Chapitre 11

Elles retrouvèrent l'avocat dans la cour du Palais, à la petite buvette tenue par le gendre et la fille du bourreau.

L'avocat, sa perruque de travers, était très nerveux.

– Vous avez vu comment ils m'ont fait sortir, profitant de l'absence du tribunal !... Je vous assure que, moi présent, j'aurais fait cracher à cette folle le morceau de savon qu'elle s'était mis dans la bouche ! Mais n'importe. Les exagérations mêmes de ces deux témoins me serviront dans ma plaidoirie !... Si seulement le père Kircher ne se faisait pas tellement attendre, j'aurais l'esprit en repos. Allons, venez vous asseoir à cette table près du feu, mesdames. J'ai commandé, à la petite bourrelle, des œufs et de l'andouillette. Tu n'y as pas mis au moins du jus de têtes de morts, bourrelle, ma jolie ?...

– Non, monsieur, répondit gracieusement la jeune femme. On ne s'en sert que pour la soupe des pauvres.

*****

Angélique, les coudes sur la table, avait mis sa figure dans ses mains. Desgrez lui lançait des regards perplexes, croyant qu'elle pleurait. Mais il s'aperçut qu'elle était secouée par un rire nerveux.

– Oh ! cette Carmencita ! balbutia-t-elle, les yeux brillant de larmes contenues. Quelle comédienne ! Je n'ai jamais rien vu d'aussi drôle ! Croyez-vous qu'elle l'ait fait exprès ?

– Sait-on jamais avec les femmes ! bougonna l'avocat.

À une table voisine, un vieux clerc commentait pour ses collègues :

– Si c'est une comédie qu'elle a jouée, la nonne, eh bien, c'est une bonne comédie. Dans ma jeunesse, j'ai assisté au procès de l'abbé Grandin, qui a été brûlé pour avoir ensorcelé les religieuses de Loudun. Ça se passait exactement de la même façon. Y avait pas assez de manteaux dans la salle pour couvrir toutes ces belles filles qui se déshabillaient dès qu'elles voyaient Grandin. On n'avait pas le temps de dire ouf ! Et encore aujourd'hui vous n'avez rien vu. Aux audiences de Loudun, il y en avait qui, toutes nues, se couchaient par terre et...

Il se pencha pour chuchoter des détails particulièrement scabreux. Angélique se remettait un peu.

– Pardonnez-moi d'avoir ri. Je suis à bout de nerfs.

– Riez, ma pauvrette, riez, murmura sombrement Desgrez. Il sera toujours temps de pleurer. Si seulement le père Kircher était là ! Que diable lui est-il arrivé ?...

Entendant les appels d'un crieur d'encre qui rôdait dans la cour, son tonneau en bandoulière et des plumes d'oie à la main, il le fit venir et, sur un coin de table, griffonna un message qu'il chargea un clerc d'aller porter illico au lieutenant de police, M. d'Aubray.

– Ce d'Aubray est un ami de mon père. Je lui dis qu'on paiera ce qu'il faudra afin qu'il mette tous les gens du guet en branle pour me ramener le père Kircher au Palais, de gré ou de force.

– L'avez-vous fait chercher au Temple ?

– Deux fois déjà j'ai envoyé le petit Cordaucou avec un billet. Il est revenu bredouille. Les jésuites qu'il a vus prétendent que le père est parti ce matin pour le Palais.

– Que craignez-vous ? interrogea Angélique, alarmée.

– Oh ! Rien. J'aimerais mieux qu'il soit là, c'est tout. En principe, la démonstration scientifique de l'extraction de l'or doit convaincre les magistrats, si bornés qu'ils soient. Mais ce n'est pas tout de les convaincre, il faut encore les confondre. Seule la voix du père Kircher est assez autorisée pour les décider à passer outre aux... préférences royales. Venez, maintenant, car l'audience va reprendre et vous risqueriez de trouver les portes fermées.

*****

La séance de l'après-midi s'ouvrit par une déclaration du président Masseneau. Il dit que la conviction des juges, à la suite de l'audition des quelques témoins à charge, avait été suffisamment éclairée sur les différents aspects de ce procès difficile, ainsi que sur le caractère particulier de l'accusé, et que maintenant les témoins de la défense allaient être entendus.

Desgrez fit signe à l'un des gardes, et l'on vit paraître un gamin parisien à l'air déluré.

Il déclara se nommer Robert Davesne et être apprenti serrurier, rue de la Ferronnerie, à l'enseigne de la Clef-de-Cuivre, chez le maître d'œuvre Dasron. D'une voix claire, il fit serment de dire toute la vérité et en prit à témoin saint Eloi, patron de la confrérie des serruriers.

Ensuite, il s'approcha du président Masseneau et lui remit un petit objet que celui-ci considéra avec surprise et méfiance.

– Qu'est-ce donc que ceci ?

– C'est une aiguille à ressort, m'sieur, répondit l'enfant sans se troubler. Comme je suis habile de mes mains, c'est moi que mon patron a chargé de fabriquer un objet semblable, dont un moine lui avait fait commande.

– Qu'est-ce encore que cette histoire ? interrogea le magistrat, tourné vers Desgrez.

– Monsieur le président, l'accusation a mentionné, à la charge de mon client, les réactions de celui-ci au cours d'un exorcisme qui aurait eu lieu dans les prisons de la Bastille sous les auspices de Conan Bécher, auquel je me refuse à donner ses titres ecclésiastiques, par respect pour l'Église. Conan Bécher nous a dit qu'à l'épreuve des « taches diaboliques » le prévenu avait réagi d'une façon qui ne laisse aucun doute sur ses relations avec Satan. À chacun des points névralgiques prévus par le rituel de Rome, le prévenu aurait poussé des hurlements à faire frémir les gardiens eux-mêmes. Or je veux faire remarquer que le poinçon avec lequel cette épreuve a été conduite était fabriqué sur le même modèle que celui que vous avez entre les mains. Messieurs, ce faux « exorcisme » sur lequel la cour de justice risque d'appuyer son verdict, a été mené avec un poinçon truqué. C'est-à-dire que, sous une apparence inoffensive, il renfermait une longue aiguille à ressort, qui, déclenchée par un coup d'ongle imperceptible, s'enfonçait au moment voulu dans les chairs. Je défie n'importe quel homme de sang-froid de pouvoir subir cette épreuve sans pousser par instants des hurlements de possédé. L'un de vous, messieurs les jurés, a-t-il le courage d'expérimenter sur lui-même la torture raffinée à laquelle mon client a été soumis, et derrière laquelle on se retranche pour l'accuser de possession certaine ?...

Très raide et pâle, Fallot de Sancé se dressa et tendit son bras. Mais Masseneau s'interposa avec impatience :

– Assez de comédie ! Ce poinçon est-il celui-là même avec lequel a eu lieu la séance d'exorcisme ?

– Il en est la copie exacte. L'original a été porté par ce même apprenti, il y a environ trois semaines, à la Bastille, et remis à Bécher. L'apprenti peut en témoigner. À ce moment, le gamin déclencha malicieusement l'instrument et l'aiguille jaillit sous le nez de Masseneau, qui fit un bond en arrière.

– En tant que président de la cour, je récuse ce témoin de dernière heure et qui ne figure même pas sur la première liste du greffier. De plus, c'est un enfant, et son témoignage est donc sujet à caution. Enfin, c'est certainement un témoignage intéressé. Combien t'a-t-on payé pour venir ici ?

– Rien encore, m'sieur. Mais on m'a promis le double de ce que le moine m'avait déjà donné, c'est-à-dire vingt livres.

Masseneau en fureur se tourna vers l'avocat.

– Je vous préviens que, si vous insistez sur l'enregistrement d'un pareil témoignage, je me verrai obligé de renoncer à l'audition des autres témoins à décharge.

Desgrez baissa la tête en signe de soumission, et le gamin s'enfila dans la petite porte du greffe comme s'il avait le diable à ses trousses.

*****

– Faites entrer les autres témoins, ordonna le président sèchement. Il y eut un bruit, comparable au piétinement d'une forte équipe de déménageurs. Précédé de deux sergents, un curieux cortège apparut. Il y avait d'abord plusieurs débardeurs des Halles, suants et débraillés, qui portaient des colis de formes étranges, dont on voyait dépasser des tuyaux de fer, des soufflets de forge et autres objets bizarres. Puis venaient deux petits Savoyards traînant des paniers de charbon de bois et des pots de grès pourvus d'étiquettes étranges.

Ensuite, derrière deux gardes, on vit entrer un gnome contrefait que semblait pousser devant lui l'immense Noir Kouassi-Ba, très impressionné. Le Maure, torse nu, s'était bariolé de rayures de kaolin blanc. Angélique se rappela qu'il en faisait autant à Toulouse, les jours de fête. Mais son apparition, ainsi que celle de ce cortège étrange, arracha à la salle comme un râle où l'étonnement se mêlait à la terreur. Angélique poussa en revanche un soupir de soulagement. Des larmes lui montèrent aux yeux.

« Oh ! les braves gens, pensa-t-elle en regardant Fritz Hauër et Kouassi-Ba. Ils savent pourtant ce qu'ils risquent en venant au secours de leur maître. »

Dès qu'ils eurent déposé leurs colis, les porteurs suivirent. Seuls restèrent le vieux Saxon et le Maure. Ils procédèrent au déballage et à l'installation de la forge portative ainsi que des soufflets à pied. On installa également deux creusets et une grosse coupelle en cendre d'os. Puis le Saxon ouvrit deux sacs. De l'un, il tira avec peine une lourde galette noire ressemblant à de la scorie ; de l'autre, un lingot apparemment de plomb.

La voix de Desgrez se fit entendre :

– Conformément au désir unanime exprimé par la cour de tout voir et de tout entendre concernant l'accusation des sortilèges de la transmutation de l'or, voici les témoins et « complices » – en nos termes de justice – de l'opération prétendument magique. Je vous prie de noter que leur présence est tout à fait volontaire. Ils sont venus au secours de leur ancien maître et nullement parce que leurs noms ont été arrachés par la torture à mon client, le comte de Peyrac... Maintenant, monsieur le président, voulez-vous permettre à l'accusé de faire devant vous, avec ses aides habituels, la démonstration de l'expérience de ce que l'acte d'accusation appelle « sortilège magique », alors que, selon l'accusé, il s'agit d'une extraction d'or invisible, révélé par un procédé scientifique ?

Me Gallemand glissa à son voisin :

– Ces messieurs sont partagés entre la curiosité, l'attirance du fruit défendu, et les consignes sévères venant de très haut. S'ils étaient vraiment malins, ils refuseraient de se laisser influencer.

La jeune femme frissonna, craignant que la seule preuve visuelle de l'innocence de son mari ne fût, en effet, interdite au dernier instant. Mais la curiosité ou même l'esprit de justice l'emporta. Joffrey de Peyrac fut invité par Masseneau à diriger l'opération et à répondre à toutes questions utiles.

– Auparavant, pouvez-vous jurer, comte, que, avec ces histoires d'or fulminant, ni ce palais ni les personnes qui s'y trouvent ne courent le moindre danger ? Angélique, dont l'ironie restait toujours aux aguets, nota que, dans leur crainte du mystère qui se préparait, ces juges infaillibles rendaient son titre à celui qui en avait été dépouillé sans autre forme de procès.

Joffrey affirma qu'il n'y avait aucun danger.

Le juge Bourié demanda qu'on fît revenir le père Bécher afin de le confronter avec l'accusé au cours de la prétendue expérience, et d'éviter ainsi toute supercherie. Masseneau inclina gravement sa perruque., et Angélique ne put retenir le tremblement nerveux qui, chaque fois, la saisissait à la vue de ce moine qui non seulement était la véritable âme damnée de ce procès, mais devait être l'inventeur de l'aiguille de torture, et probablement l'instigateur de la comédie de la Carmencita. Monstrueusement lucide, cherchait-il simplement à justifier son échec cinglant en alchimie ? Ou s'agissait-il d'un visionnaire nébuleux, ayant, comme certains fous, des moments de lucidité ? Au fond, peu importait. C était le moine Bécher !

Il représentait tout ce que Joffrey de Peyrac avait combattu, le déchet, le résidu d'un monde ancien, ce Moyen Age qui s'était étendu comme un formidable océan sur l'Europe, mais qui, en se retirant, laissait stagner au creux du siècle nouveau l'écume stérile de la sophistique et de la dialectique.

Les mains dans les amples manches de sa robe, le cou tendu, les yeux fixes, Bécher surveillait le Saxon et Kouassi-Ba qui, ayant amené la forge et l'ayant « lutée » avec de la glaise aux raccords de tuyauterie, commençaient à activer le feu. Derrière Angélique, un prêtre parlait à l'un de ses collègues :

– Il est certain qu'un tel assemblage de monstres humains, et plus particulièrement ce Maure barbouillé comme pour une cérémonie magique, n'est pas fait pour rassurer les âmes faibles. Heureusement que Nôtre-Seigneur saura toujours reconnaître les siens. J'ai entendu dire qu'un exorcisme secret, mais régulier, fait sur ordre du diocèse de Paris, aurait conclu qu'il n'y avait rien de diabolique dans l'accusation dont on charge injustement ce gentilhomme, qui n'est peut-être puni que pour son manque de piété...

La détresse et le réconfort se partageaient le cœur endolori d'Angélique. Certes, l'ecclésiastique avait raison. Mais pourquoi fallait-il que le bon Fritz Hauër eût ce dos bossu et ce visage bleui, et que Kouassi-Ba fût si terrifiant ? Et, lorsque Joffrey de Peyrac déploya son long corps brisé pour s'approcher en boitillant de la forge rougeoyante, il ne fit qu'ajouter à ce sinistre tableau. L'accusé demanda à l'un des sergents de ramasser le bloc de scorie, d'apparence poreuse et noire, puis de le présenter d'abord au président et ensuite à tous les jurés. Un autre sergent leur tendait également une forte loupe, afin qu'il fût possible d'examiner la pierre de très près.

– Voyez, messieurs, ceci est la « matte » de pyrite aurifère fondue, extraite de ma mine de Salsigne, fit remarquer Peyrac.

Bécher confirma :

– C'est bien la même matière noire que j'ai broyée et lavée, et où je n'ai pas trouvé d'or.

– Eh bien, mon père, reprit l'accusé avec une déférence qu'Angélique admira, vous allez montrer de nouveau vos talents de laveur d'or.

Kouassi-Ba, donne un mortier. Le moine retroussa ses larges manches et se mit à concasser avec ardeur et à piler la roche noire, qui se réduisit assez facilement en poudre.

– Monsieur le président, ayez l'obligeance de faire chercher maintenant un gros baquet d'eau et un bassinet d'étain bien propre et passé au sable. Pendant que deux suisses allaient chercher le nécessaire, le prisonnier fit de la même façon présenter aux juges un lingot de métal.

– Ceci est du plomb à faire des balles ou des tuyauteries d'eau, du plomb dit « pauvre » par, les spécialistes, car il ne contient pratiquement ni or ni argent.

– Comment pouvons-nous en être certains ? remarqua judicieusement le protestant Delmas.

– Je peux vous le démontrer par coupellation.

Le Saxon présenta à son ancien patron une grosse bougie de suif et deux cubes blancs de trois ou quatre pouces carrés. Avec un canif, Joffrey creusa dans une face de l'un des cubes une petite cavité.

– Quelle est cette matière blanche ? Est-ce de la terre à porcelaine ? interrogea Masseneau.

– C'est une coupelle en cendre d'os, cette cendre qui vous a déjà tellement impressionné au début de l'audience. En fait, vous allez voir que cette matière blanche sert simplement à absorber la crasse du plomb lorsqu'on chauffe celui-ci avec la flamme d'une bougie de suif...

La bougie fut allumée et Fritz Hauër apporta un petit tube recourbé à angle droit, dans lequel le comte se mit à souffler de façon à diriger la flamme de la bougie sur le morceau de plomb incrusté dans la coupelle d'os.

On vit la flamme éclairante s'incurver, toucher le plomb qui se mit à fondre et à émettre des vapeurs d'un bleu livide.

Conan Bécher leva un doigt doctoral.

– Les savants autorisés appellent cela « souffler la pierre philosophale », commentat-il d'une voix grinçante. Le comte interrompit son opération un instant.

– À écouter cet imbécile, toutes les cheminées passeront bientôt pour des souffles de Satan.

Le moine prit un air de martyr et le président rappela l'inculpé à l'ordre. Joffrey de Peyrac se remit à souffler. Dans l'obscurité du soir qui commençait à envahir la salle, on vit le plomb fondu bouillonner au rouge, puis se calmer, et enfin s'assombrir, tandis que le prisonnier opérateur cessait de souffler dans son chalumeau. Soudain, le petit nuage de fumée acre se dissipa, et l'on s'aperçut que le plomb fondu avait disparu complètement.

– C'est un tour de passe-passe qui ne prouve absolument rien, remarqua Masseneau.

– Il démontre seulement que la cendre d'os a absorbé ou, si vous voulez, bu tout le plomb pauvre oxydé. Et cela indique que ce plomb est privé de métaux précieux, chose que je tenais à vous démontrer par cette opération, que les métallurgistes saxons appellent « essai à blanc ». Maintenant, je vais demander au père Bécher de terminer le lavage de cette poudre noire que je dis aurifère, et nous procéderons ensuite à l'extraction de l'or.

Les deux suisses étaient de retour avec un baquet d'eau et un bassinet. Après avoir lavé par giration la poudre qu'il avait broyée, le moine, d'un air triomphant, montra au tribunal le très maigre résidu des éléments lourds qui s'étaient déposés au fond de la cuvette.

– C'est bien ce que j'affirmais, dit-il. Aucune trace d'or, même infime. On ne peut en faire jaillir que par magie.

– L'or est invisible, répéta Joffrey. De cette roche broyée, mes assistants vont l'extraire par la seule aide du plomb et du feu. Je ne prendrai pas part à l'opération. Ainsi vous serez convaincus que je n'y fais entrer aucun élément nouveau, ni ne l'accompagne d'aucune formule cabalistique, et qu'il ne s'agit là que d'un procédé quasi artisanal, pratiqué par des ouvriers aussi peu sorciers que n'importe quel forgeron ou chaudronnier.

Me Gallemand murmura :

– Il parle trop simplement et trop bien. Tout à l'heure, ils vont l'accuser d'envoûter le jury et la salle entière.

De nouveau, Kouassi-Ba et Fritz Hauër s'affairèrent. Bécher, visiblement réticent, mais exalté par sa « mission » et le rôle dominant qu'il prenait peu à peu dans ce procès où, à sa manière, il croyait défendre l'Église, suivait sans les contrarier les préparatifs du chargement de la forge en charbon de bois.

Le Saxon prit un très gros creuset en terre cuite. Il y plaça le plomb, puis la poudre noire de la scorie concassée. Le tout fut recouvert d'un sel blanc qui devait être du « borax ». Enfin on remit du charbon de bois par-dessus, et Kouassi-Ba commença d'actionner au pied les deux soufflets.

Angélique admirait la patience avec laquelle son mari, encore si fier et arrogant quelques instants auparavant, se prêtait à cette comédie.

Résolument, il se tenait assez éloigné de la forge, près de la sellette d'accusation, mais la lueur du feu éclairait son visage maigre et hâve enfoui dans son opulente chevelure.

Il y avait dans toute cette scène quelque chose de sinistre et d'oppressant. Dans le grand feu de forge, la masse de plomb et de scorie fondait. L'air s'emplissait de fumée et d'odeur acre et soufrée. Aux premiers rangs, plusieurs personnes se mirent à tousser et à éternuer.

Le tribunal entier disparaissait par instants derrière une masse de vapeurs sombres. Angélique commença à se dire que les juges avaient quand même quelque mérite de s'exposer ainsi, sinon à des sortilèges, du moins à une épreuve fort désagréable. Le juge Bourié se leva et demanda l'autorisation de se rapprocher. Masseneau la lui accorda. Mais le juge qu'on prétendait faussaire et dont l'avocat avait dit que le roi lui avait promis trois abbayes au cas où le procès se terminerait par une condamnation sévère, se tint finalement debout entre la forge, à laquelle il tournait le dos, et l'accusé qu'il épiait sans relâche.

La fumée de la forge se rabattait parfois sur Bourié et le faisait tousser, mais il resta dans cette position peu commode et exposée, sans quitter le comte du regard.

Le juge Fallot, dit de Sancé, semblait être lui-même sur des charbons ardents. Il évitait les regards de ses collègues et s'agitait nerveusement dans son grand fauteuil de velours rouge.

« Pauvre Gaston ! » pensa Angélique. Puis elle cessa de s'intéresser à lui.

*****

Déjà, le creuset, sous l'action du feu de forge qu'un garde alimentait en y ajoutant constamment du charbon de bois, devenait rouge, puis presque blanc.

– Halte ! commanda le mineur saxon qui, couvert de suie, de sueur et de cendre d'os, avait de plus en plus l'apparence d'un monstre surgi des enfers.

Il s'approcha d'un des sacs et en tira une grosse tenaille pansue dont il se servit pour saisir le lourd creuset au milieu des flammes. Cambré, prenant solidement appui sur ses jambes torses, il souleva le creuset sans effort apparent. Kouassi-Ba lui présenta alors un moule de sable. Un jet brillant comme de l'argent jaillit et se déversa dans la lingotière parmi des étincelles de fumée blanche. Le comte Joffrey parut sortir de sa torpeur et commenta d'une voix lasse :

– Voici faite la coulée du plomb d'œuvre qui a capté les métaux précieux de la matte aurifère. Nous allons briser le moule et aussitôt nous coupellerons ce plomb sur une « sole » de cendre qui est placée dans le fond du four.

Fritz Hauër présenta cette « sole » qui était une grosse briquette blanche creusée d'une cavité. Il l'installa sur le feu. puis, pour détacher le lingot du creuset, il dut se servir d'une enclume, et l'auguste Palais retentit pendant quelques instants de sonores coups de marteau. Enfin le plomb fut délicatement déposé dans la cavité et le feu activé. Lorsque la brique et le plomb eurent été chauffés au rouge, Fritz fit arrêter la soufflerie et Kouassi-Ba enleva tout ce qui restait de charbon de bois dans la forge.

Il ne resta plus que la brique rougeoyante emplie de plomb fondu incandescent qui bouillonnait et devenait de plus en plus clair.

Kouassi-Ba saisit un petit soufflet à main et le dirigea sur le plomb. L'air froid, au lieu d'éteindre l'incandescence, l'aviva, et le bain devint éblouissant de clarté.

– Voyez le sortilège ! glapit Bécher. Il n'y a plus de charbon, mais le feu de l'enfer commence à opérer le Grand œuvre ! Voyez ! Les trois couleurs apparaissent.

Le Maure et le Saxon continuaient, à tour de rôle, à souffler sur le bain fondu, qui se contorsionnait et était saisi de remous et de tremblotements comme un feu follet. Un œuf de feu se dessina dans la masse. Puis, comme le Noir retirait son soufflet, l'œuf se redressa sur son grand axe, et, tourbillonnant comme une toupie, se mit à perdre son éclat et à devenir de plus en plus sombre.

Mais, tout à coup, l'œuf s'éclaira de nouveau très violemment, devint blanc, sursauta, bondit hors de la cavité et, avec un bruit mat, roula sur le sol, jusqu'aux pieds du comte.

– L'œuf de Satan rejoint celui qui l'a créé ! cria Bécher. C'est la foudre ! C'est l'or fulminant ! Il va éclater sur nous !

La salle criait. Masseneau, dans la demi-obscurité où l'on se trouvait subitement plongé, réclamait des chandelles. Au milieu de ce tintamarre, le moine Bécher continuait à parler d'« œuf philosophique » et de « poulet du sage », si bien qu'un clerc facétieux grimpa sur un banc et lança un sonore « Cocorico » !

« Oh ! mon Dieu, ils ne comprennent rien ! » se disait Angélique en se tordant les mains.

Enfin des exempts reparurent en divers points de la salle avec des flambeaux à trois branches, et le tumulte s'apaisa un peu.

Du bout de sa béquille, le comte, qui n'avait pas bougé, toucha le morceau de métal.

– Ramasse donc ce lingot, Kouassi-Ba, et porte-le au juge.

Sans hésiter, le Noir bondit, s'empara de l'œuf métallique et le présenta, brillant sur sa paume noire.

– C'est de l'or ! haleta le juge Bourié qui restait comme une statue de pierre.

Il voulut s'en emparer, mais à peine l'avait-il effleuré qu'il poussa un cri affreux et retira sa main brûlée.

– Le feu de l'enfer !

– Comment se fait-il, comte, demanda Masseneau en essayant de raffermir sa voix, que la chaleur de cet or ne brûle pas votre serviteur noir ?

– Tout le monde sait que les Maures supportent une braise incandescente dans leur paume, tout comme les charbonniers auvergnats.

Sans y être invité, Bécher surgit les yeux exorbités et vida un flacon d'eau bénite sur le morceau de métal incriminé.

– Messieurs de la cour, vous avez vu fabriquer devant vous, et contre tous les exorcismes rituels, de l'or du diable. Jugez vous-mêmes à quel point le sortilège est puissant !

– Croyez-vous que cet or est véritable ? demanda Masseneau.

Le moine grimaça et tira de son inépuisable poche un autre petit flacon, qu'il déboucha avec précaution.

– Ceci est de l'eau-forte qui attaque non seulement les laitons et les bronzes, mais encore l'alliage or-argent. Cependant, je suis certain d'avance que c'est du purumaurum.

– En fait, cet or extrait de la roche sous vos yeux n'est pas absolument pur, intervint le comte. Sinon, le métal n'eût point produit l'éclair qui illumina le métal en fin de coupellation et qui, accompagnant un brusque changement d'état, a produit cet autre phénomène qui fit sauter le lingot. Berzélius est le premier savant qui ait décrit cet effet étrange.

La voix maussade du juge Bourié demanda :

– Ce Berzélius est-il au moins catholique romain ?

– Sans doute, répondit placidement Peyrac, car c'était un Suédois qui vivait au Moyen Age.

Bourié eut un rire sarcastique.

– La cour appréciera la valeur d'un témoignage aussi lointain. Il y eut ensuite un moment de flottement pendant lequel les juges, penchés les uns vers les autres, s'entretinrent sur la nécessité de continuer la séance ou de la remettre au lendemain.

L'heure était tardive. Les gens se montraient à la fois las et surexcités. En fait, personne ne voulait s'en aller.

Angélique ne ressentait aucune fatigue. Elle était comme détachée d'elle-même. À l'arrière de sa pensée, un petit raisonnement fiévreux se déroulait, dont elle suivait les méandres sans pouvoir le dominer. Il n'était pas possible que la démonstration de l'extraction de l'or fût interprétée de façon défavorable à l'accusé... Est-ce que les excès mêmes du moine Bécher n'avaient pas déplu aux juges ? Ce Masseneau avait beau affirmer qu'il demeurait neutre, il semblait évident, au fond, qu'il était favorable à son compatriote gascon. Mais, d'autre part, tout ce tribunal n'était-il pas composé de rudes et raides gens du Nord ? Et, dans le public, il n'y avait guère que le truculent Me G allemand qui osât manifester des sentiments tant soit peu hostiles aux décisions du roi. Quant à la religieuse qui accompagnait Angélique, elle était certes secourable, mais à la façon d'un glaçon qu'on déposerait sur le front brûlant d'un malade.

Ah ! si la chose s'était passée à Toulouse !...

Et cet avocat, enfant de Paris lui aussi, inconnu, pauvre au surplus, quand lui laisserait-on la parole ?... N'allait-il pas se dérober ? Pourquoi n'intervenait-il plus ? Et le père Kircher, où était-il ? Angélique essayait en vain de discerner, parmi les spectateurs du premier rang, le visage de paysan matois du grand exorciste de France.

Des chuchotements hostiles entouraient Angélique d'une ronde infernale :

– Il paraît que Bourié a la promesse d'entrer en possession de trois diocèses s'il obtient la condamnation de cet homme. Peyrac n'a que le tort d'être en avance sur son siècle. Vous allez voir qu'on va le condamner...

Le président Masseneau toussota.

– Messieurs, dit-il, la séance continue. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter à tout ce que nous avons vu et entendu ?

Le Grand Boiteux du Languedoc se redressa sur ses cannes et sa voix s'éleva pleine, sonore, empreinte d'un accent de vérité qui fit passer un frémissement entre les rangs du public.

– Je jure devant Dieu, et sur les têtes bénies de ma femme et de mon enfant, que je ne connais ni le diable ni ses sortilèges, que je n'ai jamais pratiqué de transmutation de l'or ni créé la vie d'après des conseils sataniques, et que je n'ai jamais cherché à nuire à mon prochain par l'effet de charmes et de maléfices.

Pour la première fois de l'interminable séance, Angélique enregistra un mouvement de sympathie pour celui qui venait de parler.

Une voix claire, enfantine, jaillie du sein de la foule, cria :

– Nous te croyons.

Le juge Bourié se dressa en agitant ses manches.

– Prenez garde ! Voici l'effet d'un charme dont nous n'avons pas assez parlé. N'oubliez pas : la Voix d'or du royaume... la voix redoutable qui séduisait les femmes...

Le même timbre enfantin cria :

– Qu'il chante ! Qu'il chante...

Cette fois, le sang méridional du président Masseneau lui remonta au visage et il se mit à frapper du poing sur son pupitre.

– Silence ! Je fais évacuer la salle ! Gardes, expulsez les perturbateurs !... Monsieur Bourié, asseyez-vous ! Assez d'interruptions. Finissons-en ! Maître Desgrez, où êtes-vous ?

– Je suis là, monsieur le président, répondit l'avocat.

Masseneau reprit son souffle et fit effort pour se maîtriser. Il continua d'un ton plus calme :

– Messieurs, la justice du roi se doit de prendre toutes les garanties. C'est pourquoi, bien que ce procès soit mené à huis clos, le roi, dans sa magnanimité, n'a pas voulu priver l'accusé de tous les moyens de défense. C'est dans ce dessein que j'ai cru devoir accepter que l'accusé produise toute démonstration, même dangereuse, pour jeter la lumière sur les procédés magiques dont il est accusé d'être détenteur. Enfin, suprême clémence du prince, il a obtenu l'assistance d'un avocat, à qui je donne donc la parole.

Загрузка...