Chapitre 4
Cependant, certain jour qu'elle descendait l'escalier, Florimond dans les bras, elle eut, en croisant sa voisine de chambre, l'impression que ce visage ne lui était pas inconnu. Mme Cordeau lui avait dit qu'elle hébergeait aussi une jeune veuve très pauvre, mais assez distante, et qui préférait ajouter quelques deniers à sa modeste pension pour qu'on lui montât ses repas dans sa chambre. Angélique entrevit un ravissant visage de brune, aux yeux langoureux, vite baissés, et sur lequel elle ne put mettre un nom bien qu'elle eût la certitude de l'avoir déjà rencontré. Au retour de la promenade, la jeune veuve semblait l'attendre.
– N'êtes-vous pas Mme de Peyrac ? demanda-t-elle.
Contrariée, un peu inquiète, Angélique lui fit signe d'entrer dans sa chambre.
– Vous partagiez le carrosse, de mon amie Athénaïs de Tonnay-Charente, le jour de l'entrée du roi dans Paris. Je suis Mme Scarron.
Angélique reconnaissait enfin cette personne à la fois si belle et si effacée qui les avait accompagnées dans sa robe de pauvresse et leur avait fait un peu honte. Mme « Scarron cul-de-jatte », comme disait méchamment le frère d'Athénaïs. Elle n'avait guère changé depuis, sauf que sa robe était un peu plus usée et, reprisée. Mais elle portait des cols blancs d'une blancheur immaculée et gardait un air de décence assez attendrissant.
Heureuse, malgré tout, de pouvoir converser avec une Poitevine, Angélique la fit asseoir devant l'âtre, et elles partagèrent ensemble, avec Florimond, un cornet d'oubliés et des gaufres.
Françoise d'Aubigné lui dit qu'elle était venue loger au Temple parce qu'on pouvait y demeurer trois mois sans payer son logement. Or elle était absolument à bout de ressources et sur le point d'être jetée à la rue par ses créanciers. Elle espérait, au cours de ces trois mois, pouvoir obtenir du roi ou de la reine mère qu'on renouvelât pour elle la pension de 2 000 livres que Sa Majesté accordait à son mari de son vivant.
– Je me rends presque chaque semaine au Louvre et me place sur le chemin de la chapelle. Vous savez que Sa Majesté, en quittant ses appartements pour aller entendre la messe, traverse une galerie où elle accepte d'être abordée par les solliciteurs. Il y a là quantité de moines, d'orphelines de guerre et de vieux militaires sans pension. Nous attendons parfois fort longtemps. Enfin le roi paraît. J'avoue que, chaque fois que je dépose mon placet dans cette main royale, mon cœur bat au point que je crains que le roi ne l'entende.
– Pour l'instant, il n'a même pas entendu votre supplique !
– C'est vrai, mais je ne désespère pas qu'il y jette un jour un coup d'œil.
*****
La jeune veuve était au courant de tous les potins de la cour. Elle parlait avec beaucoup d'enjouement et d'esprit, et, lorsqu'elle quittait son air transi, elle avait un charme extraordinaire. Elle ne semblait pas trouver étrange de revoir la brillante Mme de Peyrac en si triste équipage, et bavardait comme si elle se trouvait dans un salon.
Pour prévenir toute indiscrétion, Angélique la mit brièvement au courant de sa situation.
Elle attendait sous un nom d'emprunt que son mari fût jugé et réhabilité, pour reparaître aux yeux du monde. Elle évita de dire de quoi le comte de Peyrac était accusé, car malgré la légèreté des anecdotes qu'elle contait, Françoise Scarron paraissait fort pieuse. C'était une protestante convertie et qui cherchait dans la dévotion un réconfort à ses épreuves.
Angélique conclut :
– Vous voyez que ma situation est encore plus précaire que la vôtre, madame. Et je ne vous cache pas que non seulement je ne puis vous être d'aucune utilité dans les démarches que vous entreprenez près des gens bien en cour, mais que beaucoup de personnes qui m'étaient, il y a quelques mois, inférieures, ont le droit de me regarder de haut désormais.
– Il faut en effet partager les gens en deux catégories, répondit la veuve du spirituel cul-de-jatte : ceux qui vous sont utiles et ceux qui vous sont inutiles. Les premiers, on les fréquente pour obtenir des protections, les seconds pour le plaisir. Elles rirent toutes deux assez gaiement.
– Pourquoi vous voit-on si peu ? demanda Angélique. Vous pourriez partager nos repas.
– Oh ! c'est plus fort que moi, fit la veuve avec un frisson. Mais j'avoue que la vue de cette mère Cordeau et de son fils me fait mourir de peur !...
*****
Angélique ouvrait la bouche pour s'étonner de cette déclaration lorsqu'un bruit étrange, une sorte de grognement animal venu de l'escalier les interrompit. Mme Scarron alla ouvrir la porte et recula en refermant précipitamment.
– Mon Dieu, il y a un démon dans l'escalier !
– Que voulez-vous dire ?
– En tout cas, c'est un homme tout noir.
Angélique poussa un cri et se précipita sur le palier.
– Kouassi-Ba ! appela-t-elle.
– Oui, c'est moi, médême, répondit Kouassi-Ba.
Il émergea, tel un sombre spectre, du petit escalier obscur. Il était vêtu de loques informes retenues par des ficelles. Sa peau était grise et flasque. Mais en apercevant Florimond, il poussa un rire sauvage et, se précipitant sur l'enfant ravi, il esquissa une danse endiablée.
Françoise Scarron, avec un geste d'horreur, s'élança hors de la chambre et se réfugia dans la sienne.
Angélique avait pris sa tête à deux mains pour réfléchir. Quand donc... mais quand donc Kouassi-Ba avait-il disparu ? Elle ne se rappelait plus. Tout s'embrouillait. Elle se souvint enfin qu'il l'avait accompagnée au Louvre le matin de ce terrible jour où elle avait vu le roi et failli mourir de la main même du duc d'Orléans. À partir de ce moment, elle devait s'avouer qu'elle avait complètement oublié Kouassi-Ba !
Elle jeta une bourrée dans le feu afin qu'il pût sécher ses loques trempées de pluie, et lui donna à manger tout ce qu'elle put trouver. Il raconta son odyssée. Dans ce grand château où habite le roi de France, Kouassi-Ba avait longtemps, longtemps attendu « médême ». C'était long ! Les servantes qui passaient se moquaient de lui.
Après, la nuit était venue. Après il avait reçu beaucoup de coups de bâton. Après, il s'était réveillé dans l'eau, oui dans l'eau qui coule devant le grand château...
« On l'a assommé et jeté dans la Seine », interpréta Angélique. Kouassi-Ba avait nagé ; ensuite, il avait trouvé une plage. Quand il s'était éveillé de nouveau, il avait été heureux, car il se croyait revenu dans son pays. Trois Maures se penchaient au-dessus de lui. Des hommes comme lui et non pas des négrillons comme en ont les dames pour leur servir de pages.
– Tu es sûr de n'avoir pas rêvé ? demanda Angélique surprise. Des Maures à Paris !
J'ai pu constater qu'il y en avait peu qui fussent des adultes. À force de l'interroger, elle finit par comprendre qu'il avait été recueilli par des Noirs que l'on présentait comme phénomènes à la foire Saint-Germain, ou qui étaient gardiens d'ours savants. Mais Kouassi-Ba n'avait eu aucune envie de demeurer parmi eux. Il avait peur des ours.
Ayant terminé son récit, il sortit de sous ses loques un panier et, s'agenouillant devant Florimond, lui présenta deux petits pains mollets appelés « pain mouton », dont la croûte était dorée aux jaunes d'œufs et saupoudrée de grains de blé. Ils répandaient une odeur délicieuse.
– Comment as-tu pu acheter cela ?
– Oh ! je n'ai pas acheté. Je suis entré chez le boulanger et j'ai fait comme ça (il ébaucha une terrifiante grimace), la dame et la demoiselle se sont cachées sous le comptoir et j'ai pris les gâteaux pour les apporter à mon petit maître.
– Mon Dieu ! soupira Angélique, atterrée.
– Si j'avais mon grand sabre courbe...
– Je l'ai vendu au fripier, s'empressa de répondre la jeune femme.
Elle se demandait si les archers du guet n'étaient pas aux trousses de Kouassi-Ba. Il lui parut même entendre une rumeur au-dehors. Allant à la fenêtre, elle aperçut un groupe massé devant la maison. Un personnage à l'air respectable, vêtu de sombre, discutait avec la mère Cordeau. Angélique entrebâilla la fenêtre pour essayer de comprendre de quoi il s'agissait.
La mère Cordeau lui cria :
– Il paraît qu'il y a un homme tout noir chez vous ?
Angélique descendit précipitamment.
– C'est exact, madame Cordeau. Il s'agit d'un Maure, d'un... d'un ancien serviteur. C'est un très brave garçon.
Le personnage respectable se présenta alors comme étant le bailli du Temple, chargé d'appliquer la justice haute, moyenne et basse, au nom du grand prieur, dans l'intérieur de l'Enclos. Il dit qu'il était impossible qu'un Maure y demeurât, d'autant plus que celui qu'on lui avait signalé était vêtu comme un gueux. Après avoir discuté un long moment, Angélique se porta garante que Kouassi-Ba repasserait l'enceinte avant la nuit.
Elle remonta navrée.
– Que vais-je faire de toi, mon pauvre Kouassi-Ba ? Ta présence provoque une véritable émeute. Et moi, je n'ai plus assez d'argent pour te nourrir et t'entretenir. Tu es habitué au luxe, hélas ! et à ne manquer de rien !...
– Vends-moi, madame.
Comme elle le regardait avec surprise, il ajouta :
– Le comte m'a acheté très cher, et pourtant j'étais encore petit à l'époque. Maintenant je vaux au moins mille livres. Cela te fera beaucoup de monnaie pour faire sortir mon maître de prison.
Angélique se dit que le Noir avait raison. Au fond Kouassi-Ba était tout ce qu'elle possédait encore de sa fortune ancienne. La chose lui répugnait, mais n'était-ce pas la meilleure façon de trouver un abri à ce pauvre sauvage égaré parmi les turpitudes du monde civilisé ?
– Reviens demain, lui dit-elle. J'aurai trouvé une solution. Et prends garde de ne pas te faire attraper par les archers du guet.
– Oh ! moi je connais la manière pour me cacher. J'ai beaucoup d'amis dans cette ville. Je fais comme cela et alors les amis disent : « Tu es des nôtres », et ils m'emmènent dans leurs maisons.
Il lui montra comment il fallait croiser les doigts d'une certaine façon pour se faire reconnaître des amis en question.
Elle lui donna une couverture et regarda s'éloigner sous la pluie cette longue carcasse errante. Aussitôt après son départ, elle décida d'aller demander conseil à son frère. Mais le révérend père de Sancé était absent.
*****
Angélique revenait préoccupée, lorsqu'un jeune garçon qui portait une boîte à violon sous le bras la dépassa en sautant de flaque en flaque.
– Giovani !
Décidément, c'était le jour des rencontres ! Elle entraîna le petit musicien à l'abri du cloître de la vieille église et lui demanda ce qu'il devenait.
– Je ne suis pas encore dans l'orchestre de M. Lulli, dit-il, mais Mlle de Montpensier, en partant pour Saint-Fargeau, m'a cédé à Mme de Soissons, qui a été nommée intendante de la maison de la reine. De sorte que j'ai d'excellentes relations, conclut-il d'un air important, grâce auxquelles je peux augmenter mes émoluments en donnant des leçons de musique et de danse à des jeunes filles de bonne famille. Je revenais précisément de chez Mlle de Sévigné, qui loge à l'hôtel de Boufflers. Il ajouta timidement, après avoir jeté un coup d'œil embarrassé sur la mise modeste de son ancienne patronne :
– Et vous, madame, puis-je vous demander comment vont vos affaires ? Quand reverrons-nous M. le comte ?
– Bientôt. C'est une question de jours, répondit Angélique qui pensait à autre chose. Giovani, poursuivit-elle en saisissant le garçon par les épaules, j'ai pris la décision de vendre Kouassi-Ba. Je me souviens que la comtesse de Soissons souhaitait l'acquérir, mais je ne peux sortir du Temple, encore moins me rendre aux Tuileries. Veux-tu t'entremettre pour cette affaire ?
– Je suis toujours à votre service, madame, répondit gentiment le petit musicien.
Il dut faire diligence, car, moins de deux heures plus tard, alors qu'Angélique préparait le repas de Florimond, on frappa à sa porte. Elle alla ouvrir et se trouva devant une grande femme rousse à l'air arrogant, et un laquais qui portait la livrée rouge cerise de la maison du duc de Soissons.
– Nous venons de la part de Giovani, dit la femme, dont la pèlerine laissait entrevoir un très coquet uniforme de chambrière.
Elle avait la mine à la fois rusée et insolente de la servante préférée d'une grande dame.
– On est prêt à discuter, continua-t-elle après avoir toisé Angélique et jugé la chambre d'un coup d'œil. Mais s'agirait de savoir combien il y aura pour nous ?
– Baisse un peu le caquet, ma fille, trancha Angélique d'un ton qui rétablit aussitôt les distances.
Elle s'assit et laissa ses visiteurs debout devant elle.
– Comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle au laquais.
– La Jacinthe, madame la comtesse.
– Bon ! Toi, au moins, tu as les yeux vifs et la mémoire alerte. Pourquoi faut-il payer deux personnes ?
– Dame ! pour les affaires de ce genre on travaille toujours ensemble.
– C'est une association. Heureusement que toute la maison de M. le duc n'y participe pas ! Voici ce que vous devez faire : vous direz à Mme la duchesse que je désire lui vendre mon Maure Kouassi-Ba. Mais je ne peux me rendre aux Tuileries. Il faudrait donc que votre maîtresse me donne rendez-vous au Temple dans la maison de son choix. Mais j'insiste pour que tout ceci se fasse très discrètement, et que mon nom même ne soit pas prononcé.
– Ça ne m'a pas l'air bien malin à organiser, dit la servante après avoir regardé son compère.
– Pour vous, il y aura deux livres pour dix livres. C'est vous dire que, plus le prix sera élevé, mieux vous serez payés. Il faut aussi que Mme de Soissons ait tellement envie d'acquérir ce Maure qu'elle n'hésite devant aucun chiffre.
– J'en fais mon affaire, promit la servante. Et d'ailleurs, Mme la duchesse regrettait encore l'autre matin, pendant que je la coiffais, de n'avoir pas cet affreux démon dans sa suite ! Grand bien lui fasse ! conclut-elle en levant les yeux au ciel.
*****
Angélique et Kouassi-Ba attendaient dans un petit cabinet attenant à l'office de l'hôtel de Boufflers.
Des voix rieuses et des exclamations mondaines venaient des salons où Mme de Sévigné recevait ce jour-là dans sa ruelle. Des petits laquais passaient, les bras chargés de plateaux de pâtisserie.
Bien qu'elle ne voulût pas se l'avouer, Angélique souffrait de se voir ainsi reléguée, tandis que les femmes de son monde, à quelques pas d'elle, poursuivaient leur vie légère. Elle avait tant rêvé de connaître Paris et ces « ruelles » d'alcôve où les beaux esprits du temps se donnaient rendez-vous !...
Près d'elle, Kouassi-Ba roulait de gros yeux pleins d'appréhension. Elle avait loué pour lui, chez un fripier du Temple, une vieille livrée aux dorures déteintes, dans laquelle il faisait une mine peu glorieuse.
Enfin la porte s'ouvrit devant la servante de Mme de Soissons, et celle-ci, claquant son éventail, fit une apparition froufroutante et animée.
– Ah ! voici la femme dont tu m'as parlé, Bertille...
Elle s'interrompit pour examiner Angélique avec attention.
– Dieu me pardonne, s'exclama-t-elle, est-ce vous, ma chère ?
– C'est moi, dit Angélique en riant, mais, je vous en prie, ne vous étonnez pas. Vous savez que mon mari est à la Bastille ; il m'est difficile d'être en meilleure posture que lui.
– Ah ! oui, approuva Olympe de Soissons, en prenant son parti de la situation. N'avons-nous pas tous connu nos moments de disgrâce ? Au moment où mon oncle le cardinal Mazarin a dû s'enfuir de France, nous avons porté des jupes percées mes sœurs et moi, et le peuple dans la rue jetait des pierres sur notre carrosse et nous appelait les « Putains-Mancini ». Or, maintenant que ce pauvre cardinal est en train de mourir, les gens de la rue sont certainement plus impressionnés que moi. Voyez comme la roue tourne !... Mais est-ce là votre Maure, ma chère ? À première vue, il m'avait semblé plus beau ! Plus gras et plus noir aussi.
– C'est parce qu'il a froid et faim, s'empressa de dire Angélique. Mais vous verrez, dès qu'il aura mangé, il redeviendra noir comme du charbon. La belle femme faisait une moue déçue. Kouassi-Ba se dressa d'un bon félin.
– Moi, je suis encore fort ! Regarde !
Il arracha la vieille livrée et son buste apparut, criblé de curieux tatouages en relief. Il gonfla les épaules et, bandant ses muscles, éleva ses bras en encorbellement comme les lutteurs de foire. Des reflets jouaient sur sa peau bronzée. Très droit et immobile, il parut tout à coup grandir. Sa présence sauvage, bien qu'il demeurât impassible, envahissait la petite pièce et y introduisait d'étranges mystères. Un pâle soleil traversa les vitraux et posa une lueur dorée sur ce fils exilé de l'Afrique.
Enfin, ses longues paupières égyptiennes s'abaissèrent sur ses prunelles d'ivoire et, de son regard, il ne resta plus qu'un mince rayon posé sur la duchesse de Soissons. Puis un lent sourire, à la fois arrogant et doux, étira les lèvres épaisses du Maure. Jamais Angélique n'avait vu Kouassi-Ba aussi beau, et jamais, non jamais, elle ne l'avait vu si... terrible.
Le Noir, dans toute sa force primitive, détaillait sa proie. Il avait su d'instinct ce que voulait cette femme blanche, avide de plaisirs nouveaux.
Les lèvres entrouvertes, Olympe de Soissons paraissait subjuguée. Ses yeux sombres brillaient d'un feu extraordinaire. Le battement de sa belle gorge, la gourmandise de sa bouche trahissaient le désir avec une telle impudeur que la servante elle-même, malgré sa hardiesse, baissa tout à coup la tête et qu'Angélique eut envie de s'enfuir en claquant la porte.
La duchesse parut finalement se reprendre. Elle ouvrit son éventail et s'éventa d'un geste machinal.
– Combien... Combien en voulez-vous ?
– Deux mille cinq cents livres.
Les yeux de la servante brillèrent.
Olympe de Soissons sursauta, revenue sur terre.
– Vous êtes folle !
– Ce sera deux mille cinq cents livres, ou je le garde pour moi, déclara froidement Angélique.
– Ma chère...
– Oh ! madame, s'exclama Bertille qui venait de poser un doigt timide sur le bras de Kouassi-Ba, comme sa peau est douce ! Jamais on ne pourrait s'imaginer qu'un homme ait une peau si douce ; on dirait un pétale de fleur séchée. À son tour, la duchesse passa son doigt le long du bras lisse, au grain de peau serré et souple. Un frisson voluptueux la secoua. S'enhardissant, elle toucha les tatouages de la poitrine, et se mit à rire.
– Décidément, je l'achète. C'est une folie, mais je sens déjà que je ne pourrais m'en passer. Bertille, avertis donc La Jacinthe de m'apporter ma cassette.
Comme à un signal donné, le laquais entra, portant un coffret de cuir ouvragé. Tandis que l'homme, qui devait jouer le rôle d'intendant de la duchesse pour ses plaisirs secrets, comptait la somme, la servante, sur les ordres de sa maîtresse, fit signe à Kouassi-Ba de la suivre.
– Au revoir, médême, au revoir, dit le Maure en s'approchant d'Angélique, et pour mon petit maître Florimond, tu lui diras...
– C'est bon, va-t'en, dit-elle durement.
Mais elle garda, comme un coup de poignard au cœur, le regard de chien battu que l'esclave lui avait jeté avant de quitter la pièce...
Nerveusement, elle comptait les pièces et les glissait dans sa bourse. Elle n'avait maintenant qu'une hâte : s'en aller.
– Oh ! ma chère, tout cela est bien pénible, je m'en doute, soupira la duchesse de Soissons qui s'éventait d'un air épanoui. Cependant, ne vous désolez pas, la roue tourne toujours. On entre à la Bastille, c'est vrai, mais on en sort aussi. Savez-vous que Péguilin de Lauzun est rentré en grâce auprès du roi ?
– Péguilin ! s'exclama Angélique que ce nom et cette nouvelle rassérénèrent subitement. Oh ! j'en suis ravie. Que s'est-il passé ?
– Sa Majesté a du goût pour les insolences de ce hardi gentilhomme. Elle a cherché le premier prétexte pour le rappeler près d'elle. On raconte que Lauzun avait été envoyé à la Bastille parce qu'il s'était battu avec Philippe d'Orléans. Certains disent même que c'est à cause de vous que Lauzun s'est battu avec Monsieur ?
Angélique frissonna au souvenir de l'affreuse scène. Une fois encore, elle supplia Mme de Soissons de se montrer discrète à son sujet, et de ne pas révéler le lieu de sa retraite. Mme de Soissons, à laquelle une longue expérience avait appris qu'il faut ménager les personnes en disgrâce tant que le maître n'a pas tranché leur sort, promit tout ce qu'on voulut et la quitta en l'embrassant.