Chapitre 9

Angélique se releva, le cœur battant, de sa profonde révérence. Le roi était devant elle. Ses hauts talons de bois vernis ne faisaient aucun bruit sur le tapis de laine épaisse.

Angélique s'aperçut que la porte du petit cabinet s'était refermée et qu'elle était seule avec le souverain. Elle éprouva un sentiment de gêne, presque de panique. Elle avait toujours vu le roi au cœur d'une foule innombrable. Ainsi il ne lui était pas apparu absolument vrai et vivant ; il était comme un acteur sur la scène d'un théâtre. Maintenant, elle sentait la présence de cet homme un peu massif, subtilement imprégné du parfum de la poudre d'iris dont il pâlissait selon la mode ses abondants cheveux bruns. Et cet homme était le roi.

Elle se contraignit à lever les yeux. Louis XIV était grave et impassible. On aurait dit qu'il cherchait à se rappeler le nom de la visiteuse, bien que la Grande Mademoiselle l'eût annoncé quelques instants auparavant. Angélique se sentit paralysée par la froideur de son regard.

Elle ignorait que Louis XIV, sans avoir hérité la simplicité de son père le roi Louis XIII, en avait la timidité. Passionné pour le faste et les honneurs, il domptait de son mieux ce sentiment d'infériorité peu en accord avec la majesté de son titre. Mais, bien que marié et déjà fort galant, il en était encore à ne pouvoir aborder une femme, surtout une belle femme, sans perdre contenance.

Or, Angélique était belle. Elle avait surtout, ce qu'elle ignorait, un port de tête allier et, dans le regard, une expression à la fois retenue et hardie, qui pouvait parfois ressembler à une insolence, à un défi, mais aussi à l'innocence des êtres neufs et sincères. Son sourire la transformait en révélant la sympathie qu'elle portait aux êtres et à la vie.

Cependant, en cet instant, Angélique ne souriait pas. Elle devait attendre que le roi parlât et, devant ce silence qui se prolongeait, sa gorge se serra. Enfin, le roi se décida, mentit un peu.

– Madame, je ne vous reconnaissais pas. Vous n'avez plus cette robe d'or merveilleuse que vous portiez à Saint-Jean-de-Luz ?

– En effet, sire, et je suis bien honteuse de me présenter devant vous dans une toilette si simple et si fanée. Mais c'est la seule qui me reste. Votre Majesté n'ignore pas que tous mes biens sont sous scellés.

La physionomie du roi se gela. Puis, tout à coup, il prit le parti de sourire.

– Vous en venez tout de suite au fait, madame. Après tout, vous avez raison. Vous me rappelez que les instants d'un roi sont comptés et qu'il n'a pas de temps à perdre en balivernes. Vous êtes un peu sévère, madame.

Une délicate rougeur envahit les joues pâles de la jeune femme et elle eut un sourire confus.

– Loin de moi de vous rappeler les trop nombreux devoirs dont vous êtes accablé, sire. Mais je répondais avec simplicité à votre question. Je ne voudrais pas que Votre Majesté me crût assez négligente pour me présenter devant elle avec une toilette défraîchie et des bijoux par trop modestes.

– Je n'ai pas donné l'ordre que vos biens à vous soient saisis. Et j'ai même recommandé de laisser Mme de Peyrac libre et de ne l'importuner en rien.

– Je suis infiniment reconnaissante à Votre Majesté des attentions qu'elle a manifestées à mon égard, dit Angélique en s'inclinant. Mais je n'ai rien qui m'appartienne en propre, et, dans ma hâte de savoir ce qu'il était advenu à mon mari, j'ai gagné Paris sans autre fortune que des effets et quelques bijoux. Mais je ne viens pas crier misère près de vous, sire. Le sort de mon mari est ma seule préoccupation.

Elle se tut, serrant les lèvres sur le flot de questions qu'elle aurait voulu jeter : Pourquoi l'avez-vous arrêté ? Que lui reprochez-vous ? Quand me le rendrez-vous ? Louis XIV la regardait avec une curiosité non dissimulée.

– Dois-je comprendre, madame, que vous, si belle, vous êtes réellement amoureuse de cet époux bancal et repoussant ?

Le ton méprisant du souverain causa à Angélique l'effet d'un coup de poignard. Une peine affreuse l'envahit. L'indignation fit flamber ses yeux.

– Comment pouvez-vous parler ainsi ? s'écria-t-elle avec chaleur. Pourtant vous l'avez entendu, sire ? Vous avez entendu la Voix d'or du royaume !

– Il est vrai que sa voix avait un charme contre lequel on se défendait mal.

Il se rapprocha et reprit d'une voix insinuante :

– Il serait donc exact que votre mari avait le pouvoir d'ensorceler toutes les femmes, même les plus glaciales. On m'a rapporté que ce seigneur était tellement fier de ce pouvoir qu'il s'en vantait au point d'en faire une sorte d'enseignement, baptisé « cour d'amour », fêtes où régnait le libertinage le plus éhonté.

« Moins éhonté que ce qui se passe chez vous au Louvre », faillit répondre crûment Angélique.

Elle se maîtrisa de son mieux.

– On a mal interprété près de Votre Majesté le sens de ces réunions mondaines. Mon mari aimait à faire revivre en son palais du Gai Savoir les traditions médiévales des troubadours du Midi qui élevaient la galanterie envers les dames à la hauteur d'une institution. Certes les conversations étaient légères puisqu'on y parlait d'amour, mais la décence y était de mise.

– N'étiez-vous pas jalouse, madame, de voir ce mari, dont vous étiez si amoureuse, se livrer à la débauche ?

– Je ne l'ai jamais connu se livrant à la débauche dans le sens où vous l'entendez, sire. Ces traditions enseignent la fidélité à une seule femme, épouse légitime ou maîtresse. Et j'étais celle qu'il avait choisie.

– Vous avez été longue cependant à vous incliner devant ce choix. Pourquoi votre répulsion première s'est-elle transformée tout à coup en amour dévorant ?

– Je vois que Votre Majesté s'intéresse aux détails les plus intimes de la vie de ses sujets, dit Angélique qui cette fois ne put maîtriser l'inflexion ironique de sa voix.

La rage bouillonnait en elle. Sa bouche était pleine de répliques cinglantes qu'elle brûlait de lui lancer au visage. Celle-ci, par exemple : « Est-ce que les rapports de vos espions vous signalent chaque matin combien de fois les nobles du royaume ont fait l'amour dans la nuit ? »

Elle se retint à grand-peine et baissa la tête dans la crainte que ses sentiments ne puissent se lire sur son visage.

– Vous n'avez pas répondu à ma question, madame, dit le roi d'un ton glacial. Angélique passa la main sur son front.

– Pourquoi me suis-je mise à aimer cet homme ? murmura-t-elle. Sans doute parce qu'il avait toutes les qualités qui font qu'une femme est heureuse d'être l'esclave d'un tel homme.

– Vous reconnaissez donc que votre mari vous a ensorcelée ?

– J'ai vécu cinq ans près de lui, sire. Je suis prête à jurer sur l'Évangile qu'il n'était ni sorcier ni mage.

– Vous savez que c'est de sorcellerie qu'on l'accuse ?

Elle inclina la tête en silence.

– Il ne s'agit pas seulement de l'influence étrange qu'il exerce sur les femmes, mais encore de l'origine suspecte de son immense fortune ; on dit qu'il a obtenu le secret de la transmutation de l'or par un commerce avec Satan.

– Sire, qu'on soumette mon mari à un tribunal et il démontrera sans peine qu'il a été victime de conceptions fausses d'alchimistes égarés par leur tradition moyenâgeuse, laquelle à notre époque est devenue plus nuisible qu'utile.

Le roi se détendit un peu.

– Admettez, madame, que ni vous ni moi ne connaissons grand-chose à l'alchimie. Cependant je confesse que les explications qu'on m'a fournies au sujet des pratiques infernales de M. de Peyrac restent vagues et demandent d'être précisées.

Angélique retint un soupir de soulagement.

– Que je suis heureuse, sire, de vous entendre prononcer une telle sentence de clémence et de compréhension !

Le roi eut un mince sourire mêlé de contrariété.

– N'anticipons pas, madame. J'ai dit seulement que je demandais des détails sur cette histoire de transmutation.

– Précisément, sire, il n'y a jamais eu de transmutation. Mon mari a simplement mis au point un procédé de dissolution par le plomb fondu de l'or très fin contenu dans certaines roches, et c'est par la pratique de ce procédé qu'il a gagné sa fortune.

– Si tel était son procédé honnête et sincère, il eût été assez normal qu'il en offrît l'exploitation à son roi, alors que jamais il n'en a soufflé mot à personne.

– Sire, je suis témoin qu'il a fait la démonstration complète de son procédé devant quelques seigneurs, ainsi que devant l'envoyé de l'archevêque de Toulouse. Mais ce procédé s'applique seulement à certaines roches qu'on appelle filons d'or invisible des Pyrénées, et il faut des spécialistes étrangers pour en tirer parti. Ce n'est donc pas une formule cabalistique qu'il peut céder, mais une science spéciale, de nouvelles recherches de terrains, et des sommes considérables.

– Il préférait sans doute garder pour lui l'exploitation d'un tel procédé qui, en le faisant riche, lui donnait prétexte de recevoir chez lui des étrangers, Espagnols, Allemands, Anglais, et des hérétiques venus de Suisse. Il était ainsi très à l'aise pour préparer la révolte du Languedoc.

– Mon mari n'a jamais comploté contre Votre Majesté.

– Il faisait montre cependant d'une arrogance et d'une indépendance pour le moins révélatrices. Admettez, madame, qu'un gentilhomme qui ne demande rien au roi, ce n'est déjà pas très normal. Mais, lorsqu'il se vante de ne pas avoir besoin de son souverain, cela dépasse la mesure.

Angélique sentit la fièvre la secouer. Elle se fit humble, admit que Joffrey était un original qui, isolé de ses semblables par sa disgrâce physique, avait mis tout en œuvre pour en triompher grâce à sa haute philosophie et à sa science.

– Votre mari voulait créer un État dans l'État, dit durement le roi. Pas de religion non plus, car magicien ou non, il prétendait régner par l'argent et le faste. Depuis son arrestation, Toulouse est en ébullition et le Languedoc s'agite. Ne croyez pas, madame, que j'ai signé cette lettre de cachet sans raison plus valable qu'une accusation de sorcellerie, inquiétante il est vrai, mais qui surtout entraîne d'autres désordres. J'ai eu des preuves sérieuses de sa trahison.

– Les traîtres voient partout la trahison, dit lentement Angélique, dont les prunelles vertes lancèrent des éclairs. Si Votre Majesté me nommait ceux qui ont ainsi calomnié le comte de Peyrac, je serais certaine de retrouver parmi eux des personnages qui, dans un passé encore proche, ont comploté réellement, eux, contre le pouvoir et même la vie de Vôtre Majesté.

Louis XIV resta impassible, mais son teint s'assombrit légèrement.

– Vous êtes bien hardie, madame, de juger en qui je dois mettre ma confiance. Les bêtes mauvaises domptées, enchaînées, me sont plus utiles que le vassal lointain, fier et libre, qui bientôt se poserait en rival. Que le cas de votre mari serve d'exemple aux autres seigneurs qui auraient tendance à relever la tête. On verra bien si, avec tout son or, il pourra acheter ses juges, et si Satan le secourra. C'est à moi de défendre le peuple contre les influences pernicieuses de ces grands nobles qui se veulent maître des corps et des âmes, et du roi lui-même.

« Il faudrait que je me jette en larmes à ses pieds », pensa Angélique. Mais elle en était incapable. La personnalité du roi s'était effacée à ses yeux. Elle ne voyait plus qu'un garçon de son âge – vingt-deux ans – qu'elle avait terriblement envie de saisir par son jabot de dentelle et de secouer comme un prunier.

– Voici donc la justice du roi, fit-elle d'une voix hachée et qui lui parut étrangère. Vous êtes entouré d'assassins poudrés, de bandits emplumés, de mendiants débitant les plus basses flatteries. Un Fouquet, un Condé, des Conti, Longueville, Beaufort... L'homme que j'aime n'a jamais trahi. Il a surmonté les pires disgrâces, il a alimenté le Trésor royal d'une partie de sa fortune, gagnée par son génie, au prix d'efforts et de travaux incessants, il n'a rien demandé à personne. Voilà ce qu'on ne lui pardonnera jamais...

– En effet, voilà ce qu'on ne lui pardonnera jamais, répéta le roi en écho.

Il s'approcha d'Angélique et lui saisit le bras avec une violence qui trahissait sa colère malgré le calme voulu de son visage.

– Madame, vous allez sortir libre de cette pièce, alors que je pourrais vous faire arrêter. Souvenez-vous-en à l'avenir, quand vous douterez de la magnanimité du roi. Mais attention ! Je ne veux plus entendre parler de vous, car alors je serai impitoyable. Votre mari est mon vassal. Laissez s'accomplir la justice de l'État. Adieu, madame !

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