Chapitre 8
– À votre avis, monsieur Desgrez, comprenez-vous dans quel dessein un seigneur anonyme me propose un château et cent mille livres de rente ?
– Ma foi, dit l'avocat, je suppose que c'est dans le même dessein que si je vous offrais moi-même cent mille livres de rente.
Angélique le regarda sans comprendre, puis rougit légèrement sous le regard hardi du jeune homme. Elle ne s'était jamais avisée d'examiner son avocat sous ce jour très particulier. Avec un certain trouble, elle nota que ses vêtements usés devaient cacher un corps vigoureux aux belles proportions. Il n'était pas beau, avec un grand nez, des dents inégales, mais il avait une physionomie expressive. Me Fallot disait de lui qu'à part le talent et l'érudition, il n'avait rien de ce qu'il fallait pour devenir un magistrat honorable. Il fréquentait peu ses collègues, continuait à hanter les cabarets comme au temps de l'université. C'est pourquoi on lui confiait certaines affaires nécessitant enquête en des lieux où ces messieurs de la rue Saint-Landry auraient hésité à se rendre de peur d'y perdre leur âme.
– Eh bien, précisément, dit Angélique, ce n'est pas du tout ce que vous pensez. Je vais retourner la question : Pourquoi a-t-on cherché par deux fois à m'assassiner, ce qui est une façon encore plus sûre d'obtenir mon silence ?
Le visage de l'avocat s'assombrit subitement.
– Ah ! voilà ce que j'attendais, fit-il.
Il quitta sa pose désinvolte au bord de la table, dans le petit bureau de Me Fallot, et il prit place gravement en face d'Angélique.
– Madame, reprit-il, je ne suis peut-être pas un homme de loi qui vous inspire grande confiance. Cependant, en l'occurrence, je crois que votre honoré beau-frère n'est pas trop mal tombé en vous adressant à moi, car l'affaire de votre mari réclame plutôt les qualités d'un policier privé, ce que je suis devenu par la force des choses, que la connaissance scrupuleuse du droit et de la procédure. Mais, en vérité, je ne puis démêler cet imbroglio que si vous me donnez tous les éléments pour en juger clairement. En bref, voici la question que je brûle de vous poser...
Il se leva, alla regarder derrière la porte, souleva un rideau qui cachait des casiers, puis revenant vers la jeune femme, interrogea à mi-voix :
– Que savez-vous, votre mari et vous, qui puisse faire peur à l'un des plus grands personnages du royaume ? J'ai nommé M. Fouquet.
Angélique devint blanche jusqu'aux lèvres. Elle fixa l'avocat avec un peu d'égarement.
– Bon, il y a quelque chose, à ce que je vois, reprit Desgrez. Pour l'instant, j'attends le rapport d'un espion placé auprès de Mazarin. Mais un autre m'a mis sur la piste d'un domestique nommé Clément Tonnel, qui fut jadis homme à tout faire du prince de Condé...
– Et maître d'hôtel chez nous, à Toulouse.
– C'est cela. Ce garçon est aussi en rapport étroit avec M. Fouquet. En réalité, il ne travaille que pour lui seul, tout en touchant de fortes gratifications de temps à autre de son ancien maître M. le prince, et qu'il doit d'ailleurs lui extorquer par chantage. Maintenant, une autre question : par l'entremise de qui vous a-t-on fait cette proposition de vous installer princièrement ?
– Par Mme de Beauvais.
– Cateau-la-Borgnesse !... Cette fois, l'affaire est claire. C'est signé Fouquet. Il paie fort grassement cette vieille mégère pour connaître tous les secrets de la cour. Autrefois elle était à la solde de M. Mazarin, mais il s'est montré moins généreux que le surintendant. J'ajoute que j'ai également levé la piste d'un autre grand personnage qui a juré la perte de votre mari et la vôtre.
– Et c'est ?
– Monsieur, frère du roi.
Angélique poussa un cri.
– Vous êtes fou !
Le jeune homme grimaça d'un air mauvais :
– Croyez-vous que je vous ai escroqué vos 1 500 livres ? J'ai l'air d'un plaisantin, madame, mais si les renseignements que je rapporte coûtent cher, c'est parce qu'ils sont toujours exacts. C'est le frère du roi qui vous a tendu un piège au Louvre et qui a essayé de vous faire assassiner. Je le sais par le malandrin même qui a poignardé votre servante Margot, et il ne m'a pas fallu moins de dix pintes de vin au Coq-Rouge pour lui tirer cet aveu.
Angélique passa la main sur son front. D'une voix saccadée, elle fit à Desgrez le récit du curieux incident dont elle avait été le témoin quelques années plus tôt au château du Plessis-Bellière.
– Savez-vous ce qu'est devenu votre parent, le marquis du Plessis ?
– Je l'ignore. Mais il se peut qu'il soit à Paris ou à l'armée.
– La Fronde est loin, murmura l'avocat rêveur, mais il suffirait de bien peu de chose pour rallumer le brandon qui fume encore. Évidemment, il y a beaucoup de personnes qui craignent de voir apparaître au grand jour un tel témoignage de leur trahison.
D'un geste, il balaya la table encombrée de paperasses et de plumes d'oie.
– Résumons la situation : Mlle Angélique de Sancé, c'est-à-dire vous-même, est soupçonnée de posséder un secret redoutable. M. le prince ou Fouquet charge le valet Clément de vous espionner. De longues années, celui-ci vous guette. Enfin il acquiert la certitude de ce qui n'était qu'un soupçon : c'est vous qui avez fait disparaître le coffret, c'est vous seule et votre mari qui savez le secret de la cachette.
« Cette fois, notre valet va trouver Fouquet et monnaie son renseignement à prix d'or. Dès cet instant, votre perte est décidée. Tous ceux qui vivent aux crochets du surintendant, tous ceux qui craignent de perdre leur pension, la faveur de la cour, se liguent dans l'ombre contre le seigneur toulousain qui, un jour, peut apparaître devant le roi en disant : « Voilà ce que je sais ! »
« Si nous étions en Italie, on aurait usé du poignard ou du poison. Mais l'on sait que le comte de Peyrac est réfractaire au poison, et d'ailleurs en France on aime donner aux choses une apparence légale.
« La stupide cabale montée par monseigneur de Fontenac tombe à point. On va faire arrêter l'homme compromettant comme sorcier. Le roi est circonvenu. On attise sa jalousie envers ce seigneur trop riche. Et voilà ! Les portes de la Bastille se referment sur le comte de Peyrac. Tout le monde peut respirer à l'aise.
– Non ! dit Angélique farouchement. Moi, je ne les laisserai pas respirer à l'aise. Je remuerai ciel et terre jusqu'à ce que justice nous soit rendue. J'irai moi-même dire au roi pourquoi nous avons tant d'ennemis.
– Chut ! dit vivement Desgrez. Ne vous emballez pas. Vous portez entre vos mains une charge de poudre à canon, mais prenez garde qu'elle ne vous réduise en miettes la première. Qui peut vous garantir que le roi ou même Mazarin ne sont pas au courant de cette histoire ?...
– Mais enfin, protesta Angélique, c'étaient eux les victimes désignées de l'ancien complot : on devait assassiner le cardinal et, si possible, le roi et son jeune frère.
– J'entends bien, ma belle, j'entends bien, dit l'avocat.
Il se reprit, avec un geste d'excuse :
– J'admets la logique de votre argumentation, madame. Mais, voyez-vous, les intrigues des grands forment un nœud de vipères. On risque la mort à vouloir démêler leurs sentiments. Il est fort possible que M. Mazarin ait été mis au courant par un de ces chasses-croisés d'espions dont il a le secret. Mais qu'importe à M. Mazarin un passé dont il est sorti grand vainqueur ! Le cardinal était en train de négocier avec les Espagnols le retour de M. de Condé. Était-ce le moment d'ajouter un crime de plus sur le tableau noir où l'on devait passer l'éponge ? M. le cardinal a fait la sourde oreille. On veut arrêter ce seigneur de Toulouse, eh bien, qu'on l'arrête ! C'est une très bonne idée. Le roi suit volontiers ce que dit M. le cardinal, et d'ailleurs il a pris ombrage de la richesse de votre époux. Ce sera jeu d'enfant de lui faire signer la lettre de cachet de la Bastille...
– Mais le frère du roi ?
– Le frère du roi ? Eh bien, lui non plus ne se préoccupe guère de ce que M. Fouquet ait voulu le faire mourir quand il était enfant. Le présent seul compte pour lui et, pour le présent, c'est M. Fouquet qui le fait vivre. Il le couvre d'or, il lui cherche des favoris. Le petit Monsieur n'a jamais été très gâté par sa mère, ni par son frère. Il tremble qu'on ne compromette son protecteur. En somme, toute cette affaire aurait été menée le mieux du monde, si vous n'étiez pas intervenue. On espérait que, privée de l'appui de votre mari, vous disparaîtriez... sans bruit... on ne sait où. On ne veut pas le savoir. On ignore toujours le sort des épouses quand un seigneur tombe en disgrâce. Elles ont le tact de se dissiper en fumée. Peut-être vont-elles au couvent. Peut-être changent-elles de nom. Vous seule ne suivez pas la loi commune. Vous prétendez réclamer justice !... Voilà qui est fort insolent, n'est-il pas vrai ? Alors, par deux fois, on essaie de vous tuer. Puis, en désespoir de cause, Fouquet joue au démon tentateur...
Angélique poussa un profond soupir.
– C'est écrasant, murmura-t-elle. De quelque côté qu'on tourne les yeux, on ne voit qu'ennemis, regards haineux, jaloux, méfiants, menaces...
– Écoutez, rien n'est peut-être perdu, dit Desgrez. Fouquet vous offre une manière honorable de vous en tirer. On ne vous rend pas la fortune de votre mari, mais enfin on vous met à l'aise. Que vous faut-il de plus ?
– Il me faut mon mari ! cria Angélique en se levant avec fureur.
L'avocat la regarda avec ironie.
– Vous êtes vraiment une très bizarre personne.
– Et vous, vous êtes un lâche ! En vérité, vous crevez de peur comme tous les autres.
– Il est vrai que la vie d'un pauvre clerc compte bien peu aux yeux de ces grands personnages.
– Eh bien, gardez-la votre petite vie à six sous ! Gardez-la pour les épiciers qui se font voler par leurs commis et pour les héritiers jaloux. Je n'ai pas besoin de vous.
L'avocat se leva sans mot dire, tout en défroissant longuement une feuille de papier.
– Voici le décompte de mes dépenses. Vous y verrez que je n'en ai rien distrait pour moi.
– Que vous soyez honnête ou voleur m'est indifférent.
– Un conseil encore.
– Je n'ai plus besoin de vos conseils. Je me renseignerai près de mon beau-frère.
– Votre beau-frère ne tient nullement à prendre parti dans cette affaire. Il vous a recueillie et recommandée à moi parce que, si les choses tournent bien, il en tirera gloire. Sinon, il s'en lavera les mains et se retranchera derrière le service du roi. C'est pourquoi je vous dis encore : essayez de voir le roi.
Il lui fit un grand salut, se coiffa de son feutre délavé, puis revint sur ses pas.
– Si vous avez besoin de moi, vous pouvez me faire mander aux Trois-Maillets où je suis chaque soir.
*****
Lorsqu'il fut parti, Angélique éprouva une brusque envie de pleurer. Maintenant, elle était bien seule. Elle sentait peser sur elle un ciel d'orage, une accumulation de nuages venus de tous les points de l'horizon : l'ambition de Mgr de Fontenac, la peur de Fouquet et de Condé, la veulerie du cardinal et, plus près d'elle, l'attente méfiante de son beau-frère et de sa sœur prêts à la chasser de leur maison au moindre signe inquiétant....
Elle croisa dans le vestibule Hortense, un devantier blanc autour de sa maigre taille. La maison embaumait la fraise chaude et l'orange. En septembre, les bonnes ménagères font leurs confitures. C'était une opération délicate et importante, parmi les grandes bassines de cuivre rouge, les pains de sucre concassés et les larmes de Barbe. La maison en était sens dessus dessous pendant trois jours. Hortense, qui portait un précieux pain de sucre, trébucha contre Florimond qui sortait de la cuisine en agitant furieusement son hochet d'argent à trois sonnettes et deux dents de cristal.
Il n'en fallut pas plus pour faire éclater l'orage.
– Non seulement on est encombré, compromis, glapit Hortense, mais encore je ne peux même pas vaquer à mes occupations sans être bousculée, et assourdie. La migraine me serre les tempes. Et pendant que je me tue de besogne, madame reçoit son avocat ou court les rues sous prétexte de délivrer un affreux mari dont elle regrette la fortune.
– Ne crie pas si fort, dit Angélique. Je ne demande pas mieux que de t'aider à faire tes confitures. Je connais de très bonnes recettes du Midi.
Hortense, son pain de sucre en main, se redressa comme si elle se drapait dans un vêtement de tragédienne.
– Jamais, fit-elle farouchement, jamais je n'admettrai que tu mettes la main à la nourriture que je prépare pour mon époux et mes enfants ! Je n'oublie pas que tu as pour mari un suppôt du diable, un jeteur de sorts, un fabricant de poisons. Il se pourrait fort bien que tu sois devenue son âme damnée. Gaston a changé depuis que tu es ici.
– Ton mari ? Je ne le regarde même pas.
– Mais lui te regarde... beaucoup plus qu'il ne convient. Tu devrais comprendre que ta présence se prolonge anormalement ici. Tu avais parlé d'une seule nuit...
– Je t'assure que je me débats pour éclaircir la situation.
– Tes démarches vont finir par te faire remarquer, et tu te feras arrêter aussi.
– Au point où j'en suis, je me demande si je ne serais pas mieux en prison. Au moins, j'y serais logée gratis et sans histoires.
– Tu ne sais pas de quoi tu parles, ma belle, ricana Hortense. On doit payer dix sols par jour et c'est à moi, ta seule parente, qu'on viendra sans doute les demander.
– Ce n'est pas tellement cher. C'est moins que ce que je te donne. Sans compter les toilettes et les bijoux que je t'ai abandonnés.
– Avec deux enfants, cela fera trente sols par jour à payer...
Angélique poussa un soupir de lassitude.
– Allons, viens, Florimond, dit-elle au bébé. Tu vois bien que tu fatigues tante Hortense. Ses vapeurs de confitures lui montent au cerveau et elle divague.
L'enfant se précipita en agitant derechef son beau hochet brillant. Cela mit le comble à la fureur d'Hortense.
– C'est comme ce hochet ! cria-t-elle. Jamais mes enfants n'en ont possédé de pareil. Tu te plains de n'avoir plus d'argent, et tu vas acheter un jouet aussi coûteux à ton fils.
– Il en avait tellement envie. Et puis ce hochet n'est pas si coûteux. L'enfant du savetier du coin en a un semblable.
– Tout le monde sait que les gens du peuple ne savent pas épargner. Ils gâtent leurs enfants et ne leur donnent aucune éducation. Avant d'acheter des objets superflus, n'oublie pas que tu es dans la misère et que je n'ai aucunement l'intention de t'entretenir.
– Je ne te le demande pas, dit Angélique, cinglée. Dès qu'Andijos sera de retour, j'irai loger à l'auberge.
Hortense haussa les épaules avec un rire de pitié.
– Décidément, tu es plus stupide encore que je ne croyais. Tu ne sais pas ce que sont les lois et les opérations de justice. Il ne te rapportera rien, ton marquis d'Andijos.
*****
La triste prédiction d'Hortense ne se réalisa que trop bien. Lorsque le marquis d'Andijos se présenta, suivi du fidèle Kouassi-Ba, il apprit à Angélique qu'à Toulouse tous les biens du comte étaient sous scellés. Il n'avait pu rapporter que mille livres, prêtées sous promesse de secret par deux grands fermiers du prisonnier.
La plupart des bijoux d'Angélique, la vaisselle d'or et d'argent et la majeure partie des objets précieux que contenait l'hôtel du Gai Savoir, y compris les lingots d'or et d'argent, avaient été saisis et transportés en partie à la lieutenance générale de Toulouse et en partie à Montpellier.
Andijos paraissait embarrassé. Il n'avait plus sa faconde et sa bonhomie habituelles et jetait des regards furtifs autour de lui. Il raconta encore que Toulouse était entrée en effervescence à la suite de l'arrestation du comte de Peyrac. Le bruit ayant couru que l'archevêque en était responsable, une véritable émeute avait eu lieu autour du palais épiscopal. Des capitouls étaient venus trouver Andijos et lui avaient demandé de se mettre à leur tête pour se rebeller contre l'autorité royale, ni plus ni moins. Le marquis avait eu toutes les peines du monde à quitter la ville pour regagner Paris.
– Et maintenant que comptez-vous faire ? demanda Angélique.
– Demeurer quelque temps à Paris. Mes ressources, comme les vôtres, sont, hélas, limitées. J'ai vendu une vieille ferme et un pigeonnier. Peut-être vais-je pouvoir acquérir une charge à la cour...
Son accent si bondissant jadis avait quelque chose de piteux comme un drapeau en berne.
« Oh ! ces gens du Midi ! pensa Angélique. De grands serments, de grands rires ! Et puis, vienne le malheur : le feu d'artifice s'éteint. »
– Je ne veux pas vous compromettre, dit-elle à voix haute. Merci de tous vos services, monsieur d'Andijos. Je vous souhaite bonne chance à la cour.
Il lui baisa la main en silence et s'esquiva un peu honteusement. Angélique, dans le vestibule, regardait la porte de bois peint de la maison du procureur. Combien de domestiques, par cette porte, l'avaient déjà quittée, les yeux bas, mais fuyant avec soulagement leur maitresse en disgrâce !
Kouassi-Ba était accroupi à ses pieds. Elle caressa la grosse tête crépue, et le géant eut un sourire enfantin.
Mille livres, c'était quand même quelque chose. La nuit suivante, Angélique fit le projet de quitter la maison de sa sœur dont l'atmosphère devenait intolérable. Elle emmènerait avec elle la petite servante béarnaise et Kouassi-Ba. On devait bien trouver à Paris des auberges modestes. Il lui restait encore quelques bijoux et la robe lamé or. Quel prix pourrait-elle en tirer ?
Le bébé qu'elle attendait commençait de remuer, mais elle y pensait à peine et n'en était pas émue comme elle l'avait été pour Florimond. Le premier mouvement de joie passé, elle se rendait compte que la venue d'un second enfant dans un tel moment était presque une catastrophe. Enfin, il ne fallait pas regarder trop loin dans l'avenir et garder tout son courage.
Le lendemain apporta un peu d'espoir avec la venue d'un page de la maison de Mlle de Montpensier, magnifique dans sa livrée à fond chamois garnie d'or et de velours noir.
Hortense elle-même en fut impressionnée. La Grande Mademoiselle demandait à Angélique de passer la voir au Louvre, dans l'après-midi. Le page spécifia de vive voix que Mademoiselle n'était plus aux Tuileries mais au Louvre. Tremblante d'impatience, Angélique traversa à l'heure dite le pont Notre-Dame, à la grande déception de Kouassi-Ba, qui lorgnait du côté du Pont-Neuf. Mais Angélique ne se souciait pas d'être importunée par les marchands et les mendiants. Elle avait été sur le point de demander à Hortense sa chaise à roues qu'on appelait « vinaigrette », afin d'épargner sa dernière toilette un peu luxueuse. Mais, devant la mine pincée de sa sœur, elle y avait renoncé.
Angélique portait une robe en deux tons, olive et vert pâle, d'étoffes un peu légères pour la saison. Elle s'était enveloppée dans son manteau de soie prune, car le vent numide prenait en enfilade les ruelles étroites et les quais. Elle atteignit enfin le massif palais dont les toits et les dômes, plantés de hautes cheminées armoriées, se dressaient sur le ciel épais.
Par la cour intérieure et de grands escaliers de marbre, Angélique gagna l'appartement qu'on lui avait indiqué comme étant actuellement celui de Mademoiselle. Elle ne pouvait s'empêcher de frissonner à retrouver ces longs couloirs, sinistres malgré leurs plafonds à caissons dorés, leurs lambris fleuris, leurs tentures précieuses. Mais trop de ténèbres stagnaient en ces recoins faits pour le guet-apens, l'attentat. Une histoire de sang et d'horreur surgissait à chaque pas dans ce vieux palais royal où pourtant la cour d'un très jeune roi cherchait à éveiller un peu de gaieté.
Un certain M. de Préfontaines apprit à Angélique que Mademoiselle était chez son peintre, dans la grande galerie, et se proposa d'y conduire la jeune femme. Il marchait à son côté avec componction. C'était un homme entre deux âges, prudent et avisé, et dont les conseils étaient si précieux à la Grande Mademoiselle que par deux fois, pour l'ennuyer, la reine mère avait exigé l'exil du pauvre homme.
Malgré ses préoccupations, Angélique fit effort pour l'entretenir pendant qu'ils cheminaient et elle s'informa des projets de Mademoiselle. La princesse ne s'installerait-elle pas bientôt au palais du Luxembourg, comme il était prévu ? M. de Préfontaines soupira. Mademoiselle s'était mis en tête de faire restaurer ses appartements du Luxembourg, pourtant fort beaux et quasi neufs. En attendant, elle s'était logée au Louvre, ne pouvant supporter la cohabitation des Tuileries avec Monsieur, frère du roi. D'autre part, comme on parlait beaucoup du mariage de Monsieur avec la jeune Henriette d'Angleterre et de l'installation du couple au Palais-Royal, Mademoiselle espérait encore pouvoir revenir aux Tuileries.
– Personnellement, madame, conclut M. de Préfontaines, je ne vous cacherai pas mon avis : Luxembourg ou Tuileries, peu importe. Tout plutôt que de loger au Louvre.
Il se rapprocha d'elle confidentiellement.
– Que voulez-vous, mon aïeul et mon père étaient de religion réformée. Moi-même, j'ai été élevé jusqu'à l'âge de dix ans dans les pratiques protestantes. Eh bien, qu'on le veuille ou non, il n'est pas de huguenot qui puisse se sentir à l'aise en passant par les couloirs du Louvre. Certes, près d'un siècle s'est écoulé depuis la nuit atroce, mais je vois parfois briller sur les dalles le sang de la Saint-Barthélémy. Mon grand-père m'a décrit la tragédie par le menu. Il avait vingt-quatre ans alors et n'a échappé que par miracle au massacre organisé des protestants. Tenez... c'est de cette fenêtre que le roi Charles IX tirait avec une arquebuse sur les seigneurs réformés qui essayaient de se sauver en traversant la Seine et de gagner le Préaux-Clercs. Mon grand-père évoquait Charles IX. Il le revoyait gigantesque, barbu, bestial, criant : « Tue ! tue ! n'en épargnez pas un. » Toute la nuit on massacra dans le Louvre. De toutes les fenêtres on jetait des corps, dans toutes les alcôves on poignardait. Vous n'êtes pas huguenote ?
– Non, monsieur.
– Alors je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela, dit M. de Préfontaines, songeur. Je suis, moi-même, catholique, mais on se remet mal d'une éducation première. Depuis que je loge au Louvre, je dors fort peu. Je me réveille en sursaut, croyant entendre crier dans les couloirs : Tue ! Tue ! et le bruit de course des seigneurs protestants pourchassés par leurs assassins me hante... Si vous voulez mon avis, madame, je me demande s'il n'y a pas de fantômes au Louvre... des fantômes sanglants.
– Vous devriez prendre quelque tisane d'herbes somnifères, monsieur de Préfontaines, recommanda Angélique, qui se sentait mal à l'aise en écoutant ces lugubres évocations.
L'attentat auquel elle avait échappé et qui avait coûté la vie à Margot, était trop proche pour qu'elle pût traiter les paroles de M. de Préfontaines d'imaginations désuètes.
Le meurtre, le viol et la trahison, l'horreur des crimes les plus immondes étaient tapis dans les entrailles de l'énorme palais.
Angélique se trouva bientôt dans une sorte de sous-sol, au-dessous de la grande galerie. Depuis Henri IV, des appartements y étaient réservés à des artistes et à des gens exerçant certains métiers.
Sculpteurs, peintres, horlogers, parfumeurs, graveurs en pierres précieuses, forgeurs d'épées d'acier, les plus adroits doreurs, damasquineurs, luthiers, faiseurs d'instruments de science, tapissiers, libraires, y logeaient avec leurs familles aux frais du roi. Derrière les portes de gros bois verni, on entendait le martèlement des masses et des forges, le cliquetis des métiers de l'atelier spécialisé en tapisserie de haute lice et tapis de Turquie, le choc sourd des presses d'imprimerie.
*****
Le peintre chez qui Mlle de Montpensier se faisait faire son portrait était un Hollandais à la barbe blonde, grand, avec de frais yeux bleus dans un visage de jambon cuit. Artisan modeste et homme de talent, Van Ossel opposait aux caprices des dames de la cour la forteresse d'un caractère paisible et d'un français malhabile. Si la plupart des grands le tutoyaient, comme il était d'usage pour un valet ou un ouvrier, il n'en faisait pas moins marcher son monde à sa guise. Ainsi il avait exigé de peindre Mademoiselle avec un sein nu et, au fond, il n'avait pas tort, car c'était là ce que la robuste célibataire avait de plus parfait. À supposer que le tableau fût destiné à quelque nouveau prétendant, l'éloquence de cet objet rond, blanc, tentateur, il fallait le reconnaître, compléterait heureusement le chiffre de la dot et la noblesse des titres.
Mademoiselle, drapée dans un opulent velours bleu sombre aux plis cassés, couverte de perles et de bijoux, une rosé aux doigts, sourit à Angélique.
– Dans un instant, je suis à vous, ma mignonne. Van Ossel, vas-tu te décider à finir mon supplice ?
Le peintre grommela dans sa barbe et, pour la forme, ajouta quelques touches de lumière au sein unique, objet de tous ses soins.
Tandis qu'une chambrière aidait Mlle de Montpensier à se revêtir, le peintre abandonnait ses pinceaux à un petit garçon qui devait être son fils et qui lui servait d'apprenti. Il regardait avec attention Angélique et son suivant Kouassi-Ba. Enfin, étant son feutre, il fit un profond salut.
– Vous, madame, voulez-vous que je fasse votre portrait... Oh ! Très beau ! La femme lumineuse et le Maure tout noir. Le soleil et la nuit...
Angélique déclina l'offre avec un sourire. Le moment n'était pas choisi. Mais peut-être un jour... Elle imagina le grand tableau qu'elle ferait suspendre dans les salons de l'hôtel du quartier Saint-Paul, lorsqu'elle s'y installerait victorieuse, avec Joffrey de Peyrac. Cela lui donna un regain de courage pour l'avenir.
Dans la galerie, tout en remontant vers ses appartements, la Grande Mademoiselle lui prit le bras et aborda le sujet avec sa brusquerie coutumière.
– Ma chère petite, j'espérais, après quelques vérifications, vous apporter la bonne nouvelle en vous confirmant qu'il s'agissait, pour votre mari, d'un malentendu provoqué par quelque courtisan aigri et cherchant à se faire valoir près du roi, ou encore par les calomnies d'un solliciteur éconduit par M. de Peyrac et qui chercherait à se venger... Mais je crains, maintenant, que l'affaire ne soit quelque peu longue et compliquée.
– De grâce, Altesse, qu'avez-vous appris ?
– Entrons chez moi, loin des oreilles indiscrètes.
Lorsqu'elles furent assises côte à côte sur un confortable canapé, Mademoiselle reprit :
– En vérité, j'ai appris très peu de chose, et si l'on met à part les papotages habituels de la cour, je dois vous dire que c'est justement ce peu de renseignements qui m'inquiète. Les gens ne savent rien ou préfèrent ne rien savoir.
Elle ajouta avec une trace d'hésitation, en baissant la voix :
– Votre mari est accusé de sorcellerie.
Pour ne pas blesser la bonne princesse, Angélique se retint de lui dire qu'elle le savait déjà.
– Ceci n'est pas grave, reprit Mlle de Montpensier, et la chose aurait pu se résoudre sans difficultés si votre mari avait été remis à un tribunal ecclésiastique comme l'objet de l'accusation le commanderait. Je ne vous cache pas que je trouve parfois les gens d'Église un peu agaçants, envahissants, mais il faut reconnaître que leur justice particulière, traitant des points qui concernent leurs attributions, est le plus souvent probe et intelligente. Mais le fait important, c'est que, malgré cette accusation spéciale, votre mari a été remis à la justice séculière. Là je ne me fais pas d'illusions. S'il y a jugement, ce qui n'est pas sûr, l'issue dépendra uniquement de la personnalité des juges-jurés.
– Voulez-vous dire, Altesse, que les juges du pouvoir civil risquent de se montrer partiaux ?
– Cela dépend de ceux qu'on choisira.
– Et qui doit les choisir ?
– Le roi.
Devant la mine apeurée de la jeune femme, la princesse se leva, lui toucha l'épaule et se mit à la rasséréner. Tout finirait bien, elle en était certaine. Mais il fallait clarifier la question. On ne mettait pas sans raison au secret un homme de la situation et du rang de M. de Peyrac. Elle avait fait une enquête très poussée auprès de l'archevêque de Paris, cardinal de Condi, ancien frondeur lui-même et assez mal disposé envers Mgr de Fontenac de Toulouse.
Par ce cardinal, qu'on ne pouvait taxer de complaisance pour les actes d'un rival puissant au Languedoc, elle avait appris que, si l'archevêque de Toulouse semblait bien avoir été en effet l'instigateur de la première accusation de sorcellerie, son désistement en faveur de la justice du roi lui avait été en quelque sorte imposé par des voies occultes.
– Monseigneur de Toulouse n'avait pas en réalité l'intention de pousser les choses aussi loin et, ne croyant pas à la sorcellerie lui-même, dans le cas de votre mari du moins, il se serait contenté de lui infliger un blâme soit devant le tribunal ecclésiastique, soit devant le parlement de Toulouse. Mais on lui a arraché « son » accusé par une lettre de cachet spéciale et préparée longtemps à l'avance.
Mademoiselle expliqua ensuite que, poursuivant son enquête auprès de ses hautes relations, elle avait acquis de plus en plus la certitude que Joffrey de Peyrac avait été enlevé de force à l'action probable du tribunal parlementaire de Toulouse.
– Je le tiens de la bouche de M. Masseneau lui-même, un digne parlementaire du Languedoc, qui vient d'être appelé à Paris pour des raisons mystérieuses, et qui se demande d'ailleurs s'il ne s'agit pas de l'affaire de votre mari.
– Masseneau ? fit Angélique songeuse.
Dans un éclair, elle revit le petit homme rougeaud et enrubanné qui se débattait dans la poussière de la route de Salsigne en menaçant l'insolent comte de Peyrac de sa canne et en criant : « J'écrirai au gouverneur du Languedoc... au Conseil du roi... »
– Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle, c'est un ennemi de mon mari.
– J'ai parlé moi-même à ce magistrat, dit la duchesse de Montpensier. Bien que d'origine roturière, il m'a paru assez franc et digne. En fait, il craint beaucoup d'être choisi comme juge-juré pour l'affaire du comte de Peyrac, précisément parce qu'on sait qu'il a eu une altercation avec lui. Il dit que les injures qu'on peut se lancer au soleil ne regardent pas la marche de la justice, et qu'il serait fort embarrassé d'être obligé de se prêter à un simulacre de procès.
Angélique n'avait retenu qu'un seul mot : procès !
– On envisage donc de faire le procès ? Un avocat que j'ai consulté m'a dit que ce serait déjà un résultat que d'aboutir à cela, surtout si l'on pouvait obtenir aussi la formation d'un tribunal au sein du Parlement de Paris. La présence de ce Masseneau, lui-même parlementaire, pourrait le prouver.
Mlle de Montpensier fit une grosse moue, qui ne la rendit guère plus belle.
– Vous savez, ma petite, je suis assez versée dans la chicane et je connais les gens de robe. Eh bien, si vous voulez m'en croire, un tribunal de parlementaires ne vaudrait rien à votre mari, parce que presque tous les parlementaires doivent quelque chose à Fouquet, l'actuel surintendant des finances, et qu'ils suivraient ses ordres, d'autant plus que celui-ci est un ancien président du Parlement de Paris.
Angélique tressaillit. Fouquet ! Ainsi le redoutable écureuil montrait encore le bout de son oreille pointue.
– Pourquoi me parlez-vous de M. Fouquet ? demanda Angélique d'une voix indécise. Je vous jure que mon mari n'a rien fait pour attirer sa haine. D'ailleurs, il ne l'a jamais vu !
Mademoiselle continuait à hocher la tête.
– Personnellement, je n'ai pas d'espions auprès de Fouquet. D'ailleurs ceci n'est pas dans ma manière, encore que ce soit la sienne. C'était aussi celle de feu mon père, qui assurait que dans ce royaume on ne pouvait agir autrement. Je n'ai donc, et je le regrette pour votre mari, pas d'homme ou de femme à moi dans l'entourage du surintendant. Mais, par le frère du roi, qui est aussi à la solde de M. Fouquet, du moins je le suppose, j'ai cru comprendre que tous deux, vous et votre mari, vous détiendriez sur Fouquet un secret.
Angélique sentit son cœur s'arrêter. Devait-elle se confesser entièrement à sa grande protectrice ? Elle en fut tentée, mais se rappela à temps combien celle-ci était gaffeuse et incapable de garder sa langue. Il valait donc mieux attendre et demander avis à Desgrez.
La jeune femme soupira et dit en détournant les yeux :
– Que puis-je connaître sur ce puissant seigneur que je n'ai jamais approché ? Évidemment je me souviens que, quand j'étais enfant, on parlait en Poitou d'une prétendue conspiration des seigneurs à laquelle étaient mêlés M. Fouquet, M. le prince de Condé et d'autres grands personnages. Peu après, ce fut la Fronde.
Il était déjà assez délicat de hasarder pareils propos devant la Grande Mademoiselle... Mais celle-ci n'y vit pas malice et confirma que son père avait aussi passé sa vie à conspirer.
– C'était son vice principal. Au surplus, il était trop bon et trop mou pour prendre les charges du royaume en main. Il était devenu un artiste de la conspiration. Il a pu aussi se trouver dans le clan de Fouquet alors fort peu connu. Mais mon père était riche et Fouquet encore à ses débuts. Nul ne pourra dire que mon père a conspiré pour s'enrichir.
– Tandis que mon mari s'est enrichi sans conspirer, dit Angélique avec un pâle sourire. C'est peut-être cela qui paraît suspect.
Mademoiselle en convint. Elle ajouta que l'absence de tout esprit de courtisanerie représentait un grave défaut à la cour. Mais enfin cela ne justifiait pas l'ordre d'emprisonnement au secret signé du roi.
– Il doit savoir autre chose, affirma la Grande Mademoiselle. De toute façon, il n'y a que le roi qui puisse intervenir. Oh ! il n'est pas facile à manœuvrer. Il a été dressé par Mazarin à la diplomatie florentine. On peut le voir souriant et même la larme à l'œil, car c'est un tendre... tandis qu'il prépare le poignard qui exécutera un ami.
Voyant Angélique pâlir, sa protectrice lui passa un bras autour des épaules et dit avec enjouement :
– Je plaisante, comme toujours. Il ne faut pas me prendre au sérieux. Personne ne me prend plus au sérieux dans ce royaume. Aussi bien, je conclus : voulez-vous voir le roi ?
Et comme Angélique, subissant la réaction de cette perpétuelle douche écossaise, se jetait aux pieds de la Grande Mademoiselle, toutes deux fondirent en larmes. Après quoi, Mlle de Montpensier l'avertit que le redoutable rendez-vous était déjà fixé et que le roi recevrait Mme de Peyrac dans deux heures. Loin d'en être bouleversée, Angélique se sentit alors pénétrée d'un calme étrange. Cette journée serait décisive.
N'ayant pas le temps de retourner au quartier Saint-Landry, elle demanda à Mademoiselle de l'autoriser à se servir de ses poudres et de ses fards afin d'être tout à fait présentable. Mademoiselle lui prêta une de ses femmes. Devant le miroir de la coiffeuse, Angélique se demanda si elle était encore assez belle pour disposer favorablement le roi à son égard.
Sa taille avait épaissi, mais en revanche son visage, autrefois d'une rondeur enfantine, s'était amaigri. Elle avait les yeux cernés et le teint pâle. Après un examen sévère, elle se dit qu'après tout la courbe allongée de son visage et ses yeux agrandis par une ombre mauve ne lui allait pas si mal. Ils lui conféraient une expression pathétique, émouvante, qui n'était pas sans charme.
Elle se farda légèrement, fixa une mouche de velours noir près de sa tempe et se laissa coiffer par la chambrière.
Un peu plus tard, comme elle se regardait dans le miroir et voyait ses yeux verts étinceler comme ceux d'un chat dans la nuit, elle murmura :
– Ce n'est plus moi ! Et c'est quand même une femme très belle. Oh ! le roi ne peut rester insensible. Mais, hélas ! je n'ai pas assez d'humilité pour lui. Mon Dieu, faites que je sois humble !