que c'était lundi, mais je n'en suis pas sûr. Je me fais peut-être des idées.

— Qu'est-ce que tu veux qu'on se fasse d'autre ?

— Je crois que ça a dû se passer avant. J'ai dû être piqué dans Le Creux.

— Dans le creux de quoi ? On s'en fout que t'aies été piqué au coude ou à la cuisse.

— Non, Lucio, dans Le Creux, c'est le nom d'un endroit minuscule, dans les Yvelines.

— Ah, ce Creux-là ?

— Tu le connais ?

— J'ai travaillé quatre ans dans le coin.

— Et tu sais pourquoi ce petit bout de terre s'appelle comme ça ?

— À ce que je me souviens, c'est arrivé dans le foutoir de la Seconde Guerre. Y avait eu des dégâts, et les gars ont perdu les plans du cadastre, tu vois. Ils ont replanté des panneaux à la va-comme-je-te-pousse. Et bref, ils s'y sont pris comme des manches et après, on s'est rendu compte qu'il y avait quelque chose comme un kilomètre de vide entre un village et l'autre. Ce qui fait qu'on ne savait plus à qui était ce bout-là, entre les deux.

— Ils n'avaient qu'à redessiner le cadastre.

— Pas si simple, hombre. Parce que dans ce « creux » entre les deux villages, il y avait une sorte de château hanté, et personne en voulait. Chaque village préférait perdre un peu de terrain plutôt qu'avoir les fantômes. Tu te rends compte ? En pleine guerre ? Comme si y avait pas plus important que de s'occuper d'une connerie pareille ?

— C'est une tour hantée. Ça servait d'oubliette pour les condamnés.

— Ah, c'est eux qui gueulent la nuit alors. On les comprend, remarque.

— Non, ce sont des corneilles mantelées.

— Tu crois ? Parce que moi, j'y suis passé devant à vélo une nuit, et ça criait pas humain, je t'assure.

— C'est pas humain, le cri d'une corneille. Ça chante pas. Tu connais drôlement bien le coin, Lucio.

— Oui. Tu devrais me rajouter aux suspects, ça t'en ferait quinze. Tiens, maintenant, je me rappelle le nom d'un des bleds. Sombrevert. Mauvais nom, ça.

— Et l'autre, Malvoisine. Les gens qui habitaient là, tu les connaissais ?

— Dis donc, je faisais que passer. Je vais même te dire pourquoi. Y avait une auberge dans le Creux. Des fois je m'y posais pour dîner. Il y avait une jeune fille là-dedans, Mélanie, une vraie beauté. Trop grande, trop maigre, mais j'en étais fou. Si ma femme savait, Dieu me protège.

— Pardonne-moi, Lucio, mais elle est bien morte il y a dix-huit ans, ta femme ? dit doucement Adamsberg.

— Ben oui, je t'ai dit.

— Alors comment tu veux qu'elle sache ?

— Disons que je préfère qu'elle sache pas et puis c'est tout, dit Lucio en grattant sa barbe d'acier. Enfin, cette histoire de « creux » entre les deux villages, c'est toujours resté. Des fois, c'est Sombrevert qui s'occupe de tailler les arbres et de réparer la route, des fois, c'est Malvoisine. Et tu crois que c'est dans Le Creux que tu t'es fait piquer ?

— Tu te souviens de la grande réunion en habit dont je t'ai parlé ? Où j'étais costumé comme il y a deux siècles ? Tiens, regarde la photo, dit Adamsberg en allumant son portable dans la nuit.

— Presque, t'es beau là-dessus, dit Lucio. Si ça se trouve t'es beau, et on le sait même pas.

— Eh bien, je me suis un peu amusé avec ce costume. Je me suis regardé dans la glace. Et à cet instant, en même temps, quelque chose n'allait pas. Donc ça avait dû se passer avant, dans Le Creux. Pas quand je marchais dans le gratteron. Non, après. Céleste dans sa vieille cabane avec son sanglier ? Pelletier qui puait le cheval ? Je ne sais pas. Ou quand j'ai dessiné sur le pare-brise ?

Dessiné quoi ? Lucio s'en foutait.

— S'est passé combien d'heures entre le gratteron et le pare-brise ?

— Environ huit heures.

— Ben c'est pas trop long, tu devrais trouver. Creuse. C'est une pensée que t'as pensée et que t'as pas fini de penser. Faut pas perdre ses pensées comme ça, hombre. Faut faire attention où on range ses affaires. Ton adjoint, le commandant, ça le gratte aussi ? Et l'autre, avec les cheveux roux ?

— Non. Ni l'un ni l'autre.

— C'est que c'est bien une pensée à toi. C'est dommage, quand t'y réfléchis, que les pensées n'aient pas de nom. On les appellerait, et elles viendraient se coucher à nos pieds ventre à terre.

— Je crois qu'on a dix mille pensées par jour. Ou des milliards sans s'en rendre compte.

— Oui, dit Lucio en ouvrant sa seconde bière. Ce serait le bazar.

Adamsberg traversa la cuisine, croisant son fils qui travaillait sur de futurs bijoux, muni de pain et de fromage.

— Tu montes déjà ?

— Je dois aller chercher des pensées que j'ai pensées et que j'ai oublié de penser.

— Je vois, dit Zerk avec la plus parfaite sincérité.


Allongé sur son lit, Adamsberg gardait les yeux ouverts dans l'obscurité. La bière de Lucio lui disloquait un peu la nuque. Il s'obligea à rouvrir les yeux. « Creuse », il a dit. Cherche. Réfléchis. Sois capable.

Et il s'endormit, sans penser.


Les marches qui grinçaient sous les pas de Zerk montant se coucher le réveillèrent deux heures plus tard. Tu n'as pas creusé. Adamsberg s'obligea à s'asseoir. Il avait toujours en tête le souvenir désagréable de la perfection du duo Leblond-Lebrun, et il était certain que cela l'agaçait mais ne le grattait pas. Mal à l'aise, il descendit à la cuisine, et se fit réchauffer un fond de plat. Des pâtes au thon, comme Zerk en faisait sans cesse à ses débuts, quand il ne savait rien préparer d'autre.

Adamsberg ajouta de la sauce tomate froide pour faire passer le tout. Il était plus de deux heures du matin. Le duo Leblond-Lebrun. Comment avait-il dit aussi ? Le tandem. Leurs récits impeccables, leurs récits superposés. Non. Pas superposés, mais croisés. Superposés, c'était pour Amédée et Victor. Ces deux-là avaient raconté l'Islande séparément, chacun avec ses réactions et ses émotions, mais leurs versions avaient été presque identiques. Jusqu'à l'histoire du tueur qui s'était brûlé le cul dans le feu, qui tapait sur son pantalon, jusqu'aux insultes d'Adélaïde Masfauré, jusqu'au gars qui ordonnait qu'on fasse chauffer des pierres. Jusqu'à ce qualificatif d'« immonde ». Est-ce à dire qu'Alice Gauthier avait présenté les choses à Amédée de la même manière que Victor ? Avec des mots semblables ? Prenez dix témoins d'une même scène, personne ne la racontera sous le même angle, personne ne pointera les mêmes détails ou ne prononcera les mêmes mots. Eux si.

Adamsberg posa doucement sa fourchette, comme toujours quand une idée, qui n'en était pas encore une, un embryon d'idée, un têtard, montait mollement à la surface de sa conscience. À ces moments, il le savait, il ne fallait faire aucun bruit car le têtard est prompt à replonger et disparaître à jamais. Mais ce n'était pas pour rien qu'un têtard pointait sa tête informe à la surface des eaux. Et si c'était seulement pour se divertir, eh bien, il le remettrait à l'eau. En attendant et sans faire un geste, Adamsberg attendait que le têtard s'approche un peu plus et commence à muer en grenouille. Amédée-Victor, une convergence de narration, comme le lisse témoignage de Leblond-Lebrun. Comme si, tels le trésorier et le secrétaire en harmonie, ils s'étaient entendus sur une manière de présenter les choses.

Impossible, car quand ils avaient débarqué sans prévenir au Creux, les deux jeunes gens n'avaient pas pu prévoir cet interrogatoire et se concerter avant.

Bien sûr que si. Toujours immobile, ses yeux scrutant les mouvements de ses eaux, Adamsberg observa l'idée têtard qui lui semblait à présent avoir gagné deux pattes arrière. Pas encore assez pour l'attraper d'un geste sec. Bien sûr que si, ils avaient parlé d'Alice Gauthier, dehors. Céleste était informée, elle l'avait dit. Victor les avait entendus. Ni lui ni Danglard n'avaient pu trouver une raison plausible à la dangereuse fuite à cheval d'Amédée, à cru sur Dionysos. Que Victor avait immédiatement suivi en enfourchant Hécate. Et là, dans la forêt, ils avaient eu le temps court d'établir un récit commun. Puis de mimer la scène du retour : Victor qui n'avait pu rattraper Amédée, l'appel de Pelletier pour faire revenir l'étalon fougueux et un Amédée piteux. Bien sûr que ces deux-là s'entendaient comme les deux doigts de la main, bien au-delà des relations usuelles entre un fils de patron richissime et un secrétaire. Bien sûr que ces deux-là connaissaient quelque clairière où faire jonction dans les bois. Bien sûr qu'il existait entre eux une complicité insolite et profonde. Et leurs comptes rendus parallèles sur l'Islande avaient découlé de cette connivence. Et si les deux hommes avaient ressenti la nécessité de se concerter, c'est qu'une part du récit était fausse, et devait être cachée.

Le couple Amédée-Victor était en parfaite intelligence. Et ils avaient tous les deux menti.


À présent, Adamsberg pouvait reprendre sa fourchette et achever son plat froid. L'idée était sortie des ondes, il la voyait bien à présent, avec ses deux pattes avant, campée sur la table à ses côtés, émergée de la sphère aquatique pour arriver sur sa terre. Voile sur les événements islandais comme sur l'enfance d'Amédée. Où donc était ce gosse avant ses cinq ans ? Cette histoire d'institution ? De handicap qui ne portait même pas de nom ? Et dont Amédée ne paraissait pas avoir la moindre séquelle ?

Où avait été ce gosse, nom de Dieu ? Ce gosse sans souvenir ? Et d'où sortait l'orphelin Victor ?

Il ne croyait plus à cette coïncidence de nom de famille. Un nouveau-né laissé à la DDASS ne porte pas de nom de famille. Victor s'était fait appeler Masfauré, nom rare en effet, pour avoir un excellent prétexte d'aborder la famille. Non seulement de l'aborder mais de s'y introduire, comme un coucou pénétrant dans le nid d'un autre oiseau. Animé de quelles intentions ? Et pour approcher qui ? Le grand savant, le sauveur de l'air ? Ou bien le milliardaire ? Ou encore Amédée ?


Qu'avait dit Danglard au juste, à propos des prénoms des jeunes gens ? Une allusion savante. Oui, des prénoms en usage chez des ducs d'on ne sait où. Adamsberg balaya l'anecdote, sans rapport avec l'idée qui l'avait gratté. Deux piqûres en réalité : la convergence excessive des témoignages du fils et du secrétaire de Masfauré, et l'enfance d'Amédée reléguée dans l'inconnu. Masfauré, le grand argentier de l'association Robespierre.


Zerk trouva son père au matin, profondément endormi sur sa chaise, les jambes allongées, calées sur le chenet de la cheminée, une assiette de thon froid sur la table. Signe qu'il avait dû descendre pour chercher cette idée et que, la trouvant, il s'était endormi brusquement sur son succès.

Il mit en route le café sans bruit, posa les bols sur la table sans les heurter, s'éloigna dans l'escalier pour couper le pain, afin de prolonger le sommeil de son père. Tout compte fait, il aimait bien ce gars. Il s'apercevait surtout qu'il n'était pas encore capable de quitter cette maison. Adamsberg, éveillé par l'odeur du café, se frottait le visage quand Zerk revint avec le pain tranché.

— Cela va mieux ? demanda Zerk.

— Oui. Mais rien à voir avec l'enquête.

— Ce n'est pas grave, dit Zerk.

Et une fois de plus, Adamsberg comprit que ce fils lui ressemblait dangereusement, en pire peut-être.

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